Petre RAILEANU : Gherasim Luca (Éditions Oxus, 2004)

Ils sont arrivés de Moldavie, de Transylvanie, de Valachie, des Carpates. Ils sont venus vivre, créer et, parfois, mourir à Paris, en contribuant à faire de cette dernière le centre de la modernité. Ils avaient pour noms : Istrati, Ionesco, Brancusi, Tzara, Fondane, Voronca, Sernet, Janco, Cioran, Brauner ou Hérold. Tous étaient roumains. Tous étaient là pour nous rappeler les liens étroits qui unissaient Bucarest à Paris. Certains sont connus, d’autres le sont moins, à présent. La collection « Les Roumains de Paris », que dirige le scientifique et érudit Basarab Nicolescu, et que publient les éditions Oxus, vient, enfin, rendre justice à ces artistes roumains. Six titres, tous de très haute tenue, sont déjà disponibles: Roumanie, capitale… Paris (2003), par Jean-Yves Conrad ; Cioran (2004), par Simona Modreanu ; Mircea Eliade, romancier (2004) ; Benjamin Fondane (2004), par Olivier Salazar-Ferrer ; et deux incontournables. Il s’agit du Victor Brauner (2004) de Sarane Alexandrian, et du Gherasim Luca (2004) de Petre Raileanu. Écrivain et journaliste, ce dernier est un spécialiste des avant-gardes littéraires et artistiques roumaines. Il est notamment l’auteur de : Fundoianu/Fondane et l’Avant-Garde (Paris/Méditerranée, 1999), un volume passionnant qui rassemble les textes de jeunesse, donc d’avant-garde, de Fondane. Le génie est également au rendez-vous avec Gherasim Luca, poète qui, né à Bucarest, en 1913, devait se donner la mort à Paris, en 1994, en se jetant à la Seine, pour quitter: « Un monde au sein duquel il n’y avait plus de place pour les poètes », après avoir été, auparavant, la figure de proue du groupe surréaliste de Bucarest, et l’auteur d’une œuvre (dont la majeure partie est disponible aux éditions José Corti) qui ne ressemble à aucune autre, et qui a réhabilité le rêve en lui donnant le statut de réalité objective. Luca est exubérant, non-conformiste, déconcertant, génial. Sa mythologie personnelle explore les labyrinthes de l’être et du langage. Citons-en les thèmes et les périodes essentielles : l’Anti-Œdipe, la Mort morte, l’Inventeur de l’amour, le désir, l’amour et le merveilleux. Le livre de Raileanu fera date. L’auteur a compris Luca. Ce que Raileanu a réalisé et mis en avant, c’est que la période roumaine est capitale. Cette période, Raileanu l’étudie minutieusement et la décrypte. Il s’agit de l’avant-garde de Bucarest, soit la plus créative, la plus déjantée et la plus ultra d’Europe. C’est bien en Roumanie que Luca s’est construit ; qu’il élabora son œuvre, structura sa pensée et lança les premières fusées de sa mythologie. Seul un Roumain aussi averti que Raileanu pouvait parvenir à se glisser avec autant de facilité dans les arcanes d’un être et d’une création qui sont encore loin de nous avoir livré leurs secrets. Je terminerai en paraphrasant Gherasim et me contenterai d’affirmer : « que le mythe poétique – politique et religieux – des paradis célestes et terrestres – cuit ses déchets – dans la sauce d’un utérus infirme – où l’idée lâche de société idéale – socialiste ou pas – ne fait que polir la chaîne d’être – jusqu’à la satiété. »

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)

Radovan IVSIC : Poèmes (Gallimard, 2004)

Aujourd’hui, la Yougoslavie n’existe plus, mais la tendance qui consiste à amalgamer les pays qui l’ont composée, n’a pas disparu. Chacun de ces pays possède son histoire, sa culture et sa langue, qu’on se le dise. L’histoire de la Croatie est celle de la lutte acharnée d’un peuple pour acquérir son indépendance, et maintenir son identité. Rattachée à l’empire austro-hongrois en 1867, la Croatie intègre le Royaume de Yougoslavie en 1918, dès la fin de la boucherie de 14-18. De 1941 à 1945, le pays est livré à Ante Pavelic qui instaure un régime de terreur, pro-nazi. En 1945, le pays devient l’une des six républiques de la Fédération Yougoslave, dirigée d’une main de fer par Tito. En 1991, la Croatie déclare son indépendance, mais de terribles et violents combats l’opposent au régime nationaliste de Milosevic et à son armée fédérale. Il faudra attendre 1995, pour que la Croatie restaure, enfin, son autorité sur la totalité de son territoire, en retrouvant une indépendance perdue lors de la chute du royaume croate en 1102. On dit fréquemment que les Serbes sont des prosateurs, alors que les Croates sont des poètes. Il est vrai que la poésie a toujours été un art majeur, un des principaux fers de lance de la culture croate. De nombreux mouvements ont influencé la poésie croate contemporaine (principalement le futurisme et l’expressionnisme), mais aucun ne s’est durablement installé. Bien plus qu’à travers des mouvements, les poètes se sont toujours retrouvés, dans des courants, autour de revues. Le poète croate est généralement assez cérébral, et demeure très attentif (peut-être trop) au discours philosophique, à la phénoménologie heideggerienne, par exemple. Il s’agit, d’ailleurs, très souvent, d’un universitaire. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe aucun lyrique. Il suffit pour s’en convaincre d’évoquer deux noms incontournables: Vesna Parun (né en 1922) et Slavko Mihalic (né en 1928, voir les « Hommes sans épaules » n°15). Aujourd’hui, la poésie croate connaît une importante renaissance et métamorphose, depuis la deuxième moitié des années 90, à travers l’émergence de jeunes poètes aux expressions individuelles et sans poétique commune. Poètes de l’Indépendance, ils doivent aussi affronter un passé douloureux, qui n’est pas si lointain. Aux noms de Parun et de Mihalic, il convient d’en ajouter un troisième. Il s’agit de Radovan Ivsic, poète, essayiste (nous lui devons une belle monographie de la fascinante Toyen) et auteur dramatique, né en 1921 à Zagreb. Ce poète a la particularité d’être, pour ainsi dire, le seul Croate surréaliste. Ivsic fut aussi bien censuré par le régime oustachi de Pavelic, qui désignera son poème « Narcisse » comme le symbole de l’art décadent, que par celui de Tito, qui interdira la publication de ses écrits comme la représentation de ses pièces. Radovan Ivsic parviendra en 1954 à gagner Paris (où il vit toujours). Lié à André Breton, il participera, par la suite, à toutes les manifestations du mouvement surréaliste, et sera le cofondateur des Éditions surréalistes (1969), et des éditions Maintenant (1972). Il faudra attendre le milieu des années 70 pour assister, en Yougoslavie, à une timide « réhabilitation » de l’œuvre d’Ivsic. Sous le titre de : Crno, un important choix de ses poèmes paraît à Zagreb, en 1974. Difficilement accessibles hier, les poèmes d’Ivsic sont aujourd’hui rassemblés en un volume, avec une préface éclairante d’Etienne-Alain Hubert : « Quiconque lit les poèmes de Radovan Ivsic, en français, est frappé par le dépouillement de la syntaxe, d’où naît l’impression qu’une sorte de vide entoure les mots, leur conférant une capacité maximale d’irradier autour d’eux. » Radovan Ivsic nous entraîne dans les profondeurs de l’être, dans les antres du langage et sa forêt de mots, qu’il élague à la machette de ses visions : Je prends un peu d’eau noire et je transforme le nuage en une jeune fille que j’aime follement jusqu’à ma mort, dans la solitude. Les mots fusent, glissent, s’entrechoquent, sortent du décor, créent des engendrements imprévus : un cri entrouvre sa bouche mais ses orteils sont des papillons et ils s’envolent. C’est l’éclair, se dit-elle. Avec Ivsic, le rêve devient enfin la vraie réalité.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 17/18, deuxième semestre 2004)

PAUL FARELLIER AUX SOLSTICES, par Monique W. Labidoire

Paul Farellier saisit la lumière mais aussi l’ombre sur de larges étendues, puis les resserre en quelque méditation intérieure. Cela conduit à un moment de respiration poétique tout à fait singulier. Le poète cherche un éclairage au monde mais aussi un éclairage à sa propre existence. Il se peut que la connaissance de soi-même conduise à mieux appréhender les autres et permette le partage d’une totalité qu’on ne peut pas toujours nommer.

Quatre thèmes apparaissent principalement dans cette œuvre : la lumière, l’obscur, le silence et la durée, des thèmes, qui parcourent l’œuvre et interfèrent de manière récurrente. Le lexique choisi par Paul Farellier éclaire l’objet de l’œuvre et l’on peut y relever par exemple des mots comme ruines, cendres, limites, fenêtres, demeure ou château et d’autres séries concordantes qui donnent leur sens au poème. Essentiellement, le poète se trouve aux solstices, – aux solstices, car la distance qui le sépare ou le rapproche du centre de lui-même peut varier selon les saisons, les lieux, l’approche du poème et toutes postures plus intimes de réflexion, de méditation, d’interrogation sur le monde et sur le poème.

On apprend beaucoup sur un poète en respectant l’ordre chronologique des parutions même si ce n’est pas celui de l’écriture. Et regardant le premier recueil de Paul Farellier publié en 1984 au Pont de l’Épée, chez Guy Chambelland, – il s’intitule L’Intempérie douce – une certaine abstraction est visible en écho à une retenue, particulièrement dans la première partie intitulée « En ce qui reste d’été ». Un peu abstraite, cette poésie semble garder une distance avec son locuteur dans ce sens où il désire vivre le poème et la poésie, sans pour autant se montrer de plein fouet dans son propre champ poétique. Mais une lecture attentive favorise une approche plus précise et offre quelques signes auxquels le lecteur peut s’accrocher. Le poète est lui-même dans une vastitude, et du centre au solstice, il y a place pour le mystère et l’inconnu. Il écrit : « Quelque chose, qui n’est pas encore en ordre, se dispose lentement : un semoir invisible au fond de l’air. »[[L’Intempérie douce, page 27.]]

Les années 1980 sont une période de la poésie contemporaine où le lyrisme semble pas mal jeté aux orties et si Paul Farellier s’y livre, au lyrisme, c’est entre les lignes et dans le blanc du poème à des degrés qu’il faut déchiffrer patiemment. Il s’exclame : « Quelle retenue dans l’écriture de la beauté ! »[[L’Intempérie douce, page 8.]] Mais il lui plaît aussi de se livrer quand il dit : « Ce cœur, tu le retiens pour plus large/ pour y bercer le plus vaste. » C’est dit, le cœur de Paul Farellier ne se contentera pas d’un petit air de musique ! Et si les émotions et les sentiments sont fortement pressentis, le poème garde ses limites et contient tout débordement. Pourtant l’émotion que délivre les poèmes permet d’approcher une épaisseur dans laquelle s’établit un accueil, ce qui est à l’opposé d’une mise à l’écart du poète dans une quelconque tour d’ivoire. Le poète cherche un passage qu’il pourrait pratiquer avec d’autres. Mais de quel passage s’agit-il, de celui qui pourrait s’ouvrir entre lumière et obscur, entre silence et solitude, entre beauté et durée et qui rejoindrait une communauté, un partage ? Espoirs confondus de trouver un jour un sens à l’existence, à la sienne propre comme à celle du monde ? Et il nous dit : « Ce qui fait la question durer, c’est que le passage existe ».[[L’Intempérie douce, page 13.]]

