Matière de nuit suivi de Eloge de l’éphémère, de Lionel Ray, Gallimard.

Pour qui voudrait connaître la démarche de Lionel Ray en poésie et plus particulièrement dans Matière de nuit, il lui suffirait de se reporter à la dernière partie: Eloge de l’éphémère, suite de réflexions sur l’exercice poétique. Au départ, ce qui fonde le travail de Lionel Ray, c’est avant tout la thématique du temps propre à tout homme mais qu’il évoque en des termes exempts de banalité, un temps qui est surtout celui de l’éphémère, «mais aussi il y a de l’inépuisable dans cet éphémère: c’est cela qui est ma visée, l’émotion de l’éphémère», écrit Lionel Ray. Précisément l’émotion domine dans ces poèmes, une émotion alliée à une expression lyrique, grâce à un vocabulaire simple mais combien élaboré, faisant alliance avec les paysages, les éléments. Ce rapport au temps constitue souvent une quête, celle du passé, d’une jeunesse dont le rappel est comme l’espoir d’un retour: «Ah ! si nous nous retrouvons un jour / Par un tiède après-midi d’avril ce sera / Pour nous habiller à la hâte et partir, très loin / Dans la merveilleuse gratuité du silence». D’où cette recherche d’une transcendance du temps avec pour fond une réalité que les mots véhiculent et qui demeure avant tout construction d’un univers intérieur. Pourtant n’est-ce pas l’absence, l’oubli que les mots désignent dans cette perspective de retrouver ce qui n’est plus ? Par le biais d’un vers ample, d’images qui suggèrent cette errance dénuée de pathétique, Lionel Ray souligne ce constat de faillite: «Tu cherches l’horizon et ne trouves qu’un mur, / Le poème est sans pouvoir tout chemin inutile, / Des mots il ne reste plus que ces traces de suie / Sur tes mains trop lourdes tes mains inacceptables». Toutefois il affirme son souhait de construire le poème qui, comme la vie, serait une continuelle naissance. On constate dans de nombreux poèmes un double cheminement partagé entre la lumière et l’ombre, la solitude et l’amour dont il célèbre dans des vers très brefs la présence et les pouvoirs. Cet appel à l’autre qui est un peu lui-même apparaît comme un chant lyrique parfait: «Tu es du temps qui s’accumule / Ma terre simple / Mon livre d’avant la vie / La grande leçon du crépuscule / Ma rive mon château dormant». Mais pareille rencontre n’en rend pas moins criante la solitude que l’écriture n’atténue pas: «La vie / Ne m’a pas grandi / Je reste seul / Extrême / Là sans y être». Aussi dans cette prise de conscience n’est-ce pas vers un ailleurs que se dirige Lionel Ray ? une terre qui signerait son passage, où il rappelle la fugacité de toute existence, où tout être est: «Corps de brume plus léger qu’une / Trace comme une / Preuve que rien n’efface».

Tout au long de ce livre, le plus accompli sans doute de son auteur, où la force de la pensée s’allie à une écriture volontairement simple mais d’une densité, d’une richesse exceptionnelles, s’élabore un itinéraire que chacun de nous emprunte et dont Lionel Ray retrace les principales étapes. Ajoutons que sa conception du temps, de la vie rejoint celle d’une philosophie orientale qui débouche sur le nirvana, c’est-à-dire le rien mais consenti, auréolé de toute la beauté qui le précède et qui donne son prix à une poésie qu’éclaire une lumière intérieure constante.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 28, mars 2005)

Trahisons du crépuscule, de Philippe Rosset, postface de Jacques Ancet, Alidades.

Ce premier recueil constitue pour le lecteur une double découverte, celle d’un auteur certes, mais surtout celle d’une voix singulière qui, dans ces poèmes en prose, dit le chemin sur lequel un poète s’aventure en quête d’un autre temps, d’une parole. Dans sa postface Jacques Ancet souligne avec justesse l’héritage de Rimbaud et de ses Illuminations. Pourtant, par une vision personnelle du monde, par sa confiance dans le verbe, Philippe Rosset se livre à un travail exemplaire. Ce qui caractérise ces textes, qui sont comme autant de tableaux prenant place au sein d’une nature jamais dénuée d’esthétisme, c’est tout d’abord la marque d’une lutte entre deux temps: le passé dont Philippe Rosset s’efforce de se distancier mais qui demeure dans sa prégnance et un avenir envers lequel il manifeste sa foi. A plusieurs reprises, par le jeu des pronoms qui renvoient le poète à son double, par l’alternance du passé et du futur, on a affaire à l’expression d’une nostalgie due au souvenir d’une autre époque: «La voix du passé ne se taira pas. Le bonheur chaud de la veillée à jamais se répètera», écrit Philippe Rosset. Tout au long de cet itinéraire où est rappelée la présence de la nature et de ses composantes s’exprime la marque du temps et le désir d’en finir avec ces réminiscences: «il caressa les souvenirs déraisonnables d’un printemps enfoui». Mais dans cette volonté de bâtir une œuvre, avec la nostalgie d’une époque révolue qui serait celle d’une Antiquité toujours vivace, la voix de Philippe Rosset se porte vers les lointains. Peu à peu la construction d’une architecture poétique s’impose. Laissant place au «il» impersonnel l’auteur tente de se distancier de lui-même, de se libérer du temps. Peut-être est-ce dans le recours au symbole que s’exprime cette idée: «il s’est senti délivré du sablier», remarque-t-il. Pareil constat semble vain, car un peu plus loin, il avance: «Le poète ne bâtit, le temps construit». Face à cette définition, comment ne pas en appeler à l’amour qui transcende tout, qui permet d’échapper à la dégradation temporelle ? «A deux, munis d’épis et de faucilles, ils savent encore apprendre et osent enfin aimer. C’est leur issue. C’est leur antidote contre les ravages de la poussière.» Aussi, par-delà la nostalgie du passé, s’exprime surtout la confiance du poète dans la parole qui s’impose et surtout la beauté de scènes élaborées avec soin. La profession de foi de Philippe Rosset se situe dans sa volonté d’aller au plus loin d’une cheminement patient : «il faut à présent tarir les larmes et laisser couler les eaux». Telle est la manifestation de l’espoir, le désir d’aller au plus près d’un idéal qui s’appellerait poésie.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 36, mars 2007)

Voix au-delà des frontières, de Porfirio Mamani Macedo, préface de Jorge Conejo Polar, traduit de l’espagnol (Pérou) par Elisabeth Passedat, L’Harmattan.

