Christophe DAUPHIN : Le gant perdu de l’imaginaire, choix de poèmes 1985-2006. Préface d’Alain Breton. Editions Le Nouvel Athanor, collection Les Cahiers du Sens, 15 €.

« La lune a mis ses bretelles sur l’idée de la beauté / Un train déraille dans la bouteille de la nuit… » Ces deux vers, en incipit, indiquent au commun lecteur peu ou non averti de l’image ‘surréelle’, qu’il va devoir ‘s’accrocher’ s’il veut ici comprendre et seulement ‘comprendre’. Dire cela peut paraître relever du truisme, de la banalité mais n’y aurait-il pas quelque manière de dédain à l’endroit de ce lecteur lambda, auquel fait évidemment défaut une culture poétique indispensable, une initiation, et qui, entrant de plain-pied dans une certaine forme de la poésie, ne manquera pas de s’exclamer : « Ne soyons pas étonné de la désaffection du public à l’égard d’une poésie qui requiert un décodeur ou, à tout le moins, un mode d’emploi ! » Est-ce à dire que la poésie, qui se veut universelle, ne s’adresserait paradoxalement qu’à une élite ou au seul lectorat des poètes ? Bien entendu il y a quelque exagération dans mon propos mais il n’est pas tout à fait improbable que, confronté à ces vers : « Les mains du temps / aux épithètes d’insectes nus… (…) …Le ciel gris a les dents longues / L’œil de la neige est une forêt qui roule comme une pomme… (…) …Les locomotives mâchent les étoiles de tes reins dans les yeux des grenades… (…) …Le poisson-poignet décapite les œillets de l’hiver / Et le poète taille des volcans à la hache de ses émotions… », le lecteur que j’évoque demeure interdit pour ne pas dire désarçonné ; et il n’est pas certain que la fine préface d’Alain Breton, parfaitement en phase et en osmose avec la poésie de Christophe Dauphin lui apporte une clef pour pénétrer les arcanes de celui qui se veut : « … l’exécuteur des hautes œuvres de la magie, le conciliateur éphémère mais prodigue de ses contradictions, le messager qui bague les grands fonds. » C’est dit. Seulement voilà, démonstration est faite avec cette anthologie que l’on ne peut aborder la poésie de Dauphin – comme toute poésie authentique d’ailleurs – avec sa seule raison raisonnante, avec son seul intellect pour outil de compréhension mais avec la globalité de son être physique et psychique, mais avec tout son être en éveil et en jugulant cette raison qui, comme le disait Picabia ‘est une lumière qui me fait voir les choses comme elles ne sont pas’. Il n’est pas fortuit que l’auteur, en avant-dire, prenne la précaution, en quelques lignes, de nous mettre sur la voie, et de nous confier cette clef indispensable : ‘l’émotivisme’. L’émotion-active, celle qui précisément crée la rupture nécessaire avec l’habitude qui émousse notre regard et anesthésie notre sensibilité. ‘L’émotion, précise Christophe Dauphin, fait fonction d’alarme transmettant un message minimal certes, mais vital’. Et cette émotion est provoquée par l’image poétique jaillissant du contact inattendu de deux réalités situées dans des plans ordinairement éloignés. Ce rapprochement soudain et insolite crée une troisième dimension, une réalité supérieure où fulgure l’éclair d’une vérité. « La valeur de l’image dépend de la beauté de l’étincelle obtenue. » écrivait André Breton dans le Manifeste du Surréalisme. Et de ces images-choc la poésie de Christophe Dauphin foisonne. Ce haut langage qu’est la poésie portée à sa plus vive incandescence et qui embrase et embrasse l’homme dans sa totalité, Dauphin le résume ainsi : « poème : champ d’action / circuit d’énergie à la fois récepteur et émetteur / rapport intime entre la chose et le langage / vibration dépassant le mot / communication sensible avec les choses l’individu et le monde ». La poésie de Dauphin se veut déstabilisation, sollicitation de la conscience du lecteur qui ne peut l’appréhender qu’en laissant agir les images sur son subconscient, son imaginaire. En ce sens Alain Breton a raison d’écrire : « … l’image inventive y caracole… mustang aux cadences infernales. Les visions grouillent, prises aux cheveux de l’onirisme… ». Car la poésie est ici état second, rêve fécond. Le plomb de la réalité y est transmuté en ‘or du temps’, celui que cherchait Breton. Laissons quelques vers nous en persuader : « Place Venceslas / Ton rire soulève la neige des amandes / Je l’entoure de fougères / Le feu est sur tes hanches // Glaïeuls en alerte / L’été noir des luzernes // Le poème sera ton regard dans le miroir des ombres / Tendu sur moi couteau du vertige // Il pleut du sable et du coton / Ta chair je l’écrase entre deux cris / Graffiti sur l’épaule des comètes / La Vltava se referme comme une page sur ta nudité » Ou : « Dubrovnik / Ton corps est l’impasse de mes mots / Ton corps est la bouée de sauvetage de la beauté / Et je te nomme désir / Dans la nuit qui se déplie comme une paupière de solitude / Pour bâtir l’atelier du soleil…(…) … L’avenir aux muqueuses cannibales / C’est une femme engendrée par l’amour / Qui se dépose dans mon œil // Le gant du rêve dans la joue du réel / Les combats et leurs rues sans nom sont encore proches… » Ou encore : « C’est une bastide c’est un monde / où le réel ouvre toutes les fenêtres du rêve / dont le gant cherche la main perdue / qui t’habillera comme on habille l’amour / qui est ta fenêtre / qui est un tableau / trois yeux fendus par la neige / qui est la trace que tu habites / et que la bastide dévoile dans le soleil de ton pas. » Et pour conclure ce qui pourrait être un fragment de manifeste : « Creuse ta chair / Malaxe tes régions reculées / Les lieux du crime // Construis une gare dans la serrure de tes nerfs / La salle d’attente du désir insoumis / L’énergie thermo-nucléaire du sang insurgé / Tes tripes jouent au poker dans les yeux d’un chien perdu // Creuse / Creuse… / sabote tes sens / Demeure la balle qui se chauffe jusqu’au blanc »…

