L’Ararat ! n’est-ce pas le toit mythique, le volcan des neiges éternelles, la montagne de toutes les frontières inlassablement mouvantes : écueil allégorique battu par l’histoire, mais aussi et toujours récif diluvien où accrocher le salut d’une humanité ? Une évidence, pourtant, sous l’intense sobriété du poème de Bernadette Engel-Roux : pour elle, au départ, il n’y eut pas d’abord cette « figure » – que le poème, haussé à l’universel, pouvait ensuite accueillir –, mais l’émotion d’une réalité souffrante, historiquement et géographiquement située, celle d’un peuple qu’elle ne nomme pas – les Kurdes –, intimement attestée, semble-t-il, par un proche aux mains pauvres qui ont soigné les plaies de l’homme.
Dans la nuit où décline Orion, le poète, resté seul, dit les mots incertains qui le mènent près du dévouement de cet autre, sous ces mêmes étoiles impitoyables, au milieu d’un nouvel Exode (Canaan d’une déchéance…), tous vers ces neiges ayant hissé leur effroi et leur espoir. Ce qui monte vers l’Ararat, ce n’est plus le fléau divin, non pas les eaux que dit l’histoire dans la colère d’un juge, mais, par une métaphore qui semble inverser celle du buisson ardent de la montagne d’Horeb, les buissons de fer et de feu des hommes chassant les hommes. Et encore leur violence aveugle sur la terre mal déminée, tueuse d’un éternel enfant, gerbe de lui-même éclaboussée :
Oui, qu’il soit demandé compte de l’homme, car ce regard d’enfant, quand même éteint, a traversé le monde, comme une étoile dont voyage encore la lumière.
Mais le poème s’achèvera en miracle d’amour et de compassion. Après le déluge et dans la décrue des rages et des neiges, un peuple est redescendu, pour qui peut être à nouveau épelée sur les flancs dénudés de la terre la renaissante parole du monde. Et, à celui qui avait, dans l’inutile berceau de [s]es bras, désespérément recueilli le dernier regard de l’enfant, elle dit :
[…] tu as pris en toi ce regard étonné dont tu me feras don afin qu’aucune nuit jamais ne le noie […]
Par une écriture où l’extrême passion reste toujours rigoureusement dominée et l’enchaînement des pages supérieurement conduit, Bernadette Engel-Roux nous offre avec ce poème l’un des authentiques témoignages du meilleur lyrisme contemporain.
©Paul Farellier
(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)