En 1991, Porfirio Mamani arrivait à Madrid. Dans ce pays auquel il n’était uni que par la langue, il croyait néanmoins trouver un accueil bienveillant. Il n’en fut rien. Rejeté par la communauté espagnole pour laquelle il n’était qu’un étranger, il mit le cap vers Paris. Toutefois l’expérience espagnole l’a profondément marqué et ce recueil relate la douleur endurée, l’indifférence ou l’hostilité à son égard en même temps qu’il livre également la conception qu’il entretient du monde, de l’existence où l’oubli n’a nulle part, où la parole poétique est sans cesse rappelée. A partir de longs poèmes conçus comme une seule phrase qui traduit l’ampleur de son souffle, Porfirio Mamani Macedo entraîne le lecteur sur le chemin de son errance en pays adverse. Les apostrophes à des éléments concrets ou abstraits comme l’Enigme, élément récurrent et signe essentiel dans sa poésie, disent cette adresse au monde des hommes en forme de supplique. De plus, les redites volontaires, les rappels d’une situation précaire «Des rues qui me désignent le mot: étranger / Des voix, des visages qui me regardent / Je n’emmène rien de personne avec moi» contribuent à renforcer le ton de ces poèmes. En même temps que la relation de cette errance, la pensée de Porfirio Mamani Macedo se tourne vers le souvenir d’une époque révolue, d’une terre natale abandonnée: «Ce sont les yeux de mon Père qui m’attend au Pérou / L’absence de ma Mère qui m’attend quelque part». Car le poète comprend que rien n’est voué à l’oubli, pas davantage que les certitudes sont à la portée de celui qui tente de se livrer à la parole qui va de pair avec le rêve, comme il l’affirme: «En eux j’existe / Avec eux je m’éloigne». Dès lors, en face d’une blessure constante, de ces avanies dont il fait l’objet, Porfirio Mamani Macedo n’aura de cesse de parler, n’hésitant pas à manier le paradoxe qui traduit précisément le désarroi éprouvé, la fragilité qu’est la sienne: «Comment se taire en ayant la parole / et le doute dans la parole ?» car il s’agit bien d’une volonté de ne rien laisser échapper, même si l’incrédulité anime le poète, si sa quête ne peut se résoudre par une affirmation quelconque. Aussi les interrogations sont-elles nombreuses et les réponses absentes. Lorsque Porfirio Mamani Macedo connaît pour la seconde fois l’exil, en arrivant à Paris, ce sont les mêmes doutes qu’il continue d’exprimer ce qui, toutefois, n’efface pas chez lui la promesse d’un espoir enracinée en lui, ce qu’il exprime dans l’Epilogue par ces mots: «Un jour nous serons tout ce dont nous avons rêvé». Livre d’une sobriété exemplaire, à l’écriture lyrique d’une belle pudeur, Voix au-delà des frontières est à la fois le récit d’une errance douloureuse et la mise en place d’une poétique habitée par la foi dans la parole.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 24, mars 2004)

L’alcool des vents, de Michel Baglin, Le cherche midi.

Rendre grâce, tel est le souhait exprimé par Michel Baglin dans ce recueil, mais rendre grâce, comme il le dit,  » à des riens « . Ce sont eux qui, par leur importance, constituent l’essentiel de sa démarche, ces  » riens  » qui dans leur perception, leur appréhension deviennent un témoignage et un éloge. Ce témoignage de la vie du poète se change peu à peu en un témoignage de la vie de tous les hommes. Ces événements, ces souvenirs, ces désirs contribuent à une écriture au souffle puissant entraînant le lecteur dans le sillage que trace le poète. Le monde de l’enfance, avec ses jeux, ses découvertes, est propice à cette célébration et chacun sait qu’il est à la fois hors d’atteinte et à portée de mots. Aussi Michel Baglin ne se prive-t-il pas de dire sa reconnaissance à ces instants privilégiés dont la mémoire restitue le contenu avec émotion:

Je rends grâce même à l’école pour quelques odeurs d’encre mêlées
à celles des feuilles tombées des marronniers et des goûters au fond des cartables.

Cette vision s’accroît, englobant les voyages, les vacances de l’enfant qu’il était et qui sont restitués avec les yeux d’autrefois. Mais s’en tenir à une telle perception serait réducteur et le regard, la pensée de Michel Baglin s’élargissent pour se porter vers les autres, absents et présents, ces hommes, ces héros inconnus vers qui se dirige sa compassion: là encore l’écriture vibre, chargée de sensibilité. Les mots permettent à l’homme de prendre conscience de lui-même et le regard du poète se tourne vers ces êtres auxquels il se confond et par le biais desquels il peut célébrer l’amour, l’intimité, la femme et sa sensualité:

Je rends grâce aux îles blondes des lampes de chevet,
aux heures de paix dorant lentement au four des soirs d’ambre
près du corps d’une femme qui se love dans sa nudité pour la nuit.

Dans ces pages au lyrisme discret et qui traquent la réalité, la magnifiant, Michel Baglin résiste à tout désespoir sous l’impulsion de la poésie. Aussi est-ce avec reconnaissance qu’il célèbre le monde des humains auquel l’écriture accorde un sens véritable. Dès lors c’est au lecteur de  » rendre grâce  » au poète pour ce chant vibrant et incessant.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 25, juin 2004)

Périple et détours, de Roland Reutenauer, Rougerie.

