Furtive, Véronique Joyaux, Éditinter.

Tout au long de la lecture de Furtive, j’ai pensé à la chanson de Barbara : Pierre. Même légèreté de style, même fragilité dans la démarche, même climat de chaleur domestique et de quête affective.

C’est dire que Véronique Joyaux, qui est enseignante, est sensible aux petits bonheurs de chaque jour, même si la mort, omniprésente, tempère ses inclinations. Cette poésie au romantisme évident s’enrichit des multiples images que Véronique Joyaux utilise avec grande maîtrise… « Puisque le poème est seul à traverser le jour / de part en part sans s’abîmer les ailes. » Les textes de Furtive sont courts mais gorgés de tendres notations qui en prolongent les effets. On sent dans ce recueil (dont la couverture est signée Nihad Wicho) une volonté de survivre dans le plaisir des sens, même si le vent et la pluie s’opposent à toute plénitude, même si le cortège des ans conduit à la mort inéluctable. Les petites jouissances sont autant de regards appelés, d’anecdotes dociles que le poète fait siennes. « Un homme passe / plus léger que la pluie / Dans son regard le poids du jour / infime / son ombre portée sur le mur. » On quitte le livre de Véronique Joyaux avec un sentiment de quiétude et le souvenir d’une compagnie précieuse, celle… « Des mots aussi lancés vers le ciel / qui laissent leur sillage longtemps après l’arrivée de l’ombre. »

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 356, janvier 2008

Jean JOUBERT : Reflet du ciel au fond d’un puits (Encres Vives, octobre 2004 – 6,10 €.)

Ce petit recueil nous propose des fragments d’une grande vision : celle de l’odyssée de l’homme – et du poète – jetés dans le tumulte de la vie, placés au centre de la Nature – et de leur nature – voués aux puissances invisibles, bénéfiques ou maléfiques, qui les entourent ou se déchaînent en eux-mêmes, ainsi exprimées en ces vers raciniens : De quel combat lointain / s’empourpre l’aube / et qui, par un démon pressé, saigna de l’innocent / la gorge blanche ?// Nommer défaille. Le bourreau / géant, masqué, plane et ravage. // Il nous faut vivre dans le deuil, / durer, polir l’alliance future. Tout prend ici valeur d’allégorie, de symbole. Le poète nomme êtres et choses et, de sa bouche de volcan, jaillit le verbe en fusion ; coule alors la lave tourmentée des mots qui se métamorphosent sur la page, portant encore les stigmates de leur vie antérieure, de leur genèse pour se figer enfin et devenir obscure pierre de connaissance, sculptée à la gouge du mythe. Ainsi, le ciel de la vie suscite d’étranges et fantastiques reflets au fond du puits de la conscience : qui est cet ‘assassin’ qui ‘brûle les paupières’… ‘arrache la langue’… ‘broie le cerveau’…’perce le cœur’… ? Serait-ce le Commandeur qui frappe, visage masqué ? Une violence trop contenue éclate et se déchaîne en maints poèmes du recueil : Un feu brutal tranche le ciel, / brandit l’éclair / et, de sa griffe, inscrit sur la muraille / l’image de l’Inconnu. L’Innommé, l’Inconnaissable rôde et tente de se réapproprier sa créature… Il est à la fois ‘serpent et loup’… Les textes de Jean Joubert ont ici une dimension quasi biblique, prophétique. Le verbe est porteur d’un message ‘désespéré’, lucide face à l’absurdité, peut-être au sens ‘camusien’ du terme – celui de L’Homme Révolté, du Mythe de Sisyphe. La révolte prométhéenne en effet y est inscrite ; l’œuvre du poète n’est-elle la parade au ‘fatum’ : Faut-il tenter quelques paroles / pour dénoncer, pour conjurer ? S’affrontent, dans cette suite de poèmes, lumière et ténèbres, vie et mort, parole et silence. Et, soudain, vient une accalmie. Surgit une apparition, digne d’une épiphanie fixée sur la toile par un Fra Angelico : Une femme au loin se retourne / dans une roseraie / où soudain, noire / s’épanouit la fleur funèbre. Il y a dans cette œuvre des accents mallarméens, parfois des fulgurances à la Tagore, plus sûrement de belles coulées joubertiennes : D’un feu très pur, / foudroyé… […] Nuit plus que nuit au cœur du roc : / empire du silence / impensable prison, et : Beauté du merle, / sa noblesse / sa pertinence. // Le soir, dans le jardin, / immobile, il tient dans son bec / une perle d’or. Cette perle n’est-elle ‘l’Enfant d’une nuit d’Idumée’ – le poème ‘chu d’un désastre obscur’ ?