L’homme garderait-il en lui une blessure endémique incurable qui ne pourrait se soulager que par toutes ces questions et sans pouvoir y répondre ? Le poète semble accepter cet état dont il n’est pas maître. Il se trouve « Dans la nuit passante ». Le passage est bien visible, mais il y fait nuit. Il semble espérer une grâce équitable qui dépasserait la nuit.

Une expérience qui va l’amener à observer, écouter, ressentir et entrer dans une réalité, qui si elle n’est pas encore complètement préhensible, chemine au milieu d’instants vécus où le ciel, la rose, le talus, convoquent, à une heure dans laquelle la nuit obscurcit les étoiles, d’étranges convives qui vont poser la question fondamentale, au moins pour un poète : avec quoi nourrir le poème et l’existence ? Sur quelle étendue poser le poème ? Ne doit-on pas recourir à la nudité, à l’espace désencombré de toutes les scories qui s’entassent dans les mémoires, s’alléger et prendre son envol vers la transparence, accueillir le poème sans bien savoir d’où il vient et dire :

La table de ce côté.

Le couvert pour traiter l’ombre.

Nous dînerons d’une pensée déchirante. [[L’Île-cicatrice, page 20.]]

Le poète semble dire qu’il faut se mettre à table et redécouvrir cet espace pour mieux partager le pain et le vin. À condition de ne pas les servir flétris, les mots nourriront les convives de ce banquet. Qu’entendons-nous dans ces trois vers ? Nous entendons que la parole peut élargir la déchirure, que la conscience de l’absence, de la durée, de la mort n’est pas vouée au désespoir mais peut être acceptée. Il y a donc questionnement intime et conscient. Il y a aussi questionnement sur ce qui entoure. Il faut chercher un passage entre le dehors et le dedans mais trouver aussi le paysage et le lieu. Écouter et ressentir, toucher le sentiment qui élève vers quelque chose qui est toujours, pour le poète, de l’ordre de l’inconnu et qu’il désire ardemment rencontrer.

Pour y parvenir, le poète ne va pas se contenter de se poser des questions afin de résoudre une énigme, il ne peut se confiner dans des espaces réduits au regard de soi-même ; il peut, il doit, tout simplement respirer la fleur du talus et être attentif à « L’été sur sa perte »[[Une Main si simple, page 37.]], – il peut aussi travailler en direct sur le motif à l’exemple de ces vers qui ouvrent un espace de paix :

Il fait beau. De grandes distances nous pénètrent. La rivière dessine, retarde le pays.

J’écoute vivre.[[L’Île-cicatrice, page 53.]]

Ce poème dit bien ce qu’il veut dire. Nous sommes exactement dans le sujet du monde, dans la proximité d’un questionnement et d’un début de réponse apportée par le poète : « j’écoute vivre », ce qui ne veut pas dire qu’il ne fait qu’écouter sans participer, mais c’est par ce sens de l’écoute que son regard s’affûtera.

Paul Farellier ne traite pas ses motifs à la manière d’un peintre, mais plus symboliquement dans le creusement de la connaissance de la matière monde. Cette quête d’un espace plus habitable[[Interview-préface pour Une Main si simple.]] le conduit à dessiner un paysage poétique qui servira de support, voire de creuset au poème. Ce sont les mots et les thèmes qui construisent l’épaisseur du poème tandis que les motifs aussi suggestifs soient-ils n’en sont qu’une trame, mais une trame solide et nécessaire pour envelopper l’objet du poème.

Monique W. Labidoire : La poésie moderne, contemporaine, n’est-elle pas devenue plus philosophique que poétique. Ne se questionne-t-elle pas plus sur le monde qu’elle nous le montre et qu’elle nous le dit ? Et aussi : ne s’interroge-t-elle pas plus sur l’outil et le matériau poétiques qu’elle ne construit le poème ?

Paul Farellier :

Sans doute m’accorderez-vous qu’il n’y a pas une poésie contemporaine, mais des expressions actuelles multiples. Jamais peut-être plus foisonnante diversité n’a régné dans l’univers poétique. Quant à savoir si, dans ce kaléidoscope, il s’opère aujourd’hui plus qu’hier une quête philosophique, je ne prétendrai pas pouvoir répondre d’emblée. Mais, quelques remarques tout de même :

• La question – très ancienne comme l’on sait, et ravivée surtout par les Romantiques allemands – des rapports poésie/philosophie, n’est pas près d’être épuisée ; périodiquement, de savants colloques s’efforcent d’en faire le point. Poésie et philosophie pourront-elles un jour échapper à leur fascination réciproque ? Et d’ailleurs, le faut-il ?

• En tout cas, vous avez bien raison de poser la question sous un double aspect : interrogation sur le monde et interrogation sur le langage ; les deux sont étroitement mêlées. Si le poète, à sa manière – qui, rappelons-le, ne peut pas être conceptuelle –, se tourne vers une approche spéculative, il ne fait que déférer à cette exigence, en effet bien contemporaine, qui le porte à juger la légitimité de sa parole face à la réalité du monde : il y a maintenant, sans nul doute, chez beaucoup de poètes, peut-être même avant le sentiment d’un rapport au monde, un souci prévalent du statut du langage poétique.

• Ceci étant, la poésie peut tout perdre – et d’abord sa nature propre de poésie – à s’arroger une quelconque « mission » philosophique. Si elle doit être, à l’instar de la philosophie et comme je le crois, une authentique manière de vivre au monde dans la recherche de sa propre vérité, elle ne reste poésie qu’en tenant fermement ses mots à l’écart des « Idées ». Ne nous soucions pas de l’Idée. L’Idée saura briller d’elle-même aux yeux du philosophe quand il se penchera sur le poème spontané.

• Enfin, en filigrane dans vos questions, j’aperçois le problème que vous posez de ce qu’on a pu appeler « la poésie de laboratoire », celle du langage pour le langage, de l’autonomie âprement revendiquée du signifiant. Je dirai simplement que malgré ces recherches, purement intellectuelles, quelque chose a fait que nous n’avons jamais totalement perdu la poésie. Une permanence est avérée. Un centre inattaquable existe. On le doit à tous ceux qui ont maintenu, dans la diversité des écritures, une « vérité de parole », pour employer une formule célèbre. Et cette vérité me semble toujours dériver de la leçon rilkéenne, à savoir que la poésie authentique ne peut naître que de l’accumulation d’une profonde expérience existentielle, qu’une poésie doit se vivre avant de s’écrire. Qu’ont donc fait ceux qui ont suivi cette éthique – même si ce fut parfois pour certains dans un retrait essentiel ? Ils ont gardé le lien avec une terre, une commune présence, la grâce du sensible. Ils ont gardé le sentiment du temps qui les a enseignés par leur attention à l’éphémère et au fragile. Et ils n’ont jamais rompu avec l’émotion, et surtout pas avec l’émotion-reine qu’est l’amour. Ainsi un sens a-t-il été préservé, à travers lequel la poésie peut exister comme chance de salut pour ce monde.

La poésie est restée une chance de salut pour le monde, dit Paul Farellier qui est bien au solstice de la lumière éclairante comme connaissance d’un monde en constante mutation. Le poème peut-il sauvegarder le monde au moins dans le court instant de sa naissance si ce n’est pour une éternité toute relative ? Peut-on l’espérer, ne serait-ce que dans ce fragment du temps ?

Paul Farellier est au solstice de la durée temporelle, du temps qui passe, de cet espace-temps si difficilement saisissable, il est au plus près des saisons déclinantes qui s’élèvent au fil des mois de l’année, reflètent les saisons de la vie. Ainsi du titre de son recueil « Où la lumière s’abrège ». Une sorte de journal, de carnet de route, dans lequel chaque mois du calendrier invite au poème et dévoile un chemin sur lequel le poète vit son aventure. Une aventure qui peut, peut-être, tenir lieu de révélation. Un chemin de vie où des paysages sont proposés, des instants sont partagés, mais aussi où le destin de l’humanité dans sa fatalité incontournable est suggéré comme : « la morne répétition de l’irréparable »[[Où la lumière s’abrège, page 8.]].

Voici les premiers mois de l’année, des mois sombres pendant lesquels la lumière s’abrège. Le poète vit intensément cette perte du jour assimilé à la perte de quelque chose d’impalpable, ressenti intimement dans sa chair. La lumière est attendue, espérée mais pour le poète, le soir, le couchant, la nuit, l’obscur sont bien souvent du poème. Parvenu au mois de juin, au solstice de la Saint-Jean d’été, il s’interroge sur cette lumière revenue.  » Qu’en ferons-nous maintenant, puisque nous n’en avons plus la pratique, nous qui sommes définitivement entrés dans la nuit, dans l’obscur. Que ferons nous de : « cette lumière dont on n’a pas l’usage ! » ? « [[Où la lumière s’abrège, page 14.]]

Monique W. Labidoire : Paul Farellier, quelle est cette lumière dont on n’a pas l’usage ? Et si nous n’avons pas l’usage de la lumière, nous faut il rester dans l’obscur ?

Paul Farellier :

«… cette lumière — dont on n’a pas l’usage ! » Ici le poème porte un point d’exclamation. Il fait ressentir comme une sorte de scandale : l’expression ne serait-elle pas a priori monstrueuse ? Elle le serait à coup sûr s’il s’agissait d’un déni de la lumière. Or la lumière, n’est-ce pas ce qui assume l’origine du monde, en forme l’âme insondable et la respiration ? Pensons au Livre de la Genèse, à cette intuition géniale du Fiat Lux qui la voit créée avant même les astres. Vision totalisante que ne démentirait peut-être pas le physicien moderne : la vitesse de la lumière ne vaut-elle pas étalon indispensable dans la pensée de l’espace-temps ? Voilà sans doute en quoi, devant cet incommensurable, et en revenant aux toutes modestes proportions d’un simple poème, on peut dire de cette lumière qu’on n’en a pas l’usage.

Encore faudrait-il s’interroger sur ce mot « usage », sur cette phrase : « Je n’en ai pas l’usage ». S’agit-il de l’utilité : la lumière ne m’est pas utile ? Ou bien s’agit-il du droit d’usage, de la jouissance d’un bien dont on n’est pas propriétaire ? Quand on dit « l’usage », ne vise-t-on pas plutôt la manière de se servir d’une chose, de se conduire avec elle, d’en connaître le mode d’emploi ?… Toute une polysémie qui surgit à l’analyse, mais qu’on n’apercevait pas dans la minute d’« innocence » de l’écriture.

Le poème, lui, enchaîne aussitôt et opère un glissement subit du sens :

« …cette lumière — dont on n’a pas l’usage !// L’usage s’est perdu des couchants dans la poussière… » Et donc, ce que cette fois l’on entend, c’est que nous avons oublié un usage, c’est-à-dire la coutume, la tradition, la culture de cette lumière. Cet usage qui s’est perdu de la lumière se fait ainsi la métaphore du passé, d’un révolu crépusculaire, de l’extinction, de la noble désuétude : « Et le clavecin d’une reine, un éternel y tient si peu de place : ailleurs, absent dans la foudre que n’atteint pas le calme du lieu. »

Le poème se voit alors tout autrement : non pas déni de lumière, mais éloge et célébration. Un hymne est chanté, à la lumière, à sa « hauteur » :

« Très haut son corps, plein d’oiseaux dans les veines : cette lumière… » Et c’est pourquoi, pour répondre également à la deuxième partie de votre question (« Et si nous n’avons pas l’usage de la lumière, nous faut-il rester dans l’obscur ? »), l’obscur, ici, ne s’oppose pas à la lumière ; il en est le double et le miroir ; le lieu d’élection et l’espace de rêve, de mémoire et de recréation. L’obscur, si l’on veut, comme creuset de lumière.