Conçu comme un triptyque, le recueil de Roland Reutenauer se présente sous la forme de carnets qui mettent en évidence deux thèmes majeurs : le temps et les mots. A partir de ces deux notions s’élabore une poésie de l’intime où la réflexion côtoie la description de différentes réalités. C’est sur une période douloureuse que s’ouvre le premier volet dans lequel les poèmes offrent un aspect tragique pourtant tempéré par la pudeur d’une écriture qui se contente d’allusions. A travers elles, le temps dans sa présence insidieuse souligne la détresse vécue : De quel temps / les heures de cette journée / quel temps qui se disloque / à creuser les heures / à creuser l’abîme, interroge Roland Reutenauer. Dès lors c’est à l’instant que s’en réfère le poète et auquel il voudrait lui conférer valeur d’éternité, parce qu’il refuse à la tragédie de s’imposer et que demeure l’espoir à venir: dissuadons les pommiers / de fleurir dans l’hostile : cette brève formule en dit assez pour comprendre quel sentiment anime Roland Reutenauer. Mais le temps, sous d’autres latitudes peut revêtir une autre signification. Dans le  » Carnet javanais  » où la réalité devient motif à écriture, immergé dans une autre civilisation Roland Reutenauer constate combien le temps n’est qu’illusion : bouddhas combien sont-ils / à tenir tête aux cendres / forts de la nonchalance des sèves. Références au temps certes, mais les poèmes extraits de ce carnet sont aussi tournés vers des images exotiques, sources de réflexion pour l’occidental dépaysé et Roland Reutenauer, prenant conscience de ces différences, peut écrire : Figé au bord d’une rizière / à l’heure du soir un palmier / redonne leur plein sens / aux mots solitude énigme. Précisément les mots constituent pour Roland Reutenauer ce second thème. Ils apparaissent comme l’exacte traduction de son moi profond : nulle possibilité de se soustraire à leur emprise, pas davantage de leur accorder un pouvoir mensonger. Ils demeurent témoins et acteurs de ce que le poète éprouve : ils mesurent chacun de nos gestes / à l’aune de leur absence. En d’autres circonstances ils se font les interprètes de l’espoir qui n’abandonne jamais celui qui se livre à eux. Ce sont ces mêmes mots qui permettent au voyageur d’aborder la nouveauté, de se porter vers les autres, d’évoquer les scènes qu’il contemple, de les délaisser parfois quand plus rien ne contraint le poète à l’écriture : se passera de mots ce qui se trame / entre le jour et moi son ami / à mille lieues de mon ombre / ordinaire et les poèmes sceptiques. Toutefois les mots, la poésie sont pour Roland Reutenauer une manière de côtoyer la réalité, celle de la nature proche, ou de se fondre à elle, le poussant à déclarer : je cisaille les orties / et les ronces du talus / mon poème éparpille ses mots / dans les herbes. De là cette vertu qu’offre le poème de faire corps avec l’espoir et de se poser en sauveur de la journée. Dans Péril et détours, chaque poème dépourvu de ponctuation permet aux mots de couler, à l’image du temps dont nous avons dit la prégnance. Cette écriture fluide entraîne le lecteur dans la compagnie de Roland Reutenauer, poète de la pudeur au regard toujours porté sur le monde et transfiguré par l’écriture.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 37, juin 2007)

Propos notés en ramassant des aiguilles de pin, de Gaspard Hons, Rougerie.

Avec ce titre étrange, Gaspard Hons entraîne le lecteur, pour son bonheur, sur des chemins que les anciens sages orientaux ont déjà parcourus voici plusieurs siècles. L’esprit du tao souffle sur ces poèmes en prose et la leçon, toute d’humilité, de Gaspard Hons, le poète et penseur, n’en est que plus remarquable. La sagesse domine dans ces textes, celle qui s’oppose à notre époque avide de posséder plus que d’être. L’écriture se fonde sur le concret pour avancer des idées qui constituent la philosophie du poète. Que dit-il donc dans ces textes brefs, ciselés avec patience et qui atteignent avec précision leur but ? Que le monde est illusion et que les pouvoirs de celle-ci sont illimités:  » Une tranche de pain mangée en dormant pourtant le rêveur « , déclare-t-il. Car dans cette démarche le paradoxe est de mise qui ne cesse de rappeler que la réalité n’existe pas et que ce que nous contemplons n’est que son absence:  » le principe qui la porte ne livre qu’une apparence de rose, c’est l’illusion d’une rose qui s’offre à notre regard « . Aussi faut-il miser sur cette illusion qui peut être l’imagination pour poursuivre la voie. Seule l’intériorité, la méditation permettent d’avancer, de porter un regard lucide sur nous-mêmes. Il ne faut pas s’en tenir aux paroles qui ne conduisent à rien, ne peuvent cerner l’être ni son envers: c’est cette écriture qui oscille sans cesse entre deux chemins qui est propre à Gaspard Hons et dans laquelle le lecteur s’absorbe:  » Dire ce qu’est n’être rien rejoint l’impossibilité de dire le contraire « . Le paradoxe est toujours présent puisqu’il n’est aucune vérité, aucune certitude en ce monde. Les réflexions qui fusent à chaque page comme autant de méditations sur un sujet donné permettent de considérer l’univers dans son infini, alors même que pareille perspective semble sans raison aux yeux du philosophe:  » un espace sans limites serait redoutable s’il n’y avait des dieux pour nous bercer de l’illusion de porter des chaussures inusables « . En face d’un tel constat quel jugement porter sur les choses qui nous entourent si ce n’est celui de leur fugacité, de leur immatérialité, et accepter leur disparition: c’est avec cette image:  » quand la neige fond, l’eau qui s’écoule ne garde pas la forme des cristaux  » que Gaspard Hons traduit cette fuite des choses, des êtres. La quête entreprise se poursuit avec obstination. Ce qu’il reste à accomplir par l’homme c’est de se rejoindre, de se fondre dans une unité à laquelle il aspire. Cela, Gaspard Hons le formule avec force:  » Lorsque tout aura été dit, une part infime restée dans l’ombre te permettra de trouver ta part manquante « . Dès lors le passage aura été accompli: il sera inutile de questionner et plus encore de répondre:  » Naître clôt définitivement la question du néant et celle de l’infini  » car c’est bien naître qui importe dans cette recherche.

L’écriture de Gaspard Hons, sa démarche sont celles d’un poète et d’un penseur: ces Propos incitent à méditer une pensée résolument tournée vers l’intérieur. En ces temps agités, il est bon de faire halte et de lire de telles réflexions en forme de poèmes. L’esprit s’en trouve pacifié et la poésie régénérée pour son plus grand bien.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 33, juin 2006)

Pierre Gabriel: Entre le feu et la cendre

Pierre Gabriel fut un poète discret qui, né à Bordeaux en 1926, vécut dans le Gers à Condom où il exerçait la profession de distillateur. Il ne fréquenta pas les cénacles, se rendit rarement à Paris, mais, fidèle à un esprit artisanal, publia des années durant une revue de poésie qu’il imprimait sur sa presse à bras: Haut Pays. Il mourut en juillet 1994: il n’eut pas le plaisir d’aller recevoir le Grand Prix du Mont Saint-Michel qui lui avait été attribué pour l’ensemble de son œuvre. Auparavant quelques prix avaient récompensé son talent: le prix Voronca (1958) pour Les Voix perdues ( Subervie ), le prix Artaud (1967) pour Seule mémoire (Rougerie) et le prix Apollinaire (1983) pour La Seconde porte (Rougerie).

L’œuvre de Pierre Gabriel, dont il faut bien s’accorder à dire qu’elle sonne humainement juste, est jalonnée de recueils aux accents singuliers mais que l’on peut scinder, pour la commodité, en deux parties. La première comporte des poèmes de facture classique qui disent l’enfance perdue, le passé encore proche, la solitude, ainsi que l’amour, enfin, à partir de 1972, avec La Main de bronze, se construit une philosophie de la destinée. A cette époque, s’élabore également une écriture qui manie l’antithèse, la dualité dans les termes et qui révèle un homme tourmenté mais refusant le pathétique, adoptant une attitude stoïque en face de notre condition. Cet homme sans Dieu, mais qui, souvent, se réfère à des dieux anciens, livre sa pensée, dit l’ambiguïté de notre destin partagé entre l’absurde d’une mort envisagée sans crainte et le désir que nous avons de maintenir au plus près la vie, une vie qui aspire à l’ éternité. Ce désir d’être au monde, Christian Hubin, dans l’étude qu’il a consacrée à Pierre Gabriel et parue aux éditions Subervie, le souligne par ces mots: Chacun des poèmes de Pierre Gabriel tente de préserver une lueur que déjà la nuit guette, une flamme qui, à peine allumée, vacille sous un souffle noir, mais s’obstine et s’acharne à survivre. Dès lors, comment ne pas suivre l’itinéraire de Pierre Gabriel au long des recueils qu’il a patiemment confectionnés.