Il appartiendra au lecteur lambda de glisser ou non sa main dans le gant perdu de l’imaginaire qui n’est pas perdu pour tous.

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Jean CHATARD : Les Archives de la nuit, préface de Francis Chenot, L’Arbre à paroles, coll. Anthologies, 2006 ; 210 pages, 25€.

C’est un bien beau panorama de la féconde création poétique de Jean Chatard que nous offre ici L’Arbre à paroles. Pas moins de vingt-deux titres de : ‘Bruits d’Escale’ (1967) aux ‘Archives de la Nuit’ (2005). Cette rétrospective s’appuie sur des textes judicieusement sélec-tionnés, permettant de prendre la mesure du talent multiforme de ce ‘bourlingueur de mots’, ainsi nommé par Francis Chenot en lever de rideau. Ce propos liminaire est d’ailleurs fort éclairant sur la trajectoire de vie autant que sur la poétique de l’auteur. Francis Chenot ne manque pas d’évoquer le riche champ lexical de Chatard, ses mots favoris, ses coquetteries verbales, son goût de l’apocope (‘encor’ pour encore) mais, surtout, l’étendue de son registre poétique, sa grande maîtrise du vers, régulier ou non. Et Chenot de souligner que le poète a autant navigué sur les océans que ‘sur la mer des mots’, ce qu’en son temps Robert Sabatier avait déjà mis en évidence, évoquant son « lyrisme symbolique, fantastique, le ton de la navigation rimbaldienne, de la migration et de la quête. » Fait suite à cette préface une introduction de Jean Chatard : ‘Les Chemins profonds’ où l’auteur se penche sur la fonction de la poésie et en particulier la sienne : « C’est le rôle de la poésie de donner à chaque mot sa ‘véritable extase’ et c’est le rôle du poète de délaisser la narration (nécessairement ‘linéaire’) au profit d’images insolites, rattachées à une réalité qui est le fondement même de tout agissement humain. » En quelques pages et avec force, pénétration et grande finesse, Chatard, en pédagogue averti, développe sa théorie dont on comprend qu’elle est avant tout alchimie, voire délire du verbe, création d’une réalité seconde à partir des matériaux bruts de notre existence. Le poète – et la poésie de Chatard en est un probant exemple – doit « s’investir dans l’imaginaire. »