L’astre éclairant, au plus haut de sa verticalité, appelle le poète à retrouver quelques fragments de sa mémoire et à les mettre au jour. Des lieux ont vécu qui ne sont plus mais qui restent gravés dans le poème. L’obscur et la lumière, la nuit et le jour sont alliés dans le destin humain : les hommes sont condamnés à une durée limitée dans laquelle s’inscrit l’absence et la disparition. Comment, dans ces conditions, peut-on saisir la joie de tous les matins du monde ? Le poète ouvre sa fenêtre et regarde. Entre autres saisons, le poète contemple l’été qui semble être vécu comme la saison la plus propice à la méditation. Il prend alors le goût et la saveur du monde, écoute les guêpes zigzaguer autour des confitures. Après tout, n’est-ce pas suffisant ? se demande-t-il.

En septembre le soleil descend plus tôt dans la soirée et la mémoire du poète va s’inspirer du jour déclinant de la fin de l’été pour trouver sagesse et équilibre. « Le jour va finir dans un soleil de raisin », écrit-il,[[Où la lumière s’abrège, page 22.]] s’offrant quelque respiration sur le motif d’un bonheur simple. Lumière et silence se confondent et, au fil des mois, la lumière va croiser une nuit précoce, elle va s’élancer sur des chemins plus ténébreux, plus silencieux comme l’homme dans le déclin de son âge. Jusqu’au solstice d’hiver où les feux s’éteignent, les feuilles ont disparu, craquelées, roussies. Plus de fleurs ni d’insectes, pas beaucoup d’oiseaux. Un pas vers la solitude. Un pas vers la disparition.

Ces pas, Paul Farellier les vit au centre des quatre éléments, à des degrés divers, mais dans une présence récurrente : terre, feu, air, eau apparaissent dans cette poésie construite dans l’épaisseur des matières déjà citées : la lumière, l’obscur, la durée, le silence, la solitude, la beauté qui ouvrent grand l’imaginaire. Les sens du « Voyant » sont dans un magma sensible, les textes sont sillonnés de la nature animale, végétale, minérale et humaine constituant le creusement du langage.

Les mots de Paul Farellier, en osmose avec les éléments et les sens, construisent un champ poétique très personnel où les jeux de lumières et de ténèbres, de connaissance et d’ignorance, du réel comme de l’imaginaire, s’alchimisent et se confrontent. Le poète cherche la clé d’un espace qu’il ne réussit pas toujours à saisir, une clé qui parfois se casse dans la serrure[[Il me plaît de relever que j’ai écrit cette phrase avant de la découvrir dans l’œuvre (note de M. Labidoire).]] et laisse la porte fermée. Pour ouvrir cette porte, il lui faut peut-être contourner son poème et le renverser.

« À l’obscur et au vent », justement ; c’est le titre du recueil suivant et qui s’inscrit dans la continuité de la quête. Le passage à l’obscur n’est pas un constat d’échec, c’est la persévérance à trouver le lieu de l’écoute, à observer une fois encore avec une attention toujours plus aiguë les bruits du monde. Le poète s’interroge sur son observation ; n’a-t-il pas perdu son temps à de trop petites choses ? Et il écrit :

Au fond de toi-même, tu avises parfois quelque lieu sans repos, lieu de l’étonnement. À ne pas savoir t’y transporter dans l’instant, tu te sentirais presque coupable de tranquillité ; d’avoir étagé bien du temps sur des riens, manqué le chemin peut-être…[[À l’obscur et au vent, page 11.]]

La persévérance sans doute, mais aussi la volonté de creuser toujours plus profond les thèmes. Cet obscur apparaît maintenant et rend plus de clarté à l’instant présent et plus préhensibles les moments heureux dont la mémoire prend acte et diffuse, peu à peu, le paysage d’autres temps retrouvés. Il y a chez Paul Farellier une âme proustienne qui a besoin de prendre son temps pour retrouver sa mémoire et mettre en abyme des événements passés afin de les revivre dans le présent du poème. Le poète semble vivre dans une recherche, non pas d’un temps perdu, mais d’un temps dans lequel s’inscrirait une continuité, la mémoire constituant une entité dans laquelle s’uniraient passé, présent et une avancée possible vers le futur. Le temps retrouvé de Paul Farellier pourrait être le présent, ce présent vécu dans l’intensité du poème et qui apparaît comme une condition indispensable à son existence. L’instant du poème, multiplié par la durée et qui n’aurait ni commencement ni fin. « Un recoin du temps » où, dit le poète, « l’immobile s’y prolonge ». Mais comme Marcel Proust, Paul Farellier fait bouger quelque chose qui peut sembler immobile et qui pourtant change et vibre. S’arrêtant dans l’instant pour le mieux saisir et le contempler, il s’octroie la possibilité de cerner le motif, de l’étudier, de le respirer, d’en rendre compte.

Monique W. Labidoire : Paul Farellier, je viens d’évoquer votre « âme proustienne ». Et l’on sait que du point de vue de la forme Marcel Proust adopte plutôt des phrases très longues. Comment expliquez-vous que pour vous, ce long mûrissement du poème, cette méditation, cette rumination aboutissent à une forme courte ?

Paul Farellier :

Laissez-moi dire tout d’abord mon étonnement initial, et la très forte surprise que j’ai ressentie à ce rapprochement. Il m’honore, bien entendu, et à l’excès. Mais surtout, il m’intimide. Lecteur assidu de « la Recherche », je n’aurais pourtant pas eu l’audace de m’en réclamer – en tout cas, l’idée ne m’en est jamais venue. Mais, à la réflexion, je dois admettre que, essentiel chez Proust, le jeu du temps et de la mémoire peut donner, pour nombre de mes écrits, une certaine créance à la relation que vous avez bien voulu indiquer. Encore faut-il faire observer que d’autres aspects, des pans entiers, de l’œuvre proustienne – en particulier sa profondeur dans l’analyse psychologique – ne semblent induire aucune résonance dans mes fragments.

Et puisque ce mot « fragment » vient d’être prononcé, j’en viens à votre question très directe. Pourquoi cette forme courte ? Je ne peux que la constater, et non l’expliquer. Elle ne procède d’aucune décision, d’aucune stratégie. De même, elle ne traduit ou ne trahit aucune pose, ni désir de paraître (on pourrait soupçonner la recherche d’un « chic » de la concision). La vérité toute simple réside en ceci : je ne sais pas écrire « long » ; et d’ailleurs, jusqu’à présent, chaque fois que j’ai cru devoir céder à la tentation, très réelle et très insistante, d’une écriture « de grande marée », je peux vous assurer que ce fut aux dépens de la poésie : elle s’était tout bonnement muée en discours !

C’est vrai que nous n’avons pas chez Paul Farellier de discours analytiques et psychologiques. Il s’agit plutôt de questionnement intérieur et de dialogues très concis avec les arbres, le vent, la nuit, avec, peut-être, une présence cachée que Pierrick de Chermont, qui vient de consacrer à l’œuvre du poète une longue étude (Paul Farellier: à la présence du monde)[[Paul Farellier : à la présence du monde, étude diffusée sur le site Écrits-vains?.]], relève dans son chapitre intitulé « La foi inavouée ». Une présence qui serait de l’ordre du spirituel sinon du religieux. Oui, le poète habite le poème dans le silence d’une solitude qui est un appel. Le poème appelle à quelque chose qui tient du plus secret, de l’autrement, il est dans un ailleurs un peu flou qu’on peut nommer de diverses façons. Mais s’il est vrai que le poète écrit pour lui-même, pour mieux comprendre dans « quoi » il se trouve, « ce grand quoi » qui appelle le « comment » et le « pourquoi », il cherche aussi à nommer. Alors, certains nommeront Dieu, d’autres le Grand Architecte de l’Univers ou bien évoqueront une Présence ; et d’autres encore suivront la piste du hasard et de la nécessité…

Paul Farellier ressent une présence au plus intime de sa poésie puisqu’il parle de vide, d’absence, de douleur et de solitude. Il n’est pas au-delà de tous les concepts métaphysiques nommés et se retrouve dans une interrogation persistante qui est peut-être sa réponse. Il vit sa nuit en espérant que l’aube sera plus clairvoyante mais il ne semble pas toujours y croire quand il écrit :

Sur la nuit,
la parole que tu poses :

miette emportée par le flot.[[Dans la nuit passante, page 11.]]

Dans cet espace de silence et de nuit une présence est espérée et le poète la quémande fiévreusement. Il écrit « faillir à toute présence/ par plus de présence »[[Dans la nuit passante, page 13.]] . Plus de présence au monde et au poème, toujours plus de rumination des mots tendus sur la page dans une brièveté qui nous est déjà connue chez Guillevic en particulier, qui nous dit, lui, « Je suis un ruminant/ Je broute des mots »[[Guillevic, Art poétique, Gallimard.]] , ce qui, chez Paul Farellier, semble également en complète adéquation avec sa façon de travailler le poème.

« Ces mots,/ tu crois qu’ils t’emportent ?/ Ils ne sont que fragments déterrés »[[Introduction à Tes rives finir.]] , écrit-il. Le poète constate que les mots sont usés, qu’ils sont morts, qu’ils n’ont plus la vitalité attendue. Faut-il se livrer à un long travail d’archéologue pour remettre au jour le poème ? semble-t-il s’interroger. Modestement, Paul Farellier fait comprendre qu’il va remettre au jour quelques bribes d’existant, qu’il va travailler sur des chantiers déjà explorés et tenter de réactiver une mémoire qui lui semble vouée à l’oubli. Sans doute, tout a été écrit, ou presque, et nous avons lu tous les livres, mais le poète a ses raisons de vivre le poème.

Paul Farellier reprend les mots, modèle ses poèmes avec une rigueur qui le conduit à l’essentiel de ce qu’il veut et peut livrer. Ses mots vont et viennent, vivent et meurent, sonnent l’angélus du soir plus que matines et laudes car chez lui le couchant semble plus prégnant que l’aube. Le poète appelle à la nuit et au silence, se projetant dans un espace inconnu dont il voudrait percer le mystère. Il sait que l’éternité ne peut être de la terre mais pourquoi ne serait-elle pas de l’univers ? Le poète est dans un réel impalpable, ce qui lui donne la force et le désir de continuer son poème.

Mais, nommons les choses par leur nom et ne nous cachons pas derrière des mots comme durée, éternité, absence, disparition. La mort est du vivant. Le poète, même s’il transcende son lexique, ne parvient pas toujours à nous apaiser car il est lui-même dans une inquiétude existentielle quand il écrit : « Et la durée se révèle infime » et plus loin : « Le soir, le vide est à refaire :/ nous construisons les décombres ».[[Tes rives finir, pages 25 et 27.]]

Le monde apparaît-il si noir à Paul Farellier qu’il semble vivre une aube tardive et attendre « cette voix qui tombe/ loin de ta parole et de son temps »[[Dans la nuit passante, page 17.]] ? La seule construction possible serait-elle ruines et décombres ? L’éclat du soleil l’aveugle et seules les étoiles semblent pouvoir l’éclairer. Le poète continue d’appeler, de montrer, de sonder la nuit avec force dans sa beauté déchirante pour éclairer l’autre face du miroir.

Monique W. Labidoire : La parole poétique n’a-t-elle plus droit de cité sauf dans quelques chapelles ? Toute espérance est-elle enfouie sous les ténèbres et n’avons-nous plus aucune chance de retrouver la parole perdue, celle qui nous ferait aimer le jour comme la nuit, la vie comme la mort, le bruit comme le silence ?