Dans Les Voix perdues sont contenus les thèmes à partir desquels Pierre Gabriel développera plus tard ce que l’on peut appeler sa philosophie existentielle. Par ces poèmes est traduite sa nostalgie pour une enfance vers laquelle il voudrait revenir:

De tous les sentiers que la neige efface,
Sauras-tu trouver, au bord du matin,
Le seul où tes pas laisseront leur trace,
Le sentier secret parmi les jardins
Où l’enfant perdu te prendra la main ?

De même transparaît le goût pour rappeler les privilèges de la mémoire, alors que l’on note, déjà, la présence de la mort çà et là évoquée, un thème qui hantera son œuvre et, avec elle, la fuite inexorable du temps: J’interroge le temps perdu, écrit Pierre Gabriel et cette interrogation n’aura de cesse.

Avec Seule mémoire, une voix plus assurée s’élève et une quête commence. Dans ce recueil, la mémoire apparaît comme le facteur qui permet de mettre en lumière des pans d’une existence qui n’appartient plus à l’homme. Avec les rappels parfois dramatiques de la mémoire, Pierre Gabriel s’efforce de nommer ce qui l’entoure, comme pour ne pas disparaître de sa vue, pour ne pas que la nuit l’enferme définitivement. Pourtant c’est bien la mémoire qui conduit le poète vers l’aube et repousse les ténèbres. Instant quasi miraculeux que celui où le présent, qui est la parole dans son immédiateté, et la mémoire se rencontrent. A partir de ce moment, la vie toujours possible, l’amour à venir, sont à la portée du regard:

Je parle, et te parler me suffit à survivre
Si ma vie naît enfin de ta seule mémoire.

Avec la mémoire s’effectue le retour inattendu aux sources de l’enfance et, par conséquent, dans des zones que le temps n’atteint plus, à travers un pays que Pierre Gabriel n’a jamais abandonné et dont la permanence le rassure. Dans ces instants d’exception où, provisoirement, est exclue l’idée de la mort, le lyrisme de Pierre Gabriel témoigne d’une ferveur envers la vie et la terre, d’un bonheur précaire certes, mais conquis dans son éphémère durée:

Je t’offre ce pays, son poids de grappes mûres,
L’ombre d’un homme seul, ici, porte trop loin
Je te fais aujourd’hui le don joyeux du vent.

Mais de tels instants sont rares et le retour à soi fait resurgir la présence de la mort et de ses mystères, tandis que s’affirme la pensée d’un monde privé de Dieu. « …je sens je rôder la mort / Et j’appelle au secours, mais Dieu n’est pas d’ici « . Ce recueil, autant que les suivants, mettent en lumière la quête d’une parole qui nommerait tout, d’un silence qui recouvrirait tout et livrerait la clef de l’énigme en donnant naissance à cette parole. Dès lors on note de nouveau une construction duelle: parole et silence, de même que voisinent l’espoir et la douleur. Cette notion de  » double  » traverse une grande part de son œuvre, traduisant l’incertitude qu’éprouve Pierre Gabriel, le doute qui le caractérise et qu’il n’hésite pas à nommer.

Avec La Main de bronze s’impose une œuvre fondée sur l’interrogation d’un homme sur la destinée, en même temps qu’il recourt à des poèmes aux allures de fables, de récits en prose, un genre qui permet de savoir que Pierre Gabriel fut aussi l’auteur de deux romans: L’Ormeau et Une vie pour rien, ainsi que d’un livre de nouvelles: Le Serpent bleu (Prix Prométhée 1988). La Main de bronze est un des livres majeurs de Pierre Gabriel. Il y décrit le sort de l’homme pris dans un univers qu’il ne comprend pas toujours, un monde dans lequel le juste est abandonné à son sort, enfermé dans un labyrinthe qui ressemble à une prison, martyrisé, condamné à mort: Sur la vitre battue de pluie grondaient de funèbres tambours. Une porte claque. On venait le chercher. On traînerait son corps vidé de sang sur les lieux du supplice. Dès l’abord est dénoncé le sentiment de culpabilité qu’entretient chacun de nous et la révélation de notre faiblesse. Quant à la solitude qui s’affirme, elle provoque la crainte, l’incompréhension au détriment d’une force imposée en face du monde. Il y là des accents pascaliens pour exprimer une philosophie de l’absurde, alors même que Pierre Gabriel avoue que la joie doit être préservée: Taisez, par pitié, cette joie, et ce bruit déchirant du sang qui reprend vie, du monde qui bat la chamade. Au regard lucide du poète n’échappe pas l’illusion de la liberté: Encore quelques pas, et je serai sauvé. Que je parvienne au bout de ce chemin, et je me croirai libre, écrit-il. Mais, dans un dernier sursaut, il refuse de s’abandonner au désespoir et l’interrogation qui clôt le dernier poème de ce recueil en témoigne: Encore un pas. Vers quelle autre lumière ? Chacun répondra à sa convenance selon ses croyances.

Lumière natale continue d’expliciter la philosophie de son auteur et, dans l’expression de sa pensée, on note de nouveau le recours à la dualité qui traduit sa volonté de faire la même part à chacune des propositions. S’inscrivent également dans ces poèmes la manifestation de la mort et la lutte entreprise contre celle-ci, mais aussi la victoire de la vie avec l’acceptation d’une fin qui serait en quelque sorte l’attente de l’éternité:

A chaque souffle, à chaque mot
Notre sursis s’accroît
D’un même écho, d’un souffle égal
Au seuil d’un jour qui n’aura pas de fin.

Pierre Gabriel instaure un monde où il est question d’un dieu ou de dieux mais pas de Dieu, ce que l’on avait déjà noté, alors qu’il s’efforce de préserver la lumière, de savourer l’éphémère, de parier en faveur d’une renaissance pour un cycle sans fin.