La poésie de Jean Chatard, en effet, est une voile étarquée, offerte aux vents du globe. Son lyrisme pudique trouve son extraversion dans l’alibi des équipées au long cours, dans le jeu des éléments qui souvent se déchaînent. Les passions humaines ne sont-elles sœurs des ivresses océanes ? La métaphore tourne à plein dans une langue qui emprunte sa saveur, ses couleurs, ses sons, ses parfums à l’univers marin, à l’exubérance des rivages lointains. La langue de Chatard est aérée, tonique, fouettée par les embruns, le sel, ballottée par les flots. Il se crée sous sa plume un fantastique naturel, je veux dire empruntant sa dramaturgie à la démesure des phénomènes qui agitent l’univers marin : « Posé sur la lumière, le vertige aux abois, traversé / de toutes parts, hissé jusqu’au garrot de la / parole, blessé par les couleurs, j’écoute l’équipage / lancer ses cormorans à la poursuite d’une ondée. / Je donne cette mer palpée jusqu’à l’ivresse du ralenti. Je noue les villes. // Toujours levé aux aguets, dans la faille, toujours / contraint de virer l’aube, j’amarre au pas / de son ombre minérale le pas ténu / du limon psalmodiant… (…) … Jeté là, consumé, assailli, perdant mes branches, / oubliant la peur à porter, brisant mortel, j’attends / la pluie qui me fera trembler. // La dérive épelée, les zones d’ombre déjouées, j’entre / en marge du port où le sexe interroge / je / laisse ma sève aux profondeurs. »

Mais le secret de Jean Chatard est peut-être de savoir finement lier l’intime à l’espace, de privilégier l’écho plus que la source phonique, de naviguer de l’infiniment grand vers l’infiniment petit, du cosmos au microcosme, de l’homme-poète au poème qui se veut sa quintessence. Les images chatardiennes se nourrissent de tout ce que leur offre l’opéra marin et portent à un haut degré d’exaltation l’angoisse existentielle indissociable de cette tumultueuse traversée qu’est la vie. Tout est correspondances dans cette poésie qui a pour vocation de dissoudre l’humain, de le fondre dans ce vaste décor dont il n’est qu’un éphémère avatar : « Naufragé de l’espace et naufragé du temps / je mouille une ancre bleue / sur les passions du nord // sur les ombres jetées aux passants fatigués / par le cortège des années // Je trouble un peu l’hymne de l’if / et prends corps sur l’esquif / qui musarde au soleil / de nos passions données // Accroché à ces bruits sans cesse répétés / je ravaude le ciel et je tends la limaille / au semeur qui se tait // J’écoute moudre l’eau et nais à d’autres chants… » Dans ce périple où l’on accompagne le poète, où l’on fait escale à ses côtés dans ses ports favoris, on voudrait citer et citer encore ces belles échappées poétiques sur l’infini. Invitons le lecteur à monter à bord de cette anthologie et à se laisser porter sur les vagues des pages pour son plus grand plaisir : « …Tout donner à l’instant qui voyage autrement / à l’aujourd’hui menteur capable s’il le faut / de dessiner ces ports à l’enseigne du temps de n’être / plus les nefs que la mémoire coud à petits mots d’amour // Je fus présent à l’abordage où des nuages mous / prenaient part au concert tissé dans les haubans // C’était le fol herbage et c’était la clarté / quelque chose de vif qui magnifiait le blanc : l’écru et même la sueur (qui tenait lieu d’alliée) // Ô mes matins d’heures volées ô mes outils / de calme plat je fus l’enfant perdu dans ces naufrages / capable de mourir par un regard blessé // La charpente est solide mais le cœur se défait // Chaque poème me surprend et sa rouille me sied / et son humeur chavire selon l’if ou le faon ».

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Michel PASSELERGUE : Lettres à Ophélie (L’Arbre à paroles, 2006, 9 €)

La poésie de Michel Passelergue, ici en prose, a l’heur de nous surprendre, non seulement par son originalité mais en ce qu’elle se veut, et y réussit bien souvent, tentative de l’impossible : dire au-delà des mots, capter à la pointe du verbe ce qui relève précisément de l’indicible et qui soudain se cristallise, respire et scintille, par la magie de l’image, dans le prisme du poème. Cette écriture est tension de l’être vers l’essence des choses et l’auteur de nous avertir : « Je vous écris entre deux eaux, dans l’opacité ou la lumière, pour éprouver à la pointe de l’instant l’inquiétude de ce qui sera. » Assurément une écriture qui ne pèse ni ne pose, qui n’est que transparence, mouvement d’eau, frissons de miroirs où la réalité – les réalités – apparaissent en filigrane du texte pour s’évanouir tout aussitôt et laisser la place à ce flux continuel qui nous anime : « … Car nous buvons l’ombre aux mêmes phrases tranchées, sous une âme en lambeaux. Et d’une commune lampée d’absence, afin de graviter au plus près du vertige dont nous vivons encore et qui brûle les lèvres. » Présence-absence, fuite inexorable et héraclitéenne du temps, angoisse de l’insaisissable, ce sable de notre vie que Michel Passelergue tente de retenir, instants qui ne sont déjà plus qu’une ombre sur la page : ‘L’hiéroglyphe obscur qu’y trace (notre) passage’ et qu’exaltait si finement Toulet.