Paul Farellier :

Je crois qu’il existe encore des nations poétiques. Des groupes humains se reconnaissent dans des poèmes ; la langue chantée est leur langue ; la métaphore, un monument familier, l’accomplissement du désir populaire.

Ces civilisations-là n’ont pas produit Racine, Mallarmé ou Char. Et il est de fait que la poésie française, elle, n’est pas l’affaire de la nation. La poésie française, je la vois comme une plante en pot, une plante de jardin d’hiver. Il faut la protéger, comme la langue française elle-même. Mais ne regrettons pas l’apparente faiblesse que traduit son étrange caractère de repliement individuel : chaque fois qu’elle a cherché à forcer sa nature, elle n’a produit qu’un méchant populisme littéraire. Sa vraie nature ? Aristocratique (notez bien que je ne dis pas élitiste ; aristocratique comme je l’entends, cela vaut même pour François Villon, en dépit des apparences). C’est sans doute cela qui a pour effet de rendre chez nous plus exemplaires qu’ailleurs les divorces modernes de la poésie qu’entraîne la crise généralisée du langage et de l’écriture.
Permettez-moi une anecdote que j’ai entendu conter par le regretté André Laude. Il avait assisté à un rassemblement populaire au Chili d’avant Pinochet ; vingt mille mineurs en grève et, à la tribune, un leader syndical qui annonce : « Et maintenant, camarades, le grand poète Pablo Neruda va vous parler. » Aussitôt, vingt mille têtes se découvrent de vingt mille bonnets ! Nous ne sommes évidemment pas sur la même planète…

Mais encore une fois, ne regrettons rien. Votre interrogation avait quelque chose d’assez tragique : vous évoquiez une parole perdue, et ses faibles chances de retrouvailles. Je ne vois, pour ma part, aussi ténébreuse que soit sa condition présente, aucune raison de désespérer du verbe en poésie.

Paul Farellier ne désespère pas de la parole poétique. Au contraire, il s’aide de cette parole et parle bas afin que nous dressions l’oreille. « Cette vie à mourir » écrit-il, et c’est le premier vers de son dernier recueil « Parlant bas sur ciel »[[L’Arbre à paroles, éditeur.]]. Cette vie est bien celle dont nous parle aussi Marc Alyn, qui est « un cadeau du ciel »[[Miel de l’abîme, page 134, chez L’Harmattan.]]. Pour Paul Farellier, elle semble être parfois un fardeau. Mais un fardeau qu’il va avoir la force de porter grâce à la beauté qu’il y consent. Grâce à cette acceptation que la vie n’est qu’un passage entre deux rives : la rive d’avant et la rive d’après, ces lieux inconnus reliés par un pont assez aléatoire. Entre l’avant et l’après le poète dépose des instants de mémoire, la déclinaison des jours, l’absence de ceux qu’il a aimés et dessine en noir et blanc, en feu et en glace, toutes les saisons passées « quand » nous dit-il, « la couleur/ n’en est plus qu’à chuchoter/ le temps effacé »[[Parlant bas sur ciel, page 20.]]. Le temps s’efface comme les mots perdus en « syllabes de la poussière », des syllabes qui tourbillonnent dans un rai de soleil et qu’on ne peut saisir. Le poète pourtant saisit les syllabes du poème comme les poussières d’étoiles de sa nuit éclairée.

***

Paul Farellier entre l’obscur et la lumière, au bord des rives qui ne pourront entrer en finitude sans la parole poétique, Paul Farellier donc, ne laissera pas disparaître dans la ténèbre la beauté du monde. Cette beauté revendique les deux faces du miroir : lumière et obscur. Ses poèmes agrandissent son champ d’existence, ce lieu traversé d’un chemin, agrippé de ronces où commence un murmure bas vers le ciel, qui tend à une parole plus éclairée. La lumière, aussi courte soit-elle dans l’été finissant, facilitera toujours l’union avec la terre.

Le poète, après une descente aux ténèbres qui peut parfois paraître sans retour, entre dans l’ordre du possible et s’éloigne un peu plus de l’ombre pour rejoindre l’aube éclatante tout autant que la nuit griffée d’étoiles, s’élevant ainsi aux solstices pluriels qui nourriront cet espace-temps qu’il finira bien par saisir.

©Monique W. Labidoire

Cet article, publié dans la revue québécoise LittéRéalité (Vol. XVIII, N° 1, printemps/été 2006) est tiré d’un exposé fait par Monique W. Labidoire au « Mercredi du Poète » le 25 janvier 2006. Les réponses de Paul Farellier sont reproduites ici avec son accord.

Georges BONNET : Un seul moment (éd. L’Arrière-Pays 2004 – 10,65 €)

Le titre résume assez bien l’esprit du recueil du poète terrien qu’est – et se veut – avant tout Georges Bonnet, proche des moindres frémissements de la nature avec laquelle il aime à s’identifier car il sait que : Le cœur des choses bat / à l’unisson du temps. Son but n’est que de tenter de devenir ce qu’il est : un seul moment, celui de cette fusion vécue en symbiose et qui lui permet de nous confier : Me faisant moi / pleinement ou à peine / selon l’instant. En cela, l’auteur pourrait reprendre à son compte la déclaration de Michel Manoll : Ce qui importe, c’est de trouver notre identité : notre double minéral, végétal, volatil dans les choses. Et Georges Bonnet nous en donne ici subtilement la preuve. Au fil des pages, chaque description, chaque évocation, tout paysage saisi dans la lumière de l’instant, éveillent des résonances profondes dans sa conscience, nouant des relations où se mêlent les époques de sa vie, ravivant des émotions lointaines : D’anciennes tendresses / avec le soir / viennent rôder / autour des choses… […] …Rue des Pierres noires / la peur se cache sous les porches / et joue à faire peur / dans les couloirs sombres / et les chambres sans lumière / à l’enfant qui cherche / encore en nous / une main à tenir… Certes, pour lui : Quelques chardons en fleur / cernant l’éternité / tout au fond d’une combe en disent plus long que toute digression métaphysique et, surtout, nous invitent à communier avec le monde, à dénicher ses secrets derrière ses plus anodines manifestations. Pour cela il faut, à l’âge du poète, avoir conservé une merveilleuse fraîcheur, cette aptitude au perpétuel étonnement. Une bien belle leçon en douceur et sans bruit. À cet égard le poème de la page 27 est éloquent : Celui-ci affirme avec aplomb / des idées obsolètes / lues dans un livre ténébreux […] Cet autre encore / parle du désert d’être né / alors qu’en son jardin / les oiseaux chantent tout le jour / le bonheur de vivre / et que derrière les murs / rien n’arrête la naissance des marguerites. Cher Georges Bonnet, même si vous ne pouvez plus offrir à [vos] mains ce qu’elles ont aimé, vous nous offrez – et nous vous en savons gré – ce fort et lucide optimisme dont nous manquons tant. Avec vous, nous feignons de croire : que les hommes sont innocents / et connaissent le bonheur / lorsque le soir sur les seuils / leurs rires sont pleins d’ailes. Cela ne cause de tort à personne et nous permet d’espérer un peu, parce que : La terre parfois / s’enivre de tendresse / illumine ses nuages ses racines / ses labours sous la neige / les coquillages desséchés / de ses solitudes…

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, premier semestre 2005)

Jean JOUBERT : Reflet du ciel au fond d’un puits (Encres Vives, octobre 2004 – 6,10 €.)

Ce petit recueil nous propose des fragments d’une grande vision : celle de l’odyssée de l’homme – et du poète – jetés dans le tumulte de la vie, placés au centre de la Nature – et de leur nature – voués aux puissances invisibles, bénéfiques ou maléfiques, qui les entourent ou se déchaînent en eux-mêmes, ainsi exprimées en ces vers raciniens : De quel combat lointain / s’empourpre l’aube / et qui, par un démon pressé, saigna de l’innocent / la gorge blanche ?// Nommer défaille. Le bourreau / géant, masqué, plane et ravage. // Il nous faut vivre dans le deuil, / durer, polir l’alliance future. Tout prend ici valeur d’allégorie, de symbole. Le poète nomme êtres et choses et, de sa bouche de volcan, jaillit le verbe en fusion ; coule alors la lave tourmentée des mots qui se métamorphosent sur la page, portant encore les stigmates de leur vie antérieure, de leur genèse pour se figer enfin et devenir obscure pierre de connaissance, sculptée à la gouge du mythe. Ainsi, le ciel de la vie suscite d’étranges et fantastiques reflets au fond du puits de la conscience : qui est cet ‘assassin’ qui ‘brûle les paupières’… ‘arrache la langue’… ‘broie le cerveau’…’perce le cœur’… ? Serait-ce le Commandeur qui frappe, visage masqué ? Une violence trop contenue éclate et se déchaîne en maints poèmes du recueil : Un feu brutal tranche le ciel, / brandit l’éclair / et, de sa griffe, inscrit sur la muraille / l’image de l’Inconnu. L’Innommé, l’Inconnaissable rôde et tente de se réapproprier sa créature… Il est à la fois ‘serpent et loup’… Les textes de Jean Joubert ont ici une dimension quasi biblique, prophétique. Le verbe est porteur d’un message ‘désespéré’, lucide face à l’absurdité, peut-être au sens ‘camusien’ du terme – celui de L’Homme Révolté, du Mythe de Sisyphe. La révolte prométhéenne en effet y est inscrite ; l’œuvre du poète n’est-elle la parade au ‘fatum’ : Faut-il tenter quelques paroles / pour dénoncer, pour conjurer ? S’affrontent, dans cette suite de poèmes, lumière et ténèbres, vie et mort, parole et silence. Et, soudain, vient une accalmie. Surgit une apparition, digne d’une épiphanie fixée sur la toile par un Fra Angelico : Une femme au loin se retourne / dans une roseraie / où soudain, noire / s’épanouit la fleur funèbre. Il y a dans cette œuvre des accents mallarméens, parfois des fulgurances à la Tagore, plus sûrement de belles coulées joubertiennes : D’un feu très pur, / foudroyé… […] Nuit plus que nuit au cœur du roc : / empire du silence / impensable prison, et : Beauté du merle, / sa noblesse / sa pertinence. // Le soir, dans le jardin, / immobile, il tient dans son bec / une perle d’or. Cette perle n’est-elle ‘l’Enfant d’une nuit d’Idumée’ – le poème ‘chu d’un désastre obscur’ ?

Le final de ce concerto pour ‘reflet du ciel au fond d’un puits’ apporte un semblant d’apaisement, un retour aux eaux calmes de l’existence ordinaire : À la frontière entre rêve et réalité […] …à la frontière, / c’est pourtant la même odeur de lilas, / le même roucoulis de tourterelles, / et, de part et d’autre, le ciel / creuse ses grands puits bleus / dans l’infini labour des nuages. Le monde recommence : La nuit se fend remue // On y chante l’arbre et l’enfant… […] … la source, / l’amour enfin ressuscité.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

Paul Farellier : à la présence du monde (par Pierrick de Chermont)

Note liminaire:

Dans cette éture, les références aux ouvrages de Paul Farellier seront codées comme suit :

  • L’Intempérie douce : LID
  • L’Île-cicatrice : LIC
  • Une main si simple : MSS
  • Où la lumière s’abrège : OLSA
  • À l’obscur et au vent : AOV
  • Dans la nuit passante : DNP
  • Tes rives finir : TRF
  • Parlant bas sur ciel : PBC

 

Des paysages surgissent au gré des poèmes. Ils retiennent l’œil et l’esprit sans révéler leur mystère autrement que par l’étrange présence qu’ils manifestent. Qu’ont-ils à dire ? Nulle description, nulle explication en eux. On croit les reconnaître, un instant les tenir, ils s’échappent, reprennent leur autonomie et s’offrent à nouveau à la contemplation, libres et essentiels. Le vers qui les sous-tend, enfante son propre matériau, se fait corps par sa chair même et dégage pour le lecteur un propre espace où il peut se tenir. Elle frappe alors la conscience, cette ligne frontière maintenue entre le poème et celui qui le reçoit, la disponibilité qu’elle procure permettant à chacun de prendre la juste mesure de ce qu’il est. De même apparaissent alors le lieu du poète et le motif qu’il parcourt. Pas de recherche d’une quelconque fusion, mais un extrême respect, une reconnaissance confiante de cette manifestation d’altérité qu’offre le monde pour qui l’observe et l’écoute.