Dans La Seconde porte, la méditation de Pierre Gabriel s’approfondit, tandis qu’il poursuit son interrogation sur le sens de la vie et que son écriture devient plus dense, chargée d’un mystère solidaire de sa démarche. De nouveau on note cette dualité de la pensée qui s’exprime par des antithèses: vie-mort, cécité-lumière, mots-silence… Cette dialectique se charge de plus de poids au moment où le poète essaie de concilier, dans une même unité, ces deux formes contraires, de même qu’il s’efforce à l’apprentissage du temps. Dans la fusion de l’éphémère et de l’éternité à laquelle l’homme est promis se résout le dilemme:

Le temps ne brûle que le temps,
Toute parole est sans limites,
L’éternité passe par nous.

Extrait de la nuit initiale, l’homme naît désormais au monde, ébloui par cette naissance qui passe par les mots. Cette révélation de l’unité devant laquelle le mystère demeure, conduit Pierre Gabriel à dévoiler sa vision d’un monde où s’impose l’absolu. Par une poésie ouverte, fidèle à la lumière qui le guide depuis longtemps, Pierre Gabriel situe l’homme au cœur de l’univers, dans l’attente d’une révélation au-delà des temps, certain que rien n’est jamais perdu des paroles, des questions posées.

La Route des Andes a été écrit à la suite d’un voyage au Pérou, terre d’une civilisation qui a consacré la mort des dieux. Au cours de ces errances dans des lieux où perdure encore le souvenir des Incas s’exprime une leçon de vie. Certes la mort est toujours présente, rappelée à plusieurs reprises, mais toujours en parallèle avec la vie qui la précède et lui succède:

Un seul éclair désigne ici
L’éphémère brasier
D’où renaîtra de toute éternité
L’étincelle qui porte vie.

Ce va-et-vient entre absence et présence est incessant, de même que s’affirme le désir de découvrir l’énigme d’une existence jusqu’à présent réduite à des incertitudes. Ce qu’il faut retenir aussi de ce livre, c’est l’évocation de la puissance de la nature qui entretient avec les hommes des liens d’exception. Ainsi la forêt, le fleuve affirment leur grandiose suprématie:

Une autre saison nous enclôt dans la touffeur de la forêt qui parle.
Ici, notre enfance renie ses rites, ses mirages, ses chemins s’astres fabuleux.
Entre ciel et désir, le fleuve s’ouvre à l’étrave des songes,
Son haleine embue notre regard, efface notre voix.

Au cœur de ces paysages Pierre Gabriel comprend que la vie et la mort se confondent et que pareils lieux s’ouvrent sur l’éternité, tandis que la notion de sacré s’impose avec force. Au cours de ce parcours, le poète guette avec espoir l’apparition de la lumière parce que le soleil a toujours été vénéré comme une divinité et également parce que cette lumière est aussi le véhicule de la parole. Dans les villes abandonnées, ruinées qu’il traverse, Pierre Gabriel voit la mort s’effacer au profit d’une renaissance toujours attendue. Sa marche le conduira à la découverte d’un lieu véritable chargé de mythes détenteurs de la vie. Ce sera devant la contemplation des sommets habités par les anciens dieux qu’il comprendra que s’accomplit l’incarnation du temps et de la parole:

Chaque heure naît de notre sang, chaque heure d’avant nous, d’avant même le monde.
Midi aveugle règne. En toute chair vont s’accomplir le temps précaire et sa parole.

Après une ascension à la fois physique et spirituelle, l’homme peut enfin se dépouiller du superflu, accéder à sa délivrance et parvenir à la conquête de soi:

Tu as gravi l’invisible paroi,
Mais la cime se tient au-delà, étincelante et pure à l’instant de la foudre,
Plus haute encore,
Cime plus que jamais.

Dans ces poèmes, Pierre Gabriel exprime avec ferveur l’espoir qui ne l’a jamais quitté de voir restituée à tout être humain la dimension qu’était la sienne. Entre l’homme mythique des Incas et l’homme contemporain s’accomplit une admirable fusion grâce au regard que porte le poète sur cette terre où souffle encore l’esprit de ses anciens habitants.

Le parcours poétique de Pierre Gabriel s’achève avec La Cinquième vérité, recueil posthume, qui reprend les poèmes de La Main de bronze, mais qui contient de nombreux inédits, beaucoup d’entre eux aux allures de récits, de paraboles. Dans ces derniers les symboles employés accentuent une impression d’égarement, le sentiment que tout être humain est conduit à sa perte, tandis que sont soulignées l’absurdité des coutumes, la haine à l’égard des autres: Rien n’a changé en apparence. Ma maison reste ouverte à l’accueil. Mais on m’évite désormais. Je sens peser la haine aux yeux glacés. De même la mort se confond à la vie balbutiante et sans cesse Pierre Gabriel oppose le feu à la cendre afin de suggérer le contraste entre l’illusion précaire et la réalité: Mais de quel feu s’alimente le feu quand toute soif avive notre soif, quand notre chair déjà porte le nom de cendres. Aussi, au cours de ce voyage involontaire, l’homme constate-t-il son désarroi: le monde lui demeure étranger même si les choses s’offrent à lui dans leur fraternelle connivence. Il pèse sur chacun d’entre nous des menaces insoupçonnées qui s’imposent dans leur évidente clarté. Reste la quête de la lumière, fragile espoir entretenu et exprimé sobrement:

Je ne sais rien de la lumière
Qui se cache sous la lumière.

Dès lors, la vie étant ce peu de cendres entre les paumes de la mort, quelle autre solution reste-t-il sinon l’acceptation de sa propre fin sans renoncer pour cela à l’espoir, sinon les mots auxquels le poète s’attache et se rattache avec nostalgie, manifestant une attitude digne à l’image de ce qu’il fut toujours envers l’existence ?

Tout au long de son œuvre Pierre Gabriel a su approfondir sa méditation, étendre son regard dans un double mouvement où la présence et l’absence se côtoient. Toutefois il aura fallu que lui soit révélée la destinée de l’homme pour que la vie et la mort se découvrent l’une à l’autre par le biais de la pensée et des mots. Grâce à eux, Pierre Gabriel accédait à un temps primordial. La poésie l’entraînait alors sur des chemins jusqu’à présent interdits vers lesquels il conduit le lecteur avec lucidité et courage.

©Max Alhau

(Étude parue dans Aujourd’hui Poème, n° 54 – octobre 2004)

Bibliographie sommaire:

Les Voix perdues (Subervie, 1958),
Seule mémoire (Subervie, 1965),
La Main de bronze (Chambelland, 1972),
Le Nom de la nuit (Rougerie, 1973),
Lumière natale (Rougerie, 1979),
La Seconde porte (Rougerie, 1982),
La Route des Andes (Rougerie, 1987),
La Cinquième vérité (Rougerie, 1994),
L’Amour même (Voix d’encre, 1997).