Ophélie, beau et riche symbole féminin, coule ici, entre les rives de chaque poème à la surface des mots-silence, des mots-miroirs, des mots-absence. Elle nous frôle comme nous frôle ‘la vraie vie’ dont Passelergue lie les fugaces reflets. Qui est Ophélie ? La poésie peut-être et tout simplement ; fluide médiatrice avec cet au-delà qui est en nous-mêmes.

Curieusement, à la lecture de ce recueil, j’ai éprouvé tout à la fois un sentiment d’oppression et de libération. Cette plongée dans l’obscur, cette remontée vers la lumière sont certes chargées d’angoisse, celle que véhicule la vie et qu’exacerbe la création du poème. Passelergue, en digne héritier du surréalisme et d’un certain ‘merveilleux’, n’a crainte de se porter aux frontières de l’illimité, là où précisément nous saisit le vertige de vivre, ce que nous dit clairement le poème page 53 : « Je vous embrasse de silence, rivière aux sourcils étonnés. Œil bleu sous les arbres. Aux obliques de l’ombre de vous envelopper d’une rumeur hors langue, de troubles ondoiements du sens. Où vous atteindre, ma transparente ? »

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Jehan DESPERT : Mythe et oblation de Marge (Editions Gerbert, 2006 – portrait de l’auteur en frontispice de l’ouvrage par Jean-Michel Dexpert)

On ne peut que demeurer confondu par la lecture du dernier livre de Jehan Despert. Il constitue sans aucun doute un apogée dans sa création. Souveraine (le mot n’est pas trop fort) est cette vaste composition qui s’offre et s’impose à nous tel un fleuve incandescent de laves verbales. Notre conscience, mise aussitôt en éveil, n’a pas même le temps d’appréhender cette succession d’images, de visions, que nous propose l’auteur, que déjà tout se déforme, se décompose, se recompose, se métamorphose pour atteindre le seuil de concrétion du poème et se figer dans le silence de la page violée.

Certes, l’usage de l’alexandrin blanc, savamment maîtrisé, où sont finement exploitées toutes les ressources de la prosodie, ajoute à la majesté et à la belle unité d’une œuvre qui ne compte pas moins de trente-huit pièces de plus de vingt vers chacune.

D’entrée, il apparaît assez dépourvu de sens que de vouloir s’attacher à une analyse qui se révèlerait vaine et quelque peu dommageable, tant ce grand texte s’y dérobe par sa polysémie, son symbolisme multiforme, ses avatars et les fulgurations d’un imaginaire où sensations, émotions, sont en perpétuel mouvement et se fondent dans un maelström d’images où chaque détail de la vie profondément vécue impose son urgence et son évidence face à sa tragique désagrégation. Les paysages traversés, contemplés par le regard attentif du poète se font alors détenteurs de son éphémère passage, fixant cette complicité silencieuse qui unit l’homme à la nature, cette autre création d’une main invisible.

Qui est Marge ? Beau symbole où chacun peut trouver son compte. Serait-elle celle qui étanche la soif d’absolu du poète ? Serait-elle une Béatrice le guidant dans sa nuit, lui, toujours en proie à ses tensions conflictuelles, entre la chair et l’esprit, à la recherche de son Saint des Saints, de son Graal personnel, tentant de réconcilier dans sa conscience déchirée, pesanteur et grâce afin d’atteindre le point oméga de son être où tout se résout dans l’Unité et bat au rythme copulatif d’un cosmos sans cesse en devenir ?

Oui, une œuvre puissante que ‘Mythe et oblation de Marge’. L’érotisme, cher à Jehan Despert, se fait ici, plus que jamais, voie de connaissance totale, incarnation et désincarnation – oblation – hissant au niveau du mythe chaque instant de chair goûté comme un fruit du péché originel indissociable de sa saveur de vie. Le poème deviendrait alors cette Marge cathartique où s’opère la transsubstantiation, où notre questionnement, empreint d’une légitime révolte, celle qu’engendre notre invalidante finitude, trouve un fugitif apaisement, dans les noces du corps et de l’âme, face à l’immense inconnaissable. Je songe ici à ce qu’écrivit Maurice Druon dans son remarquable livre La Volupté d’être : « Qu’est-ce que ce Dieu qui soi-disant nous crée à son image et garde pour lui l’éternité ? »

De ce même constat participe ce qui suit, prouvant que le poète Jehan Despert ne se prend pas à son propre jeu de re-construction et constate amèrement : « Toujours cette béance au centre de l’icône / Où le poète cherche une autre guérison. / A quel Dieu vainement imploré doit ce vide / D’être où l’Etre s’enfonce à moins que s’y noyer, / Et qui prononcera le pardon face au ciel, / Quand il s’agit de vivre avec ces larmes dures / Exigées en rançon d’un jour de délivrance ? »