Le final de ce concerto pour ‘reflet du ciel au fond d’un puits’ apporte un semblant d’apaisement, un retour aux eaux calmes de l’existence ordinaire : À la frontière entre rêve et réalité […] …à la frontière, / c’est pourtant la même odeur de lilas, / le même roucoulis de tourterelles, / et, de part et d’autre, le ciel / creuse ses grands puits bleus / dans l’infini labour des nuages. Le monde recommence : La nuit se fend remue // On y chante l’arbre et l’enfant… […] … la source, / l’amour enfin ressuscité.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

RIVES DU TEMPS, Antoinette Jaume (La Bartavelle Éditeur, Charlieu, 1995).

Voici une vraie poésie de méditation ; un poète, dans son authentique langage de poète, aborde les thèmes majeurs d’une métaphysique : la vie, la mort, les choses, les mots, la conscience, le temps. Est-il besoin de dire qu’Antoinette Jaume ne nous donne pas la « traduction poétique » d’un système philosophique ? C’est son expérience propre, vécue en poésie, qui produit d’elle-même les interrogations fondamentales. Le livre, en ses trois parties (Rives du temps, Visage écrit, Paroles de vent) nous conduit pas à pas dans une exploration des profondeurs. Si le poème, dès la première partie, sonde les abîmes de l’être, il y parvient comme en dépit des images et des mots qu’il emploie, frappés d’emblée d’une sorte de soupçon radical :

Le gouffre étreint et voudrait révéler
le mensonge des images ces noms qui
ne nomment pas ces mots
qui ne disent pas tout à fait

et de même, ailleurs :

Les choses traquent les mots
jusqu’au bord de leur nuit.

Le questionnement, avant même de s’adresser à l’être du monde, érode nos propres facultés de perception et d’expression :

Jusqu’où va le regard ?
Jusqu’où va la parole ?

[…]
Au déchirant royaume d’être
la pulpe et la parure taisent le noyau

En lisière se tient donc le poème. Du temps, de la mort, – de la mer qui en est séjour et symbole (le bruit de la mer mental et rare / pareil au souvenir) –, il se veut simplement la rive d’où le néant semble proche,

peut-être continuité autre peut-être
mémoire et recommencement

Au terme d’une intense et insistante méditation de la mort, d’une descente aux villes englouties, aux profondeurs des sables et de l’océan, et dans la terre douce qui emplit narines et paupières / écrase le cri contre les dents,

[…] plus rien ne subsiste qu’un peu
de lumière suspendue
aveuglée aveuglante
sans paupière ni rétine
en ce temps hors du temps.

La deuxième partie de l’ouvrage, Visage écrit, prolonge ces pensées en une quête à la fois sobre et passionnée : celle du visage absent, serein sous ses blessures / que la main a su si bien caresser / épanouir en belle chair sous sa paume. Le visage sera déchiffré d’un regard sûr, celui du peintre qu’est aussi notre poète :

Fondus inédits du visage
qu’aucun pinceau n’approche
bleus maculés de brûlures
violets à la frange des pourpres

[…]
Par touches à peine affleurantes
les ocres soulignent le lisse de la pierre
sous la transparence de la peau.

Le visage amoureusement épié, où se succèdent les phases du rire, du rictus, du sourire si proche des larmes, cette face affrontée au paysage et transcendée elle-même en paysage – Visage de forêts et de lacs / avec des plages lisses / des falaises chauffées d’un sourire lent – subit sans cesse perte et reconquête, transfiguration et, de nouveau, perte, jusqu’à ne plus répondre à un appel inabouti, jusqu’à ne plus rendre regard pour regard :

Ces yeux ne voient plus que leur ciel intérieur […]

S’il est une réponse, c’est dans la troisième partie, Paroles de vent, qu’on pourra l’entendre : leçons qui parviennent en écho (m’as-tu dit […], disais-tu […], m’as-tu dit encore […], as-tu alors murmuré), comme les bribes d’un dialogue longtemps interrompu, puis repris dans la mémoire. L’attente y est célébrée, dans un oubli tourné vers l’outrepas […], avec un regard qui reflue / vers la pupille des origines. Car, après l’épuisement de toute passion, de toute fièvre et de toute attente, le sommeil qui vient n’est / jamais qu’une autre attente.

Le monde ainsi renoncé, une vie est légitimée hors du temps :

enfin un silence que nulle foudre
ne saurait rompre
Une fin qui abolit toute limite.

Dans ce très beau livre où l’art des couleurs dompte le tragique, jamais la profondeur de la pensée ne nuit à l’élan du poème ; elle l’exalte au contraire, dans une beauté toujours grave et sereine, qui atteint à la sagesse.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 1, 3ème trimestre 1997)