BERNARD HREGLICH (1943-1996) : Un poète singulier et flamboyant

Bernard Hreglich fut un poète singulier qui, malgré la souffrance, la maladie, sut faire triompher les pouvoirs de l’écriture, de la poésie. Il fut surtout un poète discret qui ne chercha jamais à publier très tôt. C’est en 1977, alors qu’il a trente-quatre ans, que paraît Droit d’absence qui vaut à son auteur le prix Max Jacob. En 1986, il obtient le prix Jean Malrieu avec Maître visage. Déjà sa santé s’est dégradée et la sclérose en plaques dont il est atteint l’immobilise peu à peu. Toutefois l’écriture constitue pour lui son seul recours, son unique moyen de survie. Exigeant, Bernard Hreglich ne cesse de corriger ses poèmes qu’il ne tient pas à livrer à la publication. Il est gravement malade lorsqu’il adresse à Gallimard un manuscrit: Un ciel élémentaire, qui sera publié en 1994 et obtiendra le prix Mallarmé. Malgré la souffrance, il se décide à préparer un autre livre, ce sera Autant dire jamais qui sortira chez le même éditeur sans que son auteur ait eu la joie de le voir. Bernard Hreglich disparaît en août 1996. Grâce aux soins de son ami François de Boisseuil, les derniers textes écrits en juin 1996, alors qu’il est hospitalisé, seront publiés chez un éditeur-imprimeur à l’enseigne des presses du sergent Fulbert à Cléry près d’Orléans. Plus rien d’autre n’a vu le jour depuis.

Dès Droit d’absence s’affirme la maîtrise d’une écriture particulière à l’écart des courants à la mode. En partie composé de poèmes de jeunesse (il avait une vingtaine d’années), ce recueil met en place les premiers fondements de la quête intellectuelle et poétique de Bernard Hreglich. Certes, cette poésie peut déconcerter: l’écriture concrète, élégante s’affirme par le goût pour les alliances insolites, pour les métaphores parfois énigmatiques. Dans ce livre, Bernard Hreglich parle discrètement de lui et du monde, de notre monde sur lequel il n’entretient nulle illusion mais qu’il approuve sans retenue parce qu’il le sait source de poésie, lieu d’enracinement à partir duquel il s’interroge. Ce qu’il souligne, c’est sa volonté de prendre ses distances avec son passé parce que l’instant lui permet de transformer la réalité, de l’adapter au gré de son regard qui se métamorphose par le biais des mots:

Au fil des ans je ne prends plus la peine
de revoir ce vieux film criblé de taches d’encre
qui est mon histoire: toujours la même histoire.

Ce que contemple Bernard Hreglich lui permet de dresser un tableau dans lequel il souligne la cruauté d’un univers fait par l’homme et dressé contre lui. Aussi est-ce comme un désir de fuite qu’il exprime parfois, comme si dans l’éloignement il échappait à l’inhumanité d’une société dont il est toutefois un des spectateurs curieux:

J’ai un réel besoin de fuite.
Toutes ces bouches qui me rongent
et ces visages dont la couleur se fige
à la première insulte du ciel.

De même si l’écriture demeure sa seule préoccupation parce qu’elle seule lui permet de conquérir la réalité, de se l’approprier sous une forme différente, il confesse parfois son désir de s’en remettre au silence:

Je dis qu’il faut atteindre le silence
comme une halte nécessaire
à l’élaboration de toute révolte.

Mais ce livre singulier, comme le seront les suivants, affirme avant tout le plaisir que porte Bernard Hreglich au monde, à la poésie dont il devine qu’elle constitue son unique moyen d’être présent parmi les hommes, de faire voisiner réalité et imaginaire, de les confondre en un même mouvement.

Avec Maître visage est confirmée une poésie tout aussi foisonnante, peut-être aussi déconcertante, qui s’appuie sur la réalité mais ne s’en tient pas là et s’ouvre sur l’irréel, presque visionnaire, faisant alterner goût pour la précision concrète et puissance de l’imagination. Dans cette alternative on note l’attirance de Bernard Hreglich pour les paysages terrestres dont il souligne la beauté accentuée par les mots, par une écriture fluide qui ne cesse de charmer. Pourtant là n’est pas la seule préoccupation du poète qui, dans une seconde partie, célèbre la femme, lumineuse et s’intégrant dans son paysage mental et physique:

Troublante avec ta masse aérienne de larmes
comme une mémoire dont tu déchires
tous les tissus pour mieux dire aujourd’hui
des mots qui sont mes fêtes. Je n’ai jamais trouvé
en toi que bonne terre.

On ne saurait toutefois terminer cette brève analyse de Maître visage sans remarquer une unité fondamentale, propre à l’ensemble de l’œuvre: celle d’une solitude contrainte, à peine exprimée, en correspondance avec le monde dont Bernard Hreglich ne se sépare jamais et qui constitue la matière de sa poésie.

Dans Un ciel élémentaire, Bernard Hreglich livre sans doute ce qu’il a de meilleur et qui sera suivi par Autant dire jamais. L’écriture se fait plus dense, plus flamboyante dans son lyrisme, le vers ample permet à la pensée, aux images de se dilater, d’affluer à la façon d’un cours d’eau grossi par les pluies d’orage. L’aspect baroque de la poésie de Bernard Hreglich prend toute sa force déroutante et ce qui transparaissait dans ses précédents recueils s’affirme ici plus nettement. Dès les premières pages, le regard porté sur le monde se pose sur la Serbie, la Croatie, alors en guerre, et les événements qui se déroulent sont transformés par les mots, par une poésie qui conjugue fiction et réalité:

Complice désormais d’une œuvre ironique, tu frissonnes
S’il est question du maître Serbe et du valet Croate
Isolés dans leur monologue
Et des larmes de Sarajevo.

La vision d’un monde cruel qui était soulignée précédemment est confirmée ici d’une façon plus forte. La critique de notre époque, les sarcasmes qui lui sont adressés ne cessent d’abonder: la propension à la rapine, à la violence sont dénoncées avec vigueur sans que l’écriture ne perde de son élégance, de sa hauteur. Elle est l’instrument qui permet au poète de se livrer à ce travail de dénonciation:

Trop de ladres scindent le monde qui surveillent les graphiques
D’un siècle aux épisodes carnassiers dont nous savons
Qu’il désappointe les bergers, les Bochimans, les Tsiganes
Avant de donner le sein aux corporations triviales.