D’où vient cette posture originale, alors qu’un poète est souvent plus enclin à saisir les choses par la force de son verbe ? La réponse est peut-être dans la conviction profonde et silencieuse de Paul Farellier quant à son rôle ou à son devoir en tant que poète. Chez lui, la raison d’être de la poésie, son mode, sont secondaires. Seul l’objet qu’elle travaille doit concentrer son attention. Nulle volonté de construire un monde autonome, nulle recherche de maîtrise, au contraire, son vers comme lui-même a déjà disparu derrière l’obligation de l’ouvrage.

Une telle discrétion, qui traduit aussi un sentiment d’urgence par la concentration des moyens qu’elle manifeste, laisse à peine deviner la démarche qui structure la poésie de Paul Farellier. On trouve ici ou là quelques traces de l’espèce d’ascèse à laquelle se soumet le poète pour gagner les marges de liberté nécessaires à sa création : ainsi de la recherche patiente d’un équilibre nouveau entre le mot et la parole pour oser dire, le dégagement minutieux de l’instant pour permettre la rencontre, ou le travail entrepris pour disparaître à soi et se tenir sur cette frontière où se reçoit le souffle du monde, ce mystère d’une présence toujours neuve, toujours fondatrice. On suit le cheminement prudent, plein de pudeur pour effectuer cette marche immobile jusqu’à l’accueil des dehors. On mesure la force d’une volonté soucieuse de rester au plus près du motif, d’échapper à toute forme de bouillonnement spirituel ou mystique qu’une telle force d’écoute pourrait susciter. Ayant ainsi fraternisé avec le poète, il est alors possible de plonger avec lui dans ce bain de la contemplation qu’il propose, de recevoir avec lui l’extraordinaire présence qui se manifeste dès lors que les sens ont reçu cet ordre d’accueillir par la frontière l’altérité anonyme du monde.

 

L’ascèse du poète

Entre mots et paroles

« Quelle retenue dans les premiers mots d’un prophète » (LID, p. 8), tant de douceur au cœur du tonnerre. Le poète cherche un lieu pour poser son ouvrage. Quête de l’impossible commencement. Où et comment oser un commencement ? Peut-être une des clés tient-elle dans cette phrase où sont réunis les mots du prophète livrés à la lecture et la parole qui les sous-tend, cette proclamation absolue qui se refuse à toute limite et en même temps ne se départit pas de son humanité. Le début serait donc dans ce matériau d’une phrase où se rassemblent la parole qui lance et le mot qui revient. Reste que ce matériau suppose un extérieur et un intérieur, le choix d’une frontière.

Le poète se tourne vers la beauté, cette force qui l’entraîne vers le monde. Etrangement, la piste un temps suivie dans « L’Intempérie douce » est vite abandonnée, comme un excès de force, une inutile protection face à la nudité du monde. Il faut la table vide pour que « l’esprit écoute » (LID, p. 9). Premier dépouillement, premier renoncement.

D’autres suivent. Le désaveu de l’invisible. Les mots n’ont pas tant un lien avec l’invisible, qu’avec la présence du visible qu’ils illustrent, contiennent, tels des « fragments déterrés » de l’ici. Et comment d’ailleurs s’échapper, fût-ce par le verbe ? « N’es-tu pas dans l’aujourd’hui » (TRF, p. 7). Nul regret, juste un rappel, une prière à soi pour un surcroît d’attention. Il y a aussi le retrait des terres blanches de l’éternité où parfois se tiennent les mots. Oui, ils n’ont pas tant affaire à l’éternel, mais à l’aujourd’hui où l’écriture par eux s’efface en se faisant patience : « qui me dira// – qui pourrait me dire –// où se cachent ces lignes » ? En vérité, le poème se tient entièrement dans un de ces lieux vivants où par exemple la neige « tombait d’un soleil éloigné ». Seul le lieu, cette manifestation de vie, enseigne le poète. Les mots surgissent à cet endroit, que le poète ramasse. Par eux, se garde une présence attentive dans l’ici et le maintenant. Le mot vient alors au poète comme une sève nouvelle. Il surgit soudain de l’ombre (TRF, p. 24).

Comme porteurs de ce lent travail de dépouillement qu’opère le poète sur lui-même, les mots doivent se défaire de leur contenu transcendantal, oser perdre leur pouvoir d’illusion. Pour ce combat, le poète peut compter sur une alliée : la lecture qui par son indécision, les « désarme en éternité ». Les mots doivent revenir à leur rôle de porteurs de parole, fût-elle intérieure. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre le conseil que le poète – « écolier des arbres »  – se donne : « écris la même terre » pour mieux dérégler les prisons du signe. (TRF, p. 55). Plus libres, plus légers, les mots retrouvent leur mesure sans mesure. Et le poète, sur sa page, redevient « écolier » (TRF, p. 17).

Pourquoi préférer cet étroit chemin unissant la parole à l’écrit ? La parole ouvre au monde par son aveu de faiblesse, de « miette emportée par le flot » (DNP, p. 11). Et puisque la terre parle, se fait ronde et rugueuse parole, « loin couchée dans le souffle » ne faut-il pas lui répondre, s’unir à sa présence forte et infrangible ? Par le mot, le poète prend la mesure de sa participation au monde, agit librement en lui. Ainsi, par les deux mouvements réunis, comme celui de la respiration, le poète peut dans un sens « établir la nuit et le matin sur terre » et dans l’autre « s’abreuver à la densité du songe ». Un pont s’établit entre l’une et « l’autre blessure » (TRF, p 47) qui est la réconciliation des contraires, « ce deuil enfin voilé d’un sourire. » (TRF, p 51).

Il ne s’agit pourtant pas d’une union mystique avec le monde. Ce jeu entre mots et parole ouvre le poète à la conscience de son humanité. Acteur, participant à ce vaste ensemble, oui mais aussi, étranger à lui. Il se découvre comme hors du monde, né du mauvais côté de la haie. Il peut regarder par dessus, suivre et se perdre dans la blancheur mystique de son innocence, l’accueillir, taire en lui l’esprit qui est « dans le reflet du monde », mais non pas le rejoindre là où l’appelle sa soif (TRF, p. 43).

Premier écart, premier éloignement produit par le verbe. Ainsi le poète ne vient pas entreprendre le monde, mais se mettre à sa disposition, le dire. Son premier travail – et peut-être l’unique – est de se forer soi-même pour oser le regarder pleinement, « infliger le regard à cette cécité blanche, en faire éclater le masque » (LID, p. 13). Mais comment quitter « le quotidien qui foisonne et meurtrit » (LID, p. 13) ? Démuni, le poète se tient face à la profusion, à la dispersion du monde. Pourtant « le passage existe » (LID, p. 13). Entre mots et parole, il est comme invité par une muse à la folie de cette respiration profonde qui unit en se retirant : « tu me connais dans le rassemblement des choses » (LID, p. 15). Pudeur ultime qui se désapproprie des fruits de l’instant consommé.

Sortir de la durée, faire advenir la mémoire

Travaillant sur son art, le poète travaille aussi sur lui-même. Pour faire surgir le regard en quête du verbe, il doit renouveler son esprit, en particulier son rapport au temps. Désapprendre la recherche de l’éternité qui sonne comme les tympans de la mémoire, car dans cette quête, « nous étions perdus » (AOV, p. 12). Il s’agit de fuir ces miettes d’absolu qu’on collecte par un bricolage de la durée – « Et la durée se révèle infime » (TRF, p. 25).

Restent la flagellation des instants, l’impossible apaisement, la course aveugle « dans l’agenda des vivants// sans connaître et sans savoir » (TRF, p. 53). Le temps se fait « de plume et de cendre » (MSS, p. 29), qui en appelle moins à un phénix en nous qu’à la fragilité du nid et de sa perte.

Dans cette nuit de l’esprit, l’attention du poète se reporte sur la proximité des choses autour de soi : les objets et les coutumes prennent des proportions de géants et une indépendance de peuples qui se coudoient. Une épithète, un participe passé suffisent à les faire surgir : « la fleur sombre », « l’allumette craquée », « la tulipe ardente », « la tonnelle incendiée des fleurs » (AOV, p. 7, 12 & 13). Le temps remonte dans l’âme. Avec un sentiment d’absence reconnu face au déploiement de l’univers, le temps devient une chose comestible. Il procure une « saveur » (TRF, p. 35), un bien à manger avec délice, confusément, secrètement.

Déjà s’instaure une temporalité différente, « sans sillage » (LIC, p. 29), tapie « dans les assises du silence », qui affaiblit « tout le flanc de l’univers » (LIC, p. 34) et amène « au plus près de [la] franchise » (LIC, p. 54). Eclôt une nouvelle présence au monde qui ose « faire le trou du silence ; se confier à l’oubli (…) L’esprit dételé – simplement dételé » (OLSA, p. 23).

Comme figure majeure est évoquée la femme qui se lance toute entière dans sa vie de mère. Puis se tournant vers ce qu’elle fut, reconnaît combien elle n’a « rien compris » avec « son jour/ si près de la terre », et découvre alors « ce rien// qui reste pour s’accomplir » (TRF, p. 26). Union de l’heure et de la mémoire, moment où l’esprit en suprême vigilance traverse l’instant sans le trahir et l’unit à la mémoire. Douceur de la mémoire, « comme une main posée sur l’épaule » (TRF, p. 35), absence amie, fraternelle, lieu sans force qui vainc le cercle étroit de la durée. Vient alors l’instant d’équilibre, d’immobilité, un appel du monde à se joindre à lui sans se trahir.

Cette confiance retrouvée dans la vie réclame une confiance dans le passé, car si l’absolu existe, il doit bien loger dans notre histoire et lui survivre. Un sentiment d’éternité revient alors, non plus sous forme d’exaltation d’une totalité, mais d’une acceptation de cette contemporanéité avec toutes les choses en proximité, comme de notre fragilité au milieu d’elles : « notre attache à vivre/ une étincelle d’éternité… » (MSS, p. 18). Le regard sur les choses dépose en nous comme un pollen.

Où trouver le temps exact, celui dans lequel pourrait s’établir une corrélation véritable avec les contemporains ? Dans la promesse, cette union de l’heure et de la mémoire a lieu. Surgit alors ce temps nouveau, « comme une ombre dans ma voix » (TRF, p. 15). Nul besoin des armes du verbe pour lire un horizon obscur. Tout est là, déjà là, devant la fenêtre et déjà en train de se dire, niellé de silence et d’ombres lumineuses.

La solitude comme une donnée spatiale

L’effondrement du temps chez Paul Farellier serait, pour ainsi dire, jumeau de l’effondrement de soi. De même qu’on assiste à une forme infinie d’écartement du temps, comme si le temps se rejetait, se vidait de lui-même, se produisait par disparition de toute réflexivité, de même, le poète se fonde en se débarrassant de lui-même, s’invente en s’effaçant (DNP, p. 21).

