Quelques notes sur « Alchimie de la lenteur » de Pierre Oster Soussouev

Usons d’une rapidité décisive, de la décisive alchimie de la lenteur !

Chiasme intense et surprenante vérité dans cette exhortation. Rien ne s’obtient que par le plus court chemin de la lenteur, et c’est bien elle, par mûrissement patient, qui emporte la décision. Dans les marges du même esprit, sur la vivacité méditée du poème bref, j’avais cru pouvoir suggérer : Peu de mots ;/ cette page est lente :// un recoin du temps.

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Bribes, débris, j’ai besoin de vous. […] Avec un fétu je fonde l’acte de l’âme.

Toujours cette confiance, cette foi dans l’intime fréquentation des choses, exprimée déjà dans Requêtes ou dans Une machine à indiquer l’univers et qui reparaît ici en plusieurs aphorismes : Demeurons purs, à l’image des choses. Soyons des choses les dévots. […] La gloire des choses entoure l’humanité. Cette gloire veille en nous. […] Que les choses en leur pérennité nous font naître. La nuance qui pointe maintenant tient à l’humilité des objets considérés – bribes, débris, fétu –, au fragmentaire de leur existence, d’où ressort, encore plus nettement légitimé, « l’orgueil » du je fonde.

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Ne pas abîmer le plus rare des objets, la joie philosophique… Ne pas tordre l’aiguille de la boussole.

Ici, sous d’autres accents – plus contenus –, c’est la voix passionnée du philosophe Jean Granier dont je crois entendre la sagesse artiste : Quand l’homme s’adonne à la philosophie, il se donne à soi, il accomplit sa singularité dans l’universalité./ La philosophie est l’amour qui pense.

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[…] ce point de tangence où la nature et l’esprit se jettent dans l’attention de Dieu ?

Autorisant la ferveur, tendrait vers ce point la visée de la connaissance – par métaphore, nous est-il dit (sous une forme interrogative qui persuade mieux que toute autre). J’aime ce mouvement pronominal (se jettent), j’aime voir prêter à la connaissance – donc aussi à la poésie – l’élan total qui est celui de la prière.

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Peut-on avancer que le poème nous prodigue ou nous indique une abondance secrète ? […] Qu’il y a une abondance virtuelle ? De nombreuses cases vierges dans la table du Mendéléiev intérieur ?

Là encore, le beau questionnement suffit à me convaincre : tout l’effort poétique ne vise-t-il pas à découvrir ces radiums, ces poloniums du mystère ? Expérience de Rimbaud, bien sûr ; de Mallarmé ; mais encore toute l’entreprise surréaliste – pour ne citer que les exemples trop évidents…

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[…] aimer l’obscurité du cœur de la phrase.

Oui, notre seule patrie – où j’ai cru entrevoir que nos terres vraies sont cachées.

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[…] des sons fabuleux et favorables nous guideront vers des pays substantiels.

La portée de l’oracle ainsi rendu à Orphée, sans doute faut-il la mesurer par un retour à la formule, moins faste en apparence, qui, dans Une machine à indiquer l’univers, caractérisait le poète : dépossédé de l’univers par l’active étrangeté des sons, puis dépossédé de sa voix par la réalité de l’univers. Une écoute attentive s’impose pour dissiper l’éventuel soupçon d’antinomie entre les deux propositions. La clé pouvant ici révéler continuité et cohérence serait-elle à chercher dans le rapport entre l’univers – le monde – et les pays substantiels – la substance (à entendre, semble-t-il, dans une acception cartésienne ou spinoziste) ? Si l’active étrangeté de la voix du poète ne peut que le séparer du monde, fabuleuse et favorable, elle le ramène vers la substance, par définition non tributaire du monde. Ne se retrouve-t-on pas ainsi sur la voie de l’Un admirable, dans une célébration jamais interrompue ? Au demeurant, par l’effet de l’Unité, l’univers n’est en rien dévalué : L’idée d’un centre et d’une idéale Pangée nous accorde. L’univers n’est pas de trop.

Ce qui précède semble confirmé par ce fragment vers la fin du livre : « Que dis-tu ? » – « Je dis que mon fardeau me libère. Croissance et jusant nous instruisent. Une sainte substance s’y annonce. »

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Nous régnons par l’empathie : par de très fines effusions qui accroissent notre vigilance ; par la tension sereine qui nous met debout. Nous régnons sur une coupure sacrée.

Ainsi aura parlé l’irremplaçable expérience. Lettre morte, sans doute, pour quiconque sera resté hors de poésie, même armé des repères de l’intelligence et du savoir. Mais, pour quelques autres – et, parmi eux, aussi les humbles s’ils sont véridiques –, parole du mystère illuminant : un jour ou l’autre, ils ont senti la coupure sacrée.

©Paul Farellier

( Texte publié, à la demande de Pierre Oster Soussouev, dans Phréatique, n° 83, automne 1997 )