Néanmoins cette appréhension du monde n’empêche pas Bernard Hreglich de faire allusion à son destin personnel, d’affirmer pudiquement ses souffrances à peine voilées par une expression privilégiant l’inattendu, la singularité. La lassitude, la solitude transparaissent au hasard des poèmes qui sont comme autant d’histoires confiées au lecteur. Dès lors abondent de nombreux tableaux qui mettent en scène la femme sur laquelle le regard de Bernard Hreglich se pose, lucide et cruel. Il dénonce cette fois son insensibilité, sa perfidie:

Ai-je vu ta cruauté si peu semblable à mes éclats
Toi qui fus au précipice pour prévenir le néant
Et dont je crains le pouvoir faute d’azur sur tes lèvres ?

autant qu’il déclare son amour pour elle. Ces revendications, ces constantes reviennent régulièrement, constituant un thème obsédant. Cependant ce qui l’emporte dans ces poèmes c’est la foi entretenue dans l’écriture, puissance suprême, alors que le poète se méfie d’elle et souligne de nouveau la tentation que lui offre le silence:

On laisse dans l’écriture venir fleuves et chimères
Et bientôt des formes oblongues ne se nommant pas;
On perçoit dans la parole des sonorités arbitraires qui persécutent
Le sens, qui durcissent le régime d’une langue inaccessible
A l’espèce la plus commune qui trouble les desseins
Par corruption des cadences et glissements sémantiques
Jusqu’au jour où le plus simple est de parler avec ses mains.

Avec ce livre, Bernard Hreglich s’efforce, dans une tentative irréalisable, de saigner à blanc la réalité pour lui en substituer une autre, au moyen des mots passés au crible, sans cesse malaxés comme il en serait de couleurs broyées sur la palette. D’Un ciel élémentaire, Charles Dobzynski a dit dans Europe:  » Toute l’ambition, tout le bonheur d’écriture de Bernard Hreglich tiennent peut-être à cela: le choix, contre l’usage, d’une langue rebelle qu’il porte jusqu’au bout de son dessin, de sa combustion.  » C’est bien par la poésie que brûlait Bernard Hreglich et elle l’a porté jusqu’au terme de son existence, une poésie qui s’est poursuivie avec Autant dire jamais et d’autres textes inédits, témoignages d’une vie dévastée par la souffrance et sublimée par le regard qu’il portait sur un monde dont il ne s’était jamais retranché.

Autant dire jamais prolonge le recueil précédent en ce sens que l’on remarque la même élégance de style, un foisonnement semblable, mais le ton se fait plus poignant, la souffrance est masquée, même si l’on perçoit au travers des mots poindre la douleur. Le même regard ironique et critique est porté sur notre société à laquelle le poète ne fait pas grâce et qui avive son désir de fuite, son souhait de retrouver un passé baroque:

Face à tant de prosaïsme je voudrais me réfugier
Dans un plafond idéal, peuplé de charmes, de déesses
Selon les goûts du siècle seize

D’ailleurs cette époque si tiède n’en est pas moins cruelle et Bernard Hreglich rappelle plus fortement la présence de la guerre en Bosnie, se souvenant que ses ancêtres étaient originaires de cette partie de l’Europe:

Mes anciens furent des aventuriers, des naufrageurs, des reîtres,
D’impénitents rapaces. Des Slaves ayant franchi les Colonnes
D’Hercule sans grands soucis. Ce que chacun ignore.

Mais les rappels d’une origine étrangère ne permettent pas de ne pas prêter attention au poète, à ce qu’il évoque de lui-même. L’écriture exubérante n’occulte pas les fragments de son existence qu’il livre au lecteur, transformés par les mots, par le regard qu’il promène sur lui et tout autour de lui:

Douleur qui vient, sombres secrets, œuvres de pierres;
Avant le deuil il y avait mille collines et des enfants
Pour chasser ce vieux chagrin.

C’est alors que survient la tentation de regarder précisément autour de soi, de s’intéresser au monde de l’enfance qui, comme celui de la poésie, est source d’espoir. Car même si la solitude, la souffrance sont le lot quotidien de Bernard Hreglich, il n’en demeure pas moins qu’il ne manifestera pas la moindre amertume envers ce monde. Aussi l’émerveillement chasse-t-il la douleur, au même titre que la poésie exaltant la flamme qui l’anime avec une vigueur sans pareille. On constate ainsi dans cette œuvre un perpétuel balancement entre les forces maléfiques que véhicule notre société et les autres, plus stimulantes, celles de l’enfance, de l’espoir, de la tendresse, du langage exalté par un poète au verbe somptueux.

Dans Proses, recueil posthume, pour la première fois Bernard Hreglich recourt au poème en prose avec la même expression élégante dans sa perfection. La manifestation de la souffrance, l’approche de la mort sont traduites dans ces textes alors qu’il se fond dans l’écriture devenue pour lui un autre corps. Il n’élude plus l’absence proche et trouve pour l’exprimer des formules lapidaires percutantes:

« Je n’ai pas désigné celle qui vient, porteuse de cendre et de poudre. »

Aussi l’avenir représente-t-il pour lui ce point invisible vers lequel il se dirige, conduit par une main inconnue. Il semble alors se détacher du monde, tout en affirmant avec force son insoumission et en clamant sa confiance dans le livre, témoin des civilisations passées:

 » Je n’ai dans ma sauvagerie rien perdu de ces manières frivoles qui circulent de siècles en siècles entre les feuilles d’un volume déchiré.  »

Jusqu’au bout Bernard Hreglich se maintiendra à la hauteur de la poésie dont on peut affirmer qu’elle aura été pour lui un instrument essentiel pour interroger le monde, le découvrir dans sa beauté magnifiée par le regard et le désir toujours en éveil d’en révéler les infinies possibilités.

Cette œuvre, si mince soit-elle, aura marqué fortement la poésie française de ces dernières décennies. La critique, les lecteurs l’ont reconnu à juste titre. Il serait bon qu’on en prenne de nouveau connaissance avec un esprit de curiosité, celui qu’eut toujours Bernard Hreglich envers les autres. On découvrira, par le biais d’une écriture exigeante qui fut toujours la sienne, une poésie lyrique d’une richesse infinie. Comme tout poète authentique Bernard Hreglich eut pour projet d’appréhender le monde, de le transcrire pour lui accorder toute sa singularité. Ce poète souffrant dans son corps nous donne une leçon d’humanité, de courage, délivre un message d’espoir par le biais d’un regard toujours en attente de surprises. Ses découvertes exprimées au long de ses livres sont aussi les nôtres.

©Max Alhau

(Étude parue dans Aujourd’hui Poème, n° 52 – juin/juillet/août 2004).

Bibliographie:

Droit d’absence (Belfond, 1977), Maître visage (Sud, 1986), Un ciel élémentaire (Gallimard, 1994), Autant dire jamais (Gallimard, 1996), Proses (Presses du sergent Fulbert, 1997).