Un des effets surprenants est l’espace de solitude qui se dégage. Elle se remarque d’abord par le très faible nombre de figures entraperçues (Elie, une nymphe, une femme). Jamais signifiée, elle se manifeste comme cette faim d’un supplément de mystère, présent, perçu, encore inaccessible. Et au bout de son expression, elle loge dans la fatigue qui vient la fleurir.

La solitude se montre aussi comme un combat pour se préserver soi-même. Frappe, dans les premiers recueils, l’étonnant registre d’une guerre à la forme désuète : il y a épée, hache, gantelet, la poire à poudre, de hautes tours, rempart, château, brèches, muraille. C’est une guerre avant tout défensive, d’une violence retenue, quoique réelle car il s’agit d’une résistance pour un « sens qui va se perdre ».

Ce choix de se tenir en armes, montre une âme pleine de prudence, qui reconnaît dans le monde alentour une démesure qui peut broyer. Prudence qui n’est pas refus de la confrontation, ni repli sur soi, mais volonté de préserver un lieu d’observation ; ce lieu entretenu, tout embroussaillé comme il peut l’être d’infinis, et qui forme « cette vie à mourir » face à laquelle se dit et se redit : « Je ne t’effacerai pas de mon rempart » (PBC, p. 7).

Une fois mise à distance cette crainte d’une offensive aussi obscure qu’aveugle, il reste un lieu qui s’immobilise, dont il ne subsiste sur les paysages que l’énigme de traces vidées de sens, et « l’obscur féodal de la fuite » (LIC, p. 11). Autour d’un soi effacé, le poète ne trouve que des ruines « que rien ne mûrit,/ rien n’achève » (LIC, p. 74). Une mémoire incertaine les prolonge, les recouvre d’une spiritualité pareille à une musique sans parole : vitraux, voussures, flèches… une espèce de foi comme en creux dans le paysage. Au plus haut, elle exige de lire l’autre « par-dessus son épaule/ avec le doigt d’un dieu écrivant sur la terre » (PBC, p. 15). Le poète y parvient-il ? Non pas, la couleur de la pluie « n’en est plus qu’à chuchoter », « l’heure transhume ». Ne demeure que « l’innommée de la lèvre lointaine » (PBC, p. 20 et 23). Le lieu de toute solitude où se tient le poète garde inaccessible « le cercle des lumières sauves » (PBC, p. 20). Rendu à sa fragilité minérale, isolé en son mystère ébréché par le temps, il affirme pourtant que  « quelque chose est en attente » (LIC, p. 67). On peut s’y maintenir, quoique loin de soi, « blottis dans le trou de mémoire » (LIC, p. 68). L’autre n’est déjà plus si loin.

Car dans ce paysage solitaire, l’autre est-il absent ou seulement inaccessible tel l’oiseau, « cette blessure ! », figure entrevue dans le ciel mais aussi présente dans le cœur par un mélange de délice et de tremblement, où s’unit le noir à la transparence, l’ombre à la lumière ? L’oiseau, qui rapporte à soi la valeur du silence. Par son toucher sans toucher, on est visité par le vide, « ce rien/ qui prend son vol au dedans ». On y découvre « les îles à nuages » et l’on se demande « qui nous prend maintenant/ dans ces mains de lumière » (PBC, p. 51). Peut-être alors, en soi-même surgira, par l’alchimie des mots, son ombre, c’est-à-dire cette marque d’altérité confiée à la terre, cette promesse qui porte, inconnu, son propre et véritable visage.

Au bout de cette ascèse, rendu à lui-même, le poète déchire ses pages pour se rendre « à l’obscur et au vent » et produire « ce faible cri de lanterne » (AOV, p. 77). Il est sorti de lui-même et donne, comme première disposition opérationnelle, quoique fruit d’une avancée déjà longue, « congé aux armes ! » (LID, p. 18).

Les chemins immobiles du monde

La fenêtre, livre ouvert sur l’imminence

Longtemps à l’abri, la « porte jamais franchie » (AOV, p. 22), le poète se tient aux aguets. L’âme dans son abri, soudain se fige dans la « chambre des profondeurs » (AOV, p. 24). Elle affronte le passage par le vide : nul tremblement, au contraire, presque un soulagement de trouver cette zone de résistance, une « grâce de suivre seul/ l’allégement de l’absence » (DNP, p. 15). Méfiante, elle se tient à l’écart d’un désir qui vient « tard dans l’éternel » (MSS, p. 21). Lui sont préférés les premiers fruits du dépouillement qui invitent à monter vers la frontière, comme l’hiver, d’où surgit un ailleurs, « un pur instant sans mémoire » (MSS, p. 23).

Témoin de ce lent travail du poète, la fenêtre. Lieu de vigie et d’affût, elle s’offre comme moyen de défense mais aussi d’ouverture pacifique, tel un « livre ouvert des choses imminentes » (AOV, p. 43). Lieu aussi qui n’abrite nul intérieur car il est entièrement tourné vers le paysage, à sa merci. A son contact, le poète découvre la fertile inutilité de « la splendeur imméritée de l’instant » (MSS, p. 51). « Fenêtre, pourquoi ce bonheur sur la nuit ? » (LID, p. 28).

Au milieu de la fenêtre, la vitre redit « une absence impérieuse », impose un silence, qui de soi « retranche », « efface » (LIC, p. 10). Il est possible d’y habiter, d’y tenir entier, il y a moyen de n’être « plus seulement le siècle qui se hâte » (LIC, p. 70). Par la vitre, on retrouve aussi l’usage de la lumière, à condition d’y jeter au travers ses « longues vies » (OLSA, p. 14). La vitre est aussi cet accès impossible vers l’ailleurs : la promesse infrangible du vivant : « toute l’herbe par delà (…) devant la vitre éternelle » (OLSA, p. 69). Enfin, par son entremise, le corps s’absente, force l’esprit à son nouvel ouvrage. « J’apprivoise mille fois l’instant futur de notre élision mutuelle » (LID, p. 27). Puis, les premiers balbutiements devant les choses vues : « Scansions neuves à la montagne, aux herbes penchées de leur poids de lumière » (LID, p. 29). Tout ce chemin pour venir à la fenêtre et s’y tenir !

Les brouillons de légende

Au gré du calendrier des mois, les pays disparaissent et se noient dans leur saison. La poésie devient plus réflexive, comme soudaine conscience de son ivresse. Dans cette atmosphère, le paysage aperçu s’ouvre à des présences dont il s’honore : liseron, tilleul, mésange, abeille.

La chose observée grandit ou disparaît du territoire de l’esprit : « chose d’aucun mot, jamais puisée// par nulle pensée » (DNP, p. 25). Le poète vient l’interroger et s’interroge sur elle, « aorte noire// d’éternel retard » (DNP, p. 25).

Pas de tristesse, pas d’affliction de pénitent, mais une écoute restée disponible au jeu des formes qui se dévoilent : « une brume/ laisse un masque de cendre qui te ressemble » ; loin de s’en plaindre, il faut y ajouter un « rire où le ciel descende » (DNP, p. 22).

Rêve, éveil, mémoire, oubli, les points cardinaux du poète élargissent le cœur de ses interrogations tant il scrute et se délecte de son appartenance au monde. Le pur et le vide, « le piqueté tendre de l’air » (MSS, p. 52).

A force, il faut bien affronter « la peur/ d’éveiller l’invisible » (DNP, p. 43). Voilà pourquoi la nuit est préférée, car elle seule permet la rencontre sans la dire, d’écouter sans entendre. (DNP, p. 26). Voilà pourquoi « la nuit seule est habitable » (DNP, p. 45). En elle, « quelques traces suffisent » pour se fonder et recevoir les premières possibilités de dialogue. En elle seule, il est possible de reconnaître l’unité profonde et troublante du réel et de l’âme.

Dans ce lent dessillement qu’imposent l’écoute et l’attente, il faut se confronter à la mort, la plus proche et la plus douloureuse, celle de son père. Qu’observe le poète devant la dépouille, cet absolu de l’absence ? « Le rien de personne// apaisé peut-être d’un sens » (PBC, p. 11). Non pas donc la mort, non pas sa figure froide et impersonnelle, mais en face de soi, pour seule mesure, le mourir qui « porte plus loin le sens » (LIC, p. 15).

Puis, enfin, le passage, « des fenêtres se déchirent » (DNP, p. 47). Le monde ancien s’en est allé, fini « ce brouillon de légende (…). Ce qui viendra se tient à bonne distance » (LID, p. 22). Car « il faut satisfaire notre esprit, le mettre en partage » (LID, p. 24).

L’île-cicatrice

Le poète se lance, s’échappe, se risque : « Frontière nue,/ ne m’épouvante pas de mon âme » (MSS, p. 25). Adieu fenêtre. Voici la porte, le « soleil sous la porte » (TRF, p. 40) ; la serrure avec sa poignée qui « a tourné soudain dans ton rêve » et au-delà de « la nuit déjà tombée », « le long regard du matin » (PBC, p. 59) ; puis ce « départ de flammes sous les pierres » : n’imagine-t-on pas alors voir surgir le prophète Elie, « un char de feu » et son envolée vers le ciel ? (TRF, p. 40).

Comment se tenir en cet ailleurs autrement qu’en « prédateur » plein d’effroi devant « une saison » (MSS, p. 35) qui rassemble « une beauté de feuilles, d’oiseaux, de cascades » dont le poète demeure « le lien secret,/ chaque jour plus distendu » (MSS, p. 36) ?

Il faut patienter, être à l’affût de « ce quelque chose de caché, valant très cher,/ de chaste et de toujours délogé » (MSS, p. 41). Entrevu, tel un ange, ses « ailes ouvertes d’élégie » (MSS, p. 42), le poète a juste le temps de les révéler – ainsi d’une photo prise à la dérobée.

Il en retient trois marques. La première est la nature de la manifestation : l’inaccessibilité. La deuxième est sa puissance : vigueur d’un appel qui fragilise sa propre présence, «  appel dru lacérant ta présence » (DNP, p. 17). La troisième, la plus troublante, est la conséquence sur sa personne, qui malgré la « griffe » de « cette voix », se juge encore incapable de faire face, peut-être obligée pour se survivre de se nommer encore « l’inattentif ».

Reste à suivre le chemin ouvert, « veiller à son éphémère… » (PBC, p. 28), d’où monte un paysage ayant vaincu par sa vivante expression, son faible manteau de neige. Il y a un au-delà de l’hiver et c’est l’île où l’on suit la mer, « le sans-fin du flux (…), le phare sans promesse,/ sans réponse,// sans bruit » (PBC, p. 31). Le silence est un état renouvelé de l’âme, un espace pour sa permanence, une preuve de sa possibilité d’être.

Quel est ce lieu-pays, cette vision paysage, « l’île brève qu’on ne peut retenir (…) la longue approche d’un avenir » (LID, p. 30) ? Un lieu improbable où, tant il scintille, il se perd « de vue/ l’aujourd’hui de ta vie. » (AOV, p. 11). Un temps nouveau aussi, à l’« essentielle minutie » (LIC, p. 9). Enfin, la promesse d’un autre rapport à la vie, où il devient possible de « tenir des promesses précaires » (OLSA, p. 75) et de s’ouvrir à « cette humide liberté » (AOV, p. 12) tant espérée.