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Serge WELLENS : Il m’arrive d’oublier que je perds la mémoire, 10 €, (éditions Folle Avoine, juillet 2006)

La poésie de Serge Wellens, dès 1958, fut appréhendée par Louis Guillaume et Jean Rousselot comme « Un acte d’amour vers l’homme » (Revue : Le temps des hommes, Rougerie Editeur). Les années écoulées n’ont fait qu’accréditer ce jugement. Avec ce nouveau recueil, deuxième volet d’un triptyque en cours, l’auteur, solidement campé dans la (et sa) réalité confirme ce que Rilke avançait dans Les cahiers de M. L. Brigge : « Les vers ne sont pas, comme certains croient, des sentiments (on les a toujours assez tôt), ce sont des expériences… », et qui fait écho à ce que, plus tard, Max Jacob écrivait dans Le Cornet à dés : « Tout ce qui existe est situé. »

Il est heureux qu’il arrive au poète d’oublier qu’il perd la mémoire, celle qui occulte parfois l’essentiel et l’essence des choses, tout ce foisonnement de vie en perpétuelle gestation au plus mystérieux des actinies de notre conscience. Comme l’écrit encore Rilke : « …il ne suffit pas d’avoir des souvenirs. Il faut savoir les oublier quand ils sont nombreux. » Le poème devient alors le fruit épuré de ces mutations successives.

D’entrée, Wellens apostrophe celle qui rôde autour de la solitude de l’âge et se fait de plus en plus menaçante entre les mains de l’intraitable Clotho : « Parler pour détourner la nuit / faire amitié avec les loups / décourager la pluie / intimider la mort ».

Avec cette virile lucidité qui fut celle de Jean Rousselot et dont il a retenu la leçon courageuse de vie, le poète se cabre et toise fièrement la cruelle réalité, celle de la déchéance de notre enveloppe charnelle : « Je récuse / ta voix cassée / ton odeur de cadavre // ta trahison. » Il accepte stoïquement cette inéluctable érosion : « Ainsi va ma nuit / qui ne s’encombre pas d’étoiles / qui sent la pomme fatiguée / tombée de l’arbre ».

Il se dégage de cette œuvre un charme singulier fait d’un bel équilibre, fruit d’une longue et féconde méditation et de cette vivante intimité avec l’animal, le minéral, le végétal. Il y a chez Wellens une veine panthéiste revigorée, un lien profond avec la nature et l’âme des choses. Il sait finement capter le message dont est porteur chaque battement de vie. ‘Rien ne pèse ou ne pose’ dans ce recueil où l’auteur passe avec aisance du grave au léger, laissant le final d’un poème s’envoler à la manière d’une touche aérienne à la Chagall ou à la Dufy : « Au loin / un ange passe / à bicyclette. »

Serge Wellens brasse tous les thèmes essentiels de l’existence qu’il nous offre au fil des pages où, angoisse transmutée, lyrisme contenu, chaque poème impose sa voix comme une évidence lumineuse, ce qu’illustre parfaitement la pièce ‘DANS L’ÉTÉ CRUEL’, où s’opère une savante chrysopée : « … et que ses ailes soient / ne soient rien d’autre que / les mains de Debussy… » N’est-ce pas ce que l’on demande aussi au poème ?

L’ouvrage se clôt sur un hymne à la vie et à l’amour, dédié à Annie, souvenir partagé dans la ferveur aux Iles Féroé : « Chacun habitant l’autre ».

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Christophe DAUPHIN : Verlaine ou les bas-fonds du sublime, 2006, 96 pages, 12 €, (éditions de Saint Mont, 58, rue de Nogent, 95290 L’Isle Adam)

En aura-t-on jamais fini avec Verlaine ? La personnalité si contrastée de l’auteur de Romances sans Paroles, attirante et repoussante tout à la fois, – où tant de clarté se mêle à tant d’ombre – est ici, une fois de plus, approchée par un poète de notre temps qui n’a pas oublié ce que tous les poètes doivent au Pauvre Lélian.