Jacques KOBER: Connemara Black (Éd. Rafael de Surtis, 2003)

En épousant une femme d’origine irlandaise, Kober a épousé davantage en cette « folle et indéracinable Irlande », qu’il a intégrée à sa propre mythologie intérieure, avec la Provence : « Civilisation rurale de jarres, de tians, de toupins, de faisselles, de tommettes et de cabanons que meuble la nuit le trapèze du hibou« , l’Inde : « Ce monde onirique, hors du temps », l’Italie : « Rugissant le matin des coulisses de la mer », et la Méditerranée : « La mer se bat à coups d’ossements sur les plages. » L’Irlande est présente dans l’œuvre de Kober, mais bien moins que ne le sont l’Italie ou l’Inde. Il manquait un grand recueil irlando-koberien. C’est chose faite, dans une belle édition bilingue anglais/français (traduction de Caroline Williams), avec un dessin inédit de John Huston (datant de l’époque où ce dernier tournait un film en Irlande), s’il vous plaît, et une préface de Daniel Leuwers : « … Jacques Kober nous fait pénétrer dans une sorte de surréalisme celte… nous convie, coude levé et verbe ajusté, à une inattendue ivresse d’au-delà. » Car il est vrai que le coude, on le lève, Guinness oblige: Une gorgée d’affût de canon dilué, – l’âme du pirate, fraîche autour du boulet – sans cesse rincée d’arraisonnement frais. L’image est le souffle de la création chez Kober. Elle bouleverse, transforme, sublime, métamorphose le réel, qu’elle fusionne avec l’univers onirique. Elle donne à voir dans le même laps de temps où elle réinvente le monde. Ici, il s’agit d’une Irlande : verte et inexpiable – à même la glaire des îles – et l’apostrophe des saints.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)

Sarane ALEXANDRIAN : Victor Brauner (Éditions Oxus, 2004)

Victor Brauner (1903-1966) est le plus grand peintre (avec Jacques Hérold) que la Roumanie nous ait donné. Victor Brauner est un poète ; un poète de l’image. N’a-t-il pas inventé, dans sa jeunesse, la picto-poésie ? Il s’agit d’un géant absolu de l’art surréaliste et contemporain, admiré par André Breton. Sarane Alexandrian a fait sa connaissance en 1947, et est devenu son ami, son exégète attitré. La monographie qu’il consacre à Brauner, dans la collection « Les Roumains de Paris », reprend des textes, des articles, des préfaces de catalogues, aujourd’hui introuvables, qu’Alexandrian a revus et augmentés par de nombreux inédits. Parfaitement structuré, l’ensemble nous plonge dans les dédales de l’univers braunerien, qui nous prouve, avant tout, qu’un tableau n’a pas besoin de reproduire la réalité pour l’égaler en puissance et en vie. L’art de Brauner est fait d’expériences, de tentatives toujours originales, qui conduisent l’art à son dépassement. La peinture de Brauner est une mythologie dont l’individu est la figure centrale. La destinée des hommes s’y joue de manière symbolique. On y croise ainsi : Anepot (dieu du présent), Eboundetat (dieu de l’air), Foartesigur (dieu de la vie intérieure), mais aussi les éléments : l’eau, le feu, l’air et la terre, la rivière, la forêt ou le lac, qui ne dépeignent jamais une réalité, mais des êtres fabuleux qui en sont l’âme. Les héros de Brauner sont des êtres humains érigés en forces de la nature, de l’imagination, du désir et de la liberté, et dont le personnage suprême demeure le poète. C’est-à-dire l’homme total que chacun doit tenter de devenir. L’homme dont la vie est un poème. Brauner pense qu’il existe un être secret dans chaque homme et l’évoque par une tête qui en contient une autre, ou par un visage qui en démasque un autre. Brauner peint un univers et une mythologie correspondant aux réalités du monde intérieur. Brauner exprime sa conception de l’existence, du merveilleux et de ses angoisses, dans un langage dédié. Il invente le « Crichant », qui allie le cri et le chant et désigne le poète au summum de son lyrisme; le Véritom (anagramme qui combine mort et vie), que Brauner explique lui-même : « Il y a une minute que j’appelle le Véritom, parce qu’on y a nécessairement l’intuition de la vérité sur la mort et la vie. » Pour aborder cette œuvre peu commune, Sarane Alexandrian s’y prend de manière peu commune (a-t-il le choix?), et a recours à une approche qu’il qualifie lui-même d’esthétique ontologique, définie comme l’approche et la compréhension de l’être par la peinture, soit l’analyse descriptive des tableaux et la mise à nu des motivations existentielles du peintre. La création de Brauner est en évolution perpétuelle ; il s’agit d’une aventure intérieure continuelle qui enchaîne les périodes, successivement baptisées : « Chimères », « Hermétique », « Mamalie », « L’Onomatomanie », « Les Rétractés », « Totemisation ». On ne cesse d’y découvrir des formes et des sujets, tant l’imagination du peintre paraît inépuisable. Brauner est toujours en mouvement, car : « Ne pas changer, c’est mourir. » La magie joue un rôle prépondérant de contrepoids de l’angoisse et de la terreur. Brauner peint pour se protéger et pour déjouer les menaces qu’il sent dans le réel. Ceci expliquant les figures épouvantables et les scènes terribles de certains de ses tableaux. Brauner est un visionnaire. Les exemples ne manquent pas, tant dans son œuvre que dans sa vie, ni les anecdotes. A partir de 1931, la mutilation oculaire obsède littéralement le peintre qui va jusqu’à entreprendre de se peindre lui-même avec un œil crevé. Dans la soirée du 27 août 1938, en voulant séparer Esteban Frances et Oscar Dominguez, Brauner perd son œil gauche sous un coup de bouteille de Dominguez. Sur son lit d’hôpital, il dira cette phrase étonnante : « Tout ça c’est de ma faute, je n’aurais jamais dû me peindre avec un œil crevé ! » Troublant, non ? D’autant plus qu’il avait lui-même pris en photo, bien des années auparavant, l’immeuble où devait se produire l’accident. Brauner est un peintre de l’inconscient, qui ne conçoit la peinture qu’en tant que langage. La chose peinte est un rapport entre un concept et une image visuelle. Un tableau de Brauner se lit et possède son vocabulaire graphique, son lexique, ses symboles. Le serpent incarne le projet poétique ; le chien, l’existence quotidienne perdue dans la foule ; le poisson, l’ailleurs, les profondeurs, l’inconscient; le coq, l’orgueil ; le chat, la voyance ; l’oiseau, le survol de sa destinée ; la pomme, le sein ; la fleur, l’extase ; la femme, la déesse, la mère. Chaque signe fait chanter une légende intérieure qui part à la conquête de la souveraineté de l’être. Un grand livre de Sarane Alexandrian, sur un immense peintre.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)