L’île révèle également les nouveaux rapports auxquels aspire le poète : fenêtre absolue que cette côte entièrement ouverte sur la mer, l’île sans fin interroge son inscription dans le temps par « le lieu vide, la lumière fossile », et ce rappel insistant des « naufrages » (LIC, p. 49). Lieu de l’enfance, elle invite à y retourner dormir, non pour le jeu des nostalgies et des regrets, mais pour instaurer un nouveau rapport avec le réel où l’épaisseur du temps ouvre plus qu’elle ne ferme. Elle est aussi cicatrice, moins par souvenir d’une blessure ancienne, que par la marque éprouvée de cette temporalité diffuse. Enfin, elle fournit au poète ce pain de spiritualité qu’il recherche, la « bible ouverte du silence » qui globalise sa présence au monde.

La foi inavouée

Pour conclure, est-il possible de parler d’une quête spirituelle ? Difficile de répondre. Dans les premiers recueils, on trouve des dépôts de termes religieux, comme des ruines qu’on interroge. Mais sans pouvoir dans la bouche du poète, sans capacité d’augure ou de signification profonde, ils rappellent l’extrême dépouillement de l’heure. Seul dieu entrevu : un « premier né, le dieu fragile » (LIC, p. 17), qui disparaît comme une improbable vision. Et pourtant « l’invisible grandit » (LIC, p. 75), « l’imprononçable patrie » avance « toute en lignes de fuite » (LIC, p. 63), mais elle est entièrement ancrée dans un rapport renouvelé avec ce monde, dans la promesse d’un temps neuf qui se laisserait lire sur un paysage. Moins quête d’éternité ou d’espérance, que déjà l’acclamation élégiaque d’une présence qui serait disponible. Nulle volonté de se l’approprier, d’en vouloir plus ou de tendre vers elle ; juste la satisfaction, le plaisir d’en effleurer les premiers fruits, déjà ravi par les excès de son absence débusquée.

Il y a aussi un appel à l’aide contre la douleur, non pas à une magie, mais par mobilisation des faibles moyens qu’offrent la régularité, la domestication de l’épreuve, le soutien d’un autre rapport au temps : dans ce registre, on trouve cités « le pain », qui est par excellence la fructification de chaque jour, « la manne », qui transforma les matins du désert en grâce souveraine, et le « latin », cette langue qui se survit par l’acceptation d’une désuétude avec l’immédiat. Ces trois secours face à la douleur proposent trois façons d’affronter le temps : le temps régulier, tellement enfoui au cœur même de la temporalité qu’il en est invisible, le temps du récit, qui ouvre la mémoire à sa recherche de sens, et le temps de l’histoire, qui perfore le temps par excès de fragilité (DNP, p. 10).

Mais on peut maintenant tenter de cerner ce qui, à la fin, fut conquis ; la transformation qui s’opéra ; ce qui, par la fenêtre, fut contemplé pour l’appel d’un monde nouveau – pour matérialiser l’espérance renouvelée.

Paysages et lumières

Jusqu’à l’ombre effeuillée

La quête de cet autre monde commence, les yeux levés sur les façades de pierre où s’observent les travaux du soleil et du vent. Mais on ne peut jamais les rejoindre. La prison se referme donc en lapidation de la lumière (AOV, p. 22). Que faire ? faut-il s’échapper ?

Condamné à la proximité, le poète confie ses espoirs au regard qui est l’ouïe de la pensée. Unique instrument de sa liberté, l’œil erre sur ces terres offertes en « pasteur indécis » (AOV, p. 50) : « Que pensait-il voir » ?  « Plus loin peut-être ? ». Plus loin que la simple pensée (AOV, p. 7).

Comme effrayé par la mission à remplir, le regard du poète se réfugie vers les lointains que propose le ciel. Aussitôt, surgissent des visions sur cette nappe d’infini. Le ciel, « monté de l’horizon, comme d’un brasier, » avance vers lui avec « des pattes griffues », « de lourdes fourrures », « des ourlets de charbon et de pourpre ». Ému, le poète s’interroge : « Est-ce pour brûler le trop profond silence » qu’affluent d’aussi terribles visions, tel un « langage de nuit » ? (AOV, p. 17). Il ne faut pas s’y résigner ; il faut passer outre à cette force de l’effroi et de l’illusion, oser avancer.

Vient alors le vent, « guetteur de la distance, écuyer du passage » (AOV, p. 19). Le vent, non comme un appel, un départ ou le jeu impossible de l’infini, mais comme une respiration, un silence en musique, déployant « sa couleur » comme une bête familière qui « flaire mon faible savoir » (LID, p. 35). Il est possible de rester dès lors, de croire au bienfait de la patience.

Il faut également affronter l’orage, précédé de son silence, « comme un méditant s’approfondit du sombre » (AOV, p. 64). Mais il est aussi la promesse soudaine d’une déflagration de choses nouvelles et vraies, d’une « interminable naissance » (LID, p. 73). Preuve, à son contact, la pleine explosion des senteurs et des parfums, comme « hyperbole de menthe et de raisin » (OLSA, p. 72). Il charme par son pouvoir de rajeunir (AOV, p. 23).

Enfin tombe la pluie « glissant des ailes et des feuilles » (AOV, p. 18). Aveu de cette nouvelle naissance, elle invite le regard à se poser à même la terre. Tendresse de la pluie. Par elle, le lieu s’enchante avec « l’oseraie fumante sous les nuages », ou « les mouillures d’un soleil rebroussé ».

La pluie joue aussi son rôle de guide. Elle vient contrarier l’aspiration au large du poète, le ramène à sa faible mesure, à son rythme régulier. Peut-être qu’à la « nuit finissante », elle cessera, que le monde se découvrira tel qu’il est, avec ses misères, ses « maçonneries défaites », à l’aune de la démesure enfin découverte.

Dans la pluie, comme première chose vue : « une ombre qui éclaire » pour guider le poète vers sa propre exigence. Elle tourne autour de lui, l’invite à rejoindre la proximité, « l’envol calme des collines, les papillons piqués sous la vitre » (AOV, p. 13). Elle se perd dans le paysage, s’abandonne, puis « égrène, égare les paroles » (AOV, p. 14). Qui est-elle ? Une pensée qui cherche, se nourrit de ce peuple de la proximité ; à coup sûr, le feu d’une mémoire, qui se concentre non sur la fidélité qu’elle manifeste, mais sur l’écart au temps qu’elle autorise (AOV, p. 21). A la suivre, faisant halte, le poète découvre « ces débris de genèse » (AOV, p. 68). N’est-elle pas comme un paraphe qu’on ne peut dénoncer ? Indissociable du lieu où l’on se trouve, elle avance non comme une limite, mais comme le point d’origine que le poète espérait. Par elle s’impose une volonté de ré-interroger l’évidence qui voisine plutôt que la dépasser ou la nier. L’ombre s’ouvre enfin à son opposé sans limite : ombre, quelle espèce de lumière ?

La terre pour éveil mystique

Maintenant les yeux se posent sur la terre. Est-ce son poids qui trouble ? La terre se revêt d’une présence particulière, familière et toujours attisant le regard. Elle est un appel à oser prendre racine. Le poète vient par elle s’inscrire dans le paysage. « Je suis un arbre arrêté dans les étoiles » (LID, p. 60). Peu importe si le sens aigu d’un fatum discerne, au tréfonds, le froid d’un « poignard exactement appliqué sur l’insistance inutile du cœur » (LID, p. 48). En retour, le poète reçoit le ravissement du toucher de la terre. Elle possède la précision et le nuancier du brodeur. Elle envoûte à chaque pas de sandale ou de pied nu. Elle éveille à une dimension spirituelle de la vie, offre un lieu où l’esprit se pose et se découvre au monde (TRF, p. 39).

Dès lors, il y a un éveil mystique avec le monde, telle la venue de la rosée impatiente, « visite qui n’attend pas le jour », et « veut d’abord le noir./ Et le respirer » (AOV, p. 28). Sous les yeux du poète, le monde nocturne se réveille : voici le « grand pin bleu » (AOV, p. 30), le « rouvre immobile » aux branches « figées dans le noir,/ ployées de la sourde énigme » (AOV, p. 35), et, venant au plein jour, la « levée bleue de chardons » (AOV, p. 40), le muguet, les talus, le chemin vicinal, l’aubépine, le lilas blanc ; ruisselant « sur les pins pour fermer le pays », emplissant « les grands tilleuls », se reclôt « l’abside douce de la pluie » (AOV, p. 18 à 20).

Au gré des poèmes, c’est toute l’âme des paysages de France qui se lève : nous traversons les pays de Loire, le Massif Central aux toits de lauzes, le sud brûlé de lumière, les îles embrumées de l’Atlantique. Labour, vigne, buisson, eau du fossé, villages gonflés des sucs d’oubli et de silence, frottés d’une lumière « frugale, mais pleine de pouvoirs ! » (OLSA, p. 22).

La langue thaumaturge du paysage

A force, comme domestiqué, le poète devient participant de ce monde, telle une « cigale obstinée » (AOV, p. 13). Il s’agrandit de ces paysages, où se rejoignent terre et horizons. Il se découvre une identité commune, reçoit une place attendue, « comme une eau dans l’eau,/ comme dans le terreau/ ce gravier bleu d’aiguilles sous le pin » (MSS, p. 14). Nouvelle naissance produite, non par le dialogue ou par l’observation, mais par la révélation incertaine d’une permanence qui nous prolonge : « une distance neuve/ qui s’étonne et s’accomplit » (MSS, p. 10). Car le paysage n’est pas une abstraction de l’esprit. Il se distingue du jeu des significations cachées, tel un livre offert aux travaux du philosophe. Il recèle un ailleurs, retranscrit l’expérience d’une terre baignée d’horizons. A son contact, nulle volonté de communion. Bien au contraire, il s’agit d’enfouissement. D’abord la perte. L’éternité si elle est vraiment, demande de se perdre par les marges, de se résoudre en frontières. Le paysage fournit également cette vision profonde par laquelle s’apprend l’amour « de vraies choses, qui vont mourir » ( Interview du poète par Guy Chambelland, in revue Le Pont sous l’eau, n° 3, 3ème trimestre 1989, p.2.), l’apprivoisement du provisoire : « J’ai pour peu d’instants (…) cette clarté soudaine qu’enfonce le souffle dans le tilleul argenté » (MSS, p. 36). Positivement, le paysage est ce thaumaturge qui rend le poète autonome à soi. Par sa profondeur, il fait deviner « les fonds lointains », « l’épaule de terre et de rumeur (…) aux frontières de la nuit » (MSS, p. 18).

Au cœur du paysage, la terre. Non pas le vent, ni le ciel, mais la terre avec son revêtement végétal où les plantes et les arbres sont autant de parures à nommer, et la lumière, une langue pour la dire. Lumière qui est aussi une sorte de consommation du temps. Il y aurait l’horloge, la durée et la lumière, « monnaie calme du temps » (MSS, p. 20), qui renoue avec notre fonction du dire. Elle fonde le paysage en pays où s’enfonce la pensée-mémoire (AOV, p. 21), où la présence du poète est accueillie jusqu’à se faire par lui habiter.

Mais il y a aussi la ville, ce paysage en perte d’horizon. Elle met du temps à surgir du regard, la ville. Il faut attendre le recueil « Dans la nuit passante » pour qu’elle achève de se livrer. Elle vient au poète, rendue à sa nudité terrestre, ouverte à une temporalité nouvelle que lui versent la pluie, « le violet de la nuit » (DNP, p. 31), la « caresse aveugle et veuve » de ses faubourgs pleins de choses vues « très loin dans la chair désaccordée du temps » (AOV, p. 40).

