LES FORGES D’ABEL, Gilles Lades, Prix Antonin Artaud 1994 (La Bartavelle, Charlieu, 1993) ; LE CAUSSE ET LA RIVIÈRE, Gilles Lades (L’Arrière-Pays, Auch, 1994).

Voici le poète de la terre, d’une terre solaire hérissée de rocailles. Voici la poésie du chemin difficile et heurté, chemin contremont[[Le chemin contremont, Hautécriture, Les Bordes, Nouaillé, 1990.]] , lente et patiente élévation sur la pente adverse, peu à peu conquise au cœur de l’homme.

Abel, le poète, s’avoue d’abord ce dessaisi au ciel sidéré, au pays réduit/ à ses tables de roche/ arbres venus si hauts pour rien. Il serait même condamné à vivre bientôt sans la mémoire si le chemin qui vient mal n’est pas/ forcé dans l’argile brillante et froide. Pour lui, règne le temps de la peur à tables désertées/ à pays désappris. Là, toute reconquête ne lui est possible qu’au prix d’une très attentive et soigneuse ascèse qui le cerne philosophiquement et lui impose, avec tant de beauté mais sans complaisance, de se définir ainsi :

Poète
minutieux tueur de soi
toujours à l’œuvre dans une mi-pente
la pioche perçant faux
les plus radieux miroirs d’argile

Peu à peu cependant, se desserre l’étreinte, s’éclaire le chemin, se fluidifie le discours : Le mystère a reculé […] il tient à fresque ce gué de haute enfance, sous le tendre regard venu de partout, hors péril, dans le lustre intact d’oiseaux et d’osiers. Avec les lumineux poèmes où se clôt la première partie des forges d’Abel, le dessaisi achève son périple intérieur : du nouveau chant, il sait maintenant qu’il faudra obéir à ses anges rares ; il se fait joie de replacer au bel angle du ciel/ la chambre de glaise/ première saison du poème. À l’errance angoissée qui ouvrait le livre, succède un regard d’apaisement, de confiance :

un sentier suffit
un appel pousse vers un début de fleur
………………………………………..
rien ne retient
tout
reviendra dans les mains
ombre et soleil
hasards
pour notre enfant silence
en juste lumière

Place est maintenant faite au Semainier, qui constitue, dans sa fascinante rugosité chaotique, la seconde partie du livre. On n’éprouve plus ici le mouvement ascendant, la dure montée du dessaisi : parvenu sur les hauteurs arides du Causse, nous semble vouloir s’y tenir et s’y perpétuer le poème raviné d’évidences. Ainsi, tout au long du Semainier, continuent d’affleurer les pierres qui restent, comme le mot/ abrasif. Une intense dureté des choses dans la lumière s’oppose avec constance au projet sensible de l’homme (La prière débouche là-haut contre les pierres). À lui de franchir le vent séché/ l’immense vide mérité/ le rêve absent ; à lui de rechercher inlassablement ses restes d’enfance, enfouis au plus profond, dans ses racines pétrifiées :

Il fallait retrouver la cabane
trancher quelques branches
essarter le fouillis douloureux des arbustes
……………………………………………..
comme en un jardin pour enfants morts
et ne se relever que les reins brûlés
la face mangée par trente ans de tout vent

Comme en finale du dessaisi, c’est une délivrance qui fera l’aboutissement du livre : le poète s’est attablé au soir ; nous le voyons, coude, reins, nuque/ à la table de force/ pieds d’ombre vin d’effluves. Cette fois, Abel a surmonté l’opaque adversité :

Du fond du corps la fleur sensible à tout
se reforme dans la voix faible et la peur

Celui qui fait figure de tendre prévaut enfin contre la pierre sans mémoire, comme un oiseau lié sur les toits/ chante son arbre à démesure/ délivré de la roche/ par un nid de tremblantes racines.

Un livre comme Les forges d’Abel pourrait être vu comme un itinéraire personnel – ce qu’il est pour partie sans doute –, mais aussi et surtout comme la relation poétique d’une lutte universelle, souvent figée, où le cri s’est fait pierre, un affrontement géologique, une centauromachie de roche et de vent, une guerre que l’homme conduit en lui-même comme sur les hauts-reliefs de ses terres. Or le théâtre du combat, pour Gilles Lades, c’est d’abord son Quercy natal, qui semble avoir façonné toute sa sensibilité. À des paysages dont l’empreinte marque aussi d’autres livres-clés, tels Le chemin contremont, déjà cité, ou Fonderie[[Fonderie, Cahiers de poésie verte, Le Gravier de Glandon, Saint-Yrieix, 1991.]], Gilles Lades consacre maintenant un recueil, Le Causse et la Rivière, aux excellentes éditions de l’Arrière-Pays. Le Causse, aride ; la Rivière, fertile.

Bien des poèmes de cet album (un pour chaque canton du département du Lot !) ont été « peints sur le motif », comme l’explique l’auteur lui-même. Cela donne un livre délicieux ; sûrement le meilleur « guide », en profondeur, pour aller découvrir « physiquement » cette vieille province ; mais plus sûrement encore, et en dehors de tout usage touristique ou « culturel », un merveilleux cheminement dans l’imaginaire : quelque chose pour faire qu’un pays existe définitivement dans l’âme, comme la Drôme de Jaccottet, le Gâtinais de La Tour du Pin ou le Valois de Nerval. Enfin par-dessus tout, puisqu’il s’agissait de peinture, une parfaite délicatesse de touche :

le temps d’un silence
exactement pesé par ciel et mousse

ou encore, au hasard, car les exemples abondent, que nous pouvons promettre au lecteur :

puis s’effacent avec un léger bruit d’ombre
un bord de plateau
quelques murs doucement jointifs

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2, 1995)