Christophe Dauphin s’attache en particulier à rétablir cette unité de l’homme et de l’œuvre – ce que trop de critiques ont négligé. Il nous restitue ainsi le poète dans sa dynamique de vie, c’est-à-dire « dans sa globalité ». Christophe Dauphin met en évidence un point capital : la liberté de tempérament de Verlaine qui lui a permis de briser les chaînes qui l’attachaient à la prosodie traditionnelle comme à la glaciale beauté du Parnasse. Il a su en effet créer son propre registre, conférant à son chant ces vibrations si particulières auxquelles ne sont pas étrangères, on le sait, les brûlantes influences des flammes rimbaldiennes. « Car – écrit Dauphin – un ton apparaît avec Verlaine. Jamais plus, après lui, la poésie ne sera ce qu’elle était avant dans la forme… »

L’auteur de cet essai a raison, en outre, d’insister sur le fait que Verlaine était peu soucieux de cette « longue patience du génie » qui hanta Mallarmé, soulignant fort judicieusement, que le créateur de L’Art Poétique « a vécu plus poétiquement qu’il ne lui parut nécessaire d’écrire de la poésie sans la vivre.»

Christophe Dauphin, avec sa fine acuité, nous donne à lire des pages émouvantes et justes sur celui – symbole du poète et de la poésie – dont le cœur ne cesse de battre dans le marbre de l’éternité.

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Claude SERREAU : Récitation des rites (éditions Traces 2006)

Récitation des rites est une œuvre qui se donne en partage (un mot qu’affectionne l’auteur). Loin des forges du passé – de son passé – le poète-Héphaïstos travaille sur « le feu froid » pour y ranimer les rêves enfouis. « Les mots anciens » sont psalmodiés, incantés comme vagues itératives dans le flot serré d’une récitation qui ressasse la vie au « ressac muet du sang », celui où tout se résout dans l’émergence du poème et de ses images kaléidoscopiques. Claude Serreau célèbre ici l’existence dans ses multiples manifestations, ses nuances et ses incertitudes : « Cette parole à peu tenant / qui dit l’espoir et puis se tait / esquisse un monde où vivre encore ». Il évoque les grands feux « où le ciel a scellé / les signes des amis / dans leur arche solaire ». Avec les mots du poème il tresse « une couronne d’épousailles / entre brume et soleil » et, conscient de notre minuscule trace, nous convie « à boire à ce régal / un peu d’espace avant le soir ».

Le tour de force de Serreau est de réussir à fondre dans son flux verbal ce qui relève du concret (le descriptif) et de l’abstrait (la pensée), le visible et l’invisible, les deux trouvant leur résultante dans la métaphore qui les transcende « Dialogue des jardins / quand le jour se réveille / à la tête des arbres / avec les mots secrets / que le temps vient peser. » Le ternaire : temps / mémoire / art poétique est ici parfaitement maîtrisé.
La poésie de Claude Serreau, coulée dans une écriture ténue, serre au plus près la réalité, en tire les accords et des échos les plus secrets, ceux que tisse le vent entre lande et océan. Cette voix forte, originale, sait nous faire oublier les mots pour leur substituer un chant qui monte des abysses de la conscience, imposant son lyrisme carré et sa musique profondément humaniste et fraternelle.

©Jacques Taurand

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Bernadette ENGEL-ROUX, Une visitation, L’Arrière-Pays, 2005

Elle, au « doux nom d’aïeule », est partie, doucement (« Par quelle grâce tient-elle tout ce temps… »).

Elle est encore là, doucement.

Ce n’est pas une Visitation glorifiée d’anges; ce sont mille et une modestes visites, que Bernadette ENGEL-ROUX nous rend évidentes, presque tangibles, de par les odeurs de vanille ou de verveines, de par les portes qu’elle passait-passe, de par les choses familières qu’elle touchait-touche… Elle parle encore comme à mi-voix, en italiques : « Lis des livres ma fille« . « Ange »? « Ombre ainsi qu’on dit »? C’est plutôt comme une lumière qui revient dans beaucoup de ces poèmes. Les cendres dispersées (L’urne et le geste sont pudiquement évoqués) sont partout, pollens, parfums, souffles. La distance entre l’ici et « ce là qui n’a de nom/ dans aucune langue » semble presque physiquement abolie : « sa main tourne mes pages ». L’auteur a trouvé la vieille dame « trop fragile pour tout ce poids de terre » et préféré la garder « intacte parmi nous/ ombre passante et sa lumière ».C’est l’une des clefs de la poésie tendre et aérienne de ce recueil :

« je peux poser maintenant
mes pieds nus dans ses pas
elle m’a confiée au jour »

C’est avant tout dans cette voix douce ( « J’ai trop pleuré dit-elle et cousu trop de nuit »… magnifique alexandrin blanc) un bouleversant témoignage d’amour.

©Maximine (Lagier-Durand) – (septembre 2007)

Georges Saint-Clair : Les Roses de la Brenta, atlantica éd. – Pupitre, atlantica éd.

