Pierre-Alain TÂCHE : Dernier état des lieux, Éd. Empreintes, 2011, 19,20 €.

Pierre-Alain Tâche entend refermer ici l’anneau d’un périple initié dès 1998 avec L’État des lieux et poursuivi en 2005 avec Nouvel État des lieux. Aucun de ces deux ouvrages précédents n’avait tenté de confirmer, dans l’ubiquité de l’errance, ce que l’expression « état des lieux » connote de stabilité sereine, exacte et « carrée » : au contraire, à travers le précaire, c’étaient la recherche du lieu, le souci de sa mémoire fluide plutôt que de son état, qui occupaient le poète ; et d’ailleurs, l’entreprise dépassait l’horizon de ses propres doutes, pourtant non dissimulés.

Avec ce nouveau titre, la parole, encore aérienne, enjouée, musicale, voire souriante de cette qualité d’humour dont le poète conserve le secret, poursuit bien le voyage, retrouve certes des étapes, mais elle bute sur un autre visage du lieu – impénétrable celui-là – et affronte la pensée d’un « insaisissable », dont le livre nous paraît traversé. Dès la première suite, « En amont de Gray », lente et délicieuse navigation sur la Saône, cette dualité s’impose. Le sourire, tout d’abord :

[…] j’appris à naviguer sans bruit
dans la profonde nasse de verdure,
où dort le fin mot d’un secret.

Et, depuis lors, juste au-delà
des mailles d’aubépine et de roseaux,
dans les cathédrales de sève,
où chants et vols ont convolé,
le congrès permanent des oiseaux
dicte le cours des jours.

L’impénétrable, aussitôt après :

Insensé suis-je, qui voudrait
la parole du monde offerte
[…]

La rive, alors, n’est qu’une bouche close ;
et si la lèvre m’a paru trembler sous le courant,
elle n’a pu libérer ce mot
qu’il me faudra trouver et prononcer pour elle
[…]

Ce qui ne peut être atteint, jamais, se révèle malgré tout dans la fuite de l’instant, au fil des incidentes de la mélancolie (ainsi d’un voyage roumain), mais toujours en passant/ (comme s’il fallait passer pour ne rien gâter ni flétrir), ou encore comme passent, à travers un orage maltais, les oiseaux d’une saisissante allégorie :

— mais ils passent, pourtant, comme explose
une pomme de pin dans l’incendie,
et puis s’abattent au hasard, à bout de vie,
au point où les rejoint la flèche qui les suit
.

La beauté rayonne, s’offrant à nous dans la paume des monts, surpassant la respiration des forêts, comme au premier matin du monde, quand est fasciné le poète au spectacle terrestre, et le lecteur aussi, par une écriture mariant les splendeurs de la figure et de la sonorité. Quelque chose de douloureux, cependant, infiltre le poème et la présence, comme est Belle-Île assombrie (dernière suite du recueil). Ici se rencontre le même :

Je vois bientôt que ce sentier se perd
où la mémoire avait laissé le même
.

S’agirait-il d’un ami, puisqu’il convoie ces habitudes du regard que sont les souvenirs ? Il n’en est rien : Le spectacle du même affadit. […] Un œil habitué ne suffit pas.// La beauté lève mal au sein du même. Le livre tombera, à son tour, comme fut avalé dans le gouffre ce chemin emprunté un autre été…

Un retour dans l’île est-il possible ? Peut-être le permettraient d’autres rumeurs… L’épilogue « assombrit » lui aussi le livre : Je n’ai pas vu venir l’aveuglement. […] j’avais des œillères de vent […] La cécité gangrènera la langue.// Aucun état ne sera plus dressé. Lucidité intime du créateur qui, à notre avis, ne reconnaît les voies désormais fermées que pour mieux inventer la vérité de nouvelles perspectives.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.