C’est sans doute parce qu’il se tient délibérément au plus loin des places et bruyants marchés qu’il importe de saluer Georges Saint-Clair, quand s’écrivent – encore – ses presque dernières pages, en un salut qui tient autant du désir de partage que de l’hommage à rendre. Certes, un grand colloque lui fut consacré il y a une quinzaine d’années, en la capitale de son pays. Mais son pays est la langue, et la langue française dont ses recueils, discrètement égrenés en quelques publications, nous redonnent la fine et juste saveur, à l’heure précise où, le lexique se vidant, le grand corps de cette langue est presque exsangue.

J’ai lu et relu – dans une émotion croissante, de lectrice pourtant avertie – Les Roses de la Brenta. Le titre, pris à l’épitaphe de Heinrich Heine, prouverait à lui seul l’immense culture du poète. Culture qui laisse partout, au fil des pages, ses traces discrètes, pose en les nommant les jalons de ce qui l’a construite et a fortifié l’homme, et qui traverse horizontalement les espaces de la peinture (tant de quatrains évoquant Bonnard comme l’aurait fait tel quatrain des Phares…, Braque, Rembrandt, Greco, Millet, Seurat, Piranèse ou Chardin…), de la musique (Haydn, Mozart, Déodat de Séverac, Ravel, Schubert et sa neige…), de la poésie, de la philosophie (Platon, Kant, Maître Eckhart, Spinoza et le cher Descartes…), de l’histoire (du royaume carlovingien à telle nuit de 1815…), et verticalement descend les siècles.

Georges Saint-Clair tient en la mémoire de son cœur et comme au bord des lèvres les récitant ou les évoquant pour nous dans le silencieux murmure dialogué que nous entretenons avec lui, complices en la lecture, tant de pages, mais tant de choses aussi, tant d’êtres surtout à cette heure où l’âge avançant l’homme aux bords de décembre, il n’est plus que la mémoire qui, par le truchement de la poésie (cette langue éminemment sienne), fait son œuvre de résurrection. Pages, êtres et choses moins nombreux d’ailleurs que parés de ce nimbe qui auréole tout ce qui se tient au bord de l’abîme où notre monde impie va précipiter négligemment ce qu’il a de plus précieux.

Pareille au doux embu des vieilles choses saintes, la poésie, au contraire, fait que reviennent à naître gestes et lieux, êtres et choses, remontés de l’abîme dans la lumière de la langue. Les Roses de la Brenta est une très personnelle et très largement humaine nekuïa. Invocation/évocation de tout ce qui, de n’être plus, n’a plus de place, mais agrandie, que dans le cœur : récitant, ressuscitant et par là offrant, léguant, pages de la littérature (Virgile ou Proust : écoutez :

Ainsi Proust enfant s’émerveillait-il que divine jusqu’à l’oubli de l’heure, la cloche de Saint-Hilaire à Combray ne parût sonner, d’abord, que pour les biens de la terre.

Rilke ou Góngora, Pouchkine ou Rimbaud, Follain, Lorca, Stendhal, Baudelaire, de Retz, Curtis…), peintres et musiciens, objets ou animaux du monde ancien conduits par l’âne théophanique : voyez-le :

Doux remuement d’ombre et de fer
Furtif départ de parabole…

lieux de découverte et d’épanouissement de l’adolescent, du jeune homme (belles salles de classe quand l’école était parmi les champs au point que consonnaient sa cloche et celle de l’angélus), gestes, outils et métiers de l’homme, insoupçonnables aujourd’hui : l’horloger, le forgeron, le maréchal-ferrant, le brigadier, et ce colporteur qui s’éloigne sur la route et autour duquel le soleil fait gloire :

Mais le couchant, tout à son rôle, emporte rabbiniquement dans son châle de prière le repos soudain d’un infime outil.

Et les chers vivants qui ne sont plus, grand-oncle et grand-père en ombres lumineuses conduits par le très Vieil Elie, éternel pourvoyeur de biens, figures tutélaires de l’enfance disparue, mais enfance aujourd’hui en expansion infinie dans la douce clarté de son aura, comme la Grande Vacance qui fut là-bas la [s]ienne, dans le temps.

Partout Fidèle au bruit reclus des choses d’autrefois, inquiet du train d’un monde auquel il ne participe plus, mais paisible en son recueillement, le vieil homme, geyser en poésie, veilleur le front contre la vitre sous le signal des astres, n’est plus qu’attentive écoute aux rumeurs et bruits assourdis d’un hiver plus vaste que celui d’une saison. S’il neige souvent dans ces poèmes, c’est peut-être parce que le silence et la poésie sont le véritable baume de la neige en laquelle tout se conjoint en une douce chute pour que, tout s’inversant dans le regard d’Orphée vers le paradis perdu

Tombent dans l’autrefois les flocons d’aujourd’hui.

©Bernadette Engel-Roux (janvier 2008)

Anne Teyssiéras : Le Dit de la Passion, éd. de Corlevour, Paris, 2006

Vaste maison aux chambres innombrables en effet que ces textes (nés du mythe, de la religion ou de la lyre) qui, en amont de nous et de notre histoire, fondent notre être et le représentent sur des scènes qu’immédiatement nous reconnaissons. Les Ecritures, les mythologies méditerranéennes, les grands poèmes de notre passé ont posé dans leur langue ces Figures qui sont si bien figures de nous-mêmes qu’elles nous incarnent à tout jamais, incarnant un Verbe Premier. Un drame, parfait, une fois pour toutes, s’est joué là, que nos existences contingentes ne cesseront de reproduire imparfaitement. Il revient dès lors à la poésie, à la peinture d’y puiser inépuisablement, éludant ainsi l’artifice d’un suspens facile qui appâterait notre lecture, notre regard. Que dire (ou que peindre) de Phèdre ou du Christ que nous ignorions encore ? Chaque instant de la passion – chaque station de la Passion nous est connue.

Il appartient à la vraie poésie, à la vraie peinture de nous ramener devant la scène immémoriale, de nous ramener au pied de la Croix, sans avoir cherché à éveiller notre curiosité pour ce qui là se passe, est dit, est peint.

C’est en poète (et d’ailleurs accompagnée d’œuvres de peintres) qu’Anne Teyssiéras reprend le dit de la Passion, Passion dont la majuscule écarte toute confusion d’avec… Des stations, nous savons déjà tout à travers deux millénaires d’Ecritures. Du Verbe Premier nous ne saurons jamais rien. Le verbe neuf du poète, la lecture du recueil nous le fait découvrir.

Qui vécut cette Passion n’écrivit jamais, dans les signes graphiques que nous (ré)inventâmes pour y consigner notre histoire, en garder mémoire, aucune de Ses paroles. C’est avec le cœur qu’Il nous accorda de les faire nôtres. Et pour nous, délégua cortège. Voici Joachim, Anne, Joseph, Marie de Magdala, Lazare. Puis : Jean, Matthieu, Marc, Luc qui viennent offrir leur timbre, leur tessiture, leur silence à la voix du poète, lui confier, en amples laisses souples, un livre de poèmes.

Si la langue se noue au désordre des sens…

C’est prose et poème que les longues strophes (sans ponctuation et de syntaxe mouvante) de chacune des cinq, puis quatre séquences qui ordonnent ce Dit processionnel.

Joachim, l’Ancien à Vocation, vient redire ce qu’Ont dit sarah et abraham. Et Anne sera Déploration qui seule connaît la douleur de la mère, la regarde: Déjà tu t’arrondis de ce fardeau que l’on voudra divin… le verbe y reviendra comme souffle asséchant nos pleurs… Et Joseph, de la main de la Bénédiction, De la main lisse avec le rabot telle poutre venue à la charpente… J’hésite à vous le dire tant nazareth et bethléem viennent à ma rencontre… femme adultère ses seins ses cuisses ses bras son ventre… la force m’y pousse toujours…

Anne comme en Léonard, Joseph comme en Georges de la Tour, et Marie de tous les peintres et poètes, ô Marie de Magdala, comme en toute femme amante de chair n’aura du Corps absolu et à jamais intouché que Mémoire, que mémoire du seul instant nuptial moi marie je lavais les pieds… il n’est de chair sanctifiée que de grâce angélique… Et Lazare, qui a vu l’avers des choses, leur face véritable comment le dire quand dire est ce peu qui ne tient à rien… puis la voix du poète gagne vite l’autre rivage où s’accomplit enfin le désamour parfait… Lazare, relevé du Tombeau, s’efface pour que nous atteigne, des quatre figures qui L’accompagnèrent, la voix de silence, le Message en ses quatre variations.

Alors, comme après l’Ancien le Nouveau, s’ouvre, dans la voix du poète Anne Teyssiéras, le Testament en ses quatre voix consacrées.

Que ceux qui ont des yeux pour lire, lisent, des oreilles pour entendre, entendent, non parole de foi particulière, mais scansion de ce qui n’est que strophes. Il n’est de catéchèse où est la seule poésie.

(avec un dessin de Béatrice Braud sur la couverture de ce très beau livre)

©Bernadette Engel-Roux (29 juin 2006)