Le pays où s’apprivoise un monde réuni

Nous voici arrivés au cœur du pays, cet élément complexe où s’entremêlent paysage et horizon. Car le pays se forme par l’étrange frontière de l’horizon que souligne le cri de la buse : « là s’est jeté tout mon désir, dans la hâte de l’espace » (AOV, p. 29). Ou encore, par l’image de la mer, champ parfait d’horizon, « gréant d’étoiles l’ordinaire de la joie » (LIC, p. 15), mer obsessionnelle que le poète transplante en pleine terre pour imager « le point aveugle » que fait un arbre sur la nuit : « mer muette où se résorbent les errants » (AOV, p. 30). Le pays est ainsi ce lieu où le monde se réunit, se renouvelle par son unité : ainsi « la terre marche dans le ciel » (AOV, p. 68), le « buisson veille sur sa lauze », le « chemin/ agrippé de ronce,// commence le ciel ». Il s’ouvre par son poids d’éternel, se vide de sa mort, jaillit sur la minute « griffée d’espérance et de lumière » (PBC, p. 35). Une union plus forte s’établit. L’été peut être inscrit sur l’« invisible mémoire », et n’est-ce pas « vivre à nouveau/ que se lier à l’écorce des pins,/ au sifflement doux des aiguilles » (PBC, p. 37) ? Mais c’est alors, au moment même où se pourrait atteindre la plénitude terrestre, que résonne le cri de la dépossession : « Donne mer, et sable, et nuées/ à demain qui fera mémoire ». Au cœur du pays, le poète se délivre de « l’irréparable,// dont tu n’emporteras rien » (PBC, p. 38).

Le pays comme lieu de discrétion. Nulle misanthropie de l’âme dans la quête de cet ailleurs, nulle volonté de fuir l’autre, mais une façon de se constituer pour s’offrir à lui. Un sentier, « une rumeur inquiète, en contrebas ». L’autre peut-être ? Non pas, la simple « fraîcheur du torrent qu’on devine » (MSS, p. 46), Mais peut-être oui, l’autre est-il sous la forme d’une attente, d’une espérance. Le pays chez Paul Farellier devient alors une métaphore de l’attente, d’une promesse, tel « un versant rude/ sevré de parole,/ tout entravé d’orgueil et de crainte » (MSS, p. 47). En lui, nous voici « des approchants » désireux de « nous saisir » pour « fixer la qualité de l’humble » (MSS, p. 48). Le pays nous a alors fécondés de son fruit. Nous éprouvons à son toucher « la douce haleine éphémère/ qui fait signe en paradis » (PBC, p. 60), où « l’aube met les yeux dehors (…), verse un jardin à tes pieds » (PBC, p. 63).

Pourtant, inaccessible pays, il peine à s’inscrire dans le regard, « il défaille de lumière glissante et s’enfonce dans le temps » (AOV, p. 45). « Nos terres vraies sont cachées » (AOV, p. 51), où l’on attend « qu’un regard plus dur et plus déchirant y jette l’esprit » (AOV, p. 53). Compagnon de déréliction, ce pays n’est à gravir que par instant de grâce : « Sur l’éclaircie tardive,/ un arbre bleu voyage » (TRF, p. 28).

A l’issue de cette entreprise d’apprivoisement du monde, car c’est bien de cela qu’il s’agit, qu’est-il advenu du poète ? Comme un bâton d’ébonite longtemps frotté, il se trouve chargé de paroles. Une parole neuve, nourrie de sens, récompensée des risques qu’elle fit prendre. Car, face aux pays, « le danger de parole (…) se retient de tomber en limaille » (DNP, p. 24). Il ne s’agit pas d’une lecture symbolique des paysages, d’une parole en recherche d’une signification cachée ou théologique – chez Paul Farellier, on ne trouve pas cet arrière-fond biblique qui lance les mystiques vers une interpellation de Dieu – mais d’une contemplation simple, ouverte, patiente, attentive à la chose observée pour elle-même. Une parole consciente de sa fragilité, au point que le doute la saisit quant à sa retranscription verbale : « sait-on s’il est encore un monde/ avec les mots qui l’écrivent » (DNP, p. 24) ? Le poète se méfie, conscient que le sens est préalable à l’écriture, que les mots ne sont qu’un trésor de pauvre. Or le sens échappe fondamentalement : « vers quel ange va/ ce reflet tremblé des herbes (…), à quel sens versé » (DNP, p. 24) ? Pire, ce sens entraînant n’est-il pas étranger à notre ici ? Par ses lueurs de parole, ne masque-t-il pas « l’issue de ces terres ? » (DNP, p. 24).

Que faire alors après cette plongée dans le monde : « revenir : est-ce déjà le conseil affaibli de l’hiver » (AOV, p. 43), tandis que « le monde soudain se résumait à cet excès de tension dans le regard » ? Le poète ne doit-il pas encore demeurer en recherche du « fin mot », alors que « c’est une parole qui ricoche et fuit dans l’illisible » (AOV, p. 44) ? Nu, dépouillé, survit à cette aventure le spectacle apaisé de la nuit et de la lumière. Enfin, le poète inscrit un choix de vie : « Porte les choses,/ leurs formes terrestres » (PBC, p. 7).

Du soir au midi de la lumière

La découverte de la nuit ouvre aux pouvoirs du silence : « amarré à l’obscur », le poème s’arroge un nouveau territoire, déploie son « grand drapeau de nuit froissé » (AOV, p. 57).

Le soir l’a précédé, moment de suspension, « arrêt brusque des machines », « chemise de silence,/ douce et fraîche sur la peau ». Plus inquiétant que la nuit elle-même, bord dont on s’approche avec vertige, il affiche une finitude, presque narquoise. Il s’interroge sur le sens, sur la promesse d’une « face éternelle à nos yeux de cendre » (TRF, p. 14).

A l’âme accueillant le soir, se révèle sa propre lumière d’être vivant, « souriante amie / par-dessus l’épaule déchirée du temps » (AOV, p. 63). Puis vient la nuit : ici, « toute prière trouve une paix songeuse », un peuple disparu est « à l’éternel rendu par l’oubli » (AOV, p. 72). La nuit avoue comme une sorte d’ignorance protectrice : « Il ne m’est pas donné d’aller plus loin » (MSS, p. 26), même si, au sein de l’obscurité, des forces de connaissance se libèrent, agissent, viennent « élire et ordonner » (MSS, p. 27). Des « vérités obscures », pleines de vigueur, traversent le poème, « ayant à peine vécu » (MSS, p. 30). La nuit n’est que passage. Il faut du temps au poète pour se le dire, s’avouer qu’il s’agit avec elle plus d’une affinité que d’une demeure (TRF, p. 29). Et plus de temps encore pour vouloir transférer son camp provisoire vers l’aube, non pour sa valeur à elle, mais par soif du vierge et du calme. « Une charrette a quitté la nuit et roule ». Le jour après la nuit n’est pas un dû, mais une grâce : « Merci à l’éveil » (LID, p. 64).

Parmi les premières lumières rencontrées, il faut d’abord affronter celles de l’hiver où le temps « bâtit son étable en dur », où « le peu d’avenir se convulse » (LIC, p. 78) ; puis la virginité de l’aube, sa proximité avec le vide premier, sa disposition en lignes de fuite (TRF, p. 41). L’aube, encore une frontière ! Rencontre avec l’au-delà de la nuit, car « nous étions de la nuit » et nous voici au matin, avec son « feu rapide et blanc/ que souffle la lumière » (PBC, p. 47).

Après l’aube et son point ultime, « l’eau précise des nymphes » (TRF, p. 41), se dresse l’excès du matin avec « sa dépense inconsidérée de lumière », et soudain ce cri : « Quelle ombre n’oserait y mourir ? » (TRF, p. 36). Ce matin-là n’est-il rien que « bord perdu à rêver la saveur du temps » (TRF, p. 35) ? Car sommes-nous autre chose que « l’enfantement d’un seul matin ? » (TRF, p. 29).

Sera-t-il possible d’affronter la lumière vraie et nue ? – « Vrai soleil (…), nous l’attendions » (LID, p. 70) – possible de recevoir et de suivre de nouvelles règles de vie, de contemplation et d’écoute ? – « Surtout, ne force pas sa lumière » (MSS, p. 53) – possible de s’offrir aux excès de la lumière, à la démesure généreuse de la gratuité ? Que ferons-nous de l’été, de sa grâce élective, enfin de sa « lumière – dont on n’a pas l’usage » (OLSA, p. 14) ?

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Après ce parcours, il convient de revenir sur l’unité de l’œuvre de Paul Farellier. Sauf à y reconnaître une intériorisation sans cesse croissante, on sent peu d’écart entre le premier recueil et les suivants. Un même monde, une même démarche – au sens presque physique du terme – accompagnent le lecteur et l’invitent au recueillement, à la contemplation, au goût de la longue veille.

Travailler sur soi et sur son art, dresser son établi pour recevoir le monde et l’accueillir, sans rien occulter de ses faiblesses, mais sans non plus s’y complaire, ne sont-ce pas là quelques caractéristiques qui inscrivent Paul Farellier dans la lignée des auteurs classiques ? D’où lui vient cette secrète vitalité qui donne tant de force à cet esprit de mesure, plongeant aux plus solides racines de notre langue ? Car il y a quelque chose de peu banal à tenir si posée une forme d’équilibre dans une période où la poésie manque cruellement de repères aussi bien dans la forme que dans sa raison d’être. Peut-être au contraire cette absence et le silence si criant de notre art dégagent-ils une liberté et un calme propices à ce genre d’entreprise solitaire. Peu de débats, peu de polémiques embrasent nos maigres cercles. Chacun est laissé seul à l’aune de ses modestes ressources. A bien des égards, c’est donc une période bénie pour le poète qui veut se donner à son œuvre.

Enfin, au moment d’achever ce qui voudrait faire trace d’une rencontre avec l’œuvre de Paul Farellier, je m’interroge sur le pourquoi de ce travail. Je ne suis pas sûr – je doute, hélas – de rassembler autour de lui deux cents nouveaux lecteurs. Et pourtant, je me relève au milieu de la nuit, dégage des heures de sommeil pour me rendre à ce rendez-vous que la poésie me fixe, sans douter de sa nécessité. Pourquoi donc ? Il me semble qu’agissant ainsi, je formule une espèce de réponse aux rencontres que je fis par d’autres et qui me firent être celui que je suis. A mon tour, j’éprouve le besoin de poursuivre ce dialogue par dessus les âges où cherchent à s’exprimer la profondeur et la puissance des liens qui se nouent entre des hommes libres et que la poésie, à sa manière, se propose de faire revivre en chacun. Un poète antique n’a-t-il pas écrit « les hommes qui veillent ont un monde commun » ? Et quand bien même je serais l’unique lecteur de ces pages sollicitées par les poèmes de Farellier, cela suffirait à me satisfaire. Ils ont contribué à m’élargir à ce bien commun qu’est notre humanité, et l’appétit qu’ils ont soulevé est la seule mesure qui m’importe.

©Pierrick de Chermont, étude publiée en 2005 sur le site http://ecrits-vains.com/

Eléments de bibliographie

L’Intempérie douce. Le Pont de l’Epée, 1984.

L’Île-cicatrice, suivi de L’Invisible grandit. Le Pont de l’Epée, 1987.

Une main si simple. Le Pont sous l’eau. 1989.

Où la lumière s’abrège. La Bartavelle éditeur. 1993.

A l’obscur et au vent. L’Harmattan. 1996.

Dans la nuit passante. L’arbre à paroles. 2000.

Tes rives finir. L’arbre à paroles. 2004.

Parlant bas sur ciel. L’arbre à paroles. 2004.

Paul FARELLIER : Tes rives finir (L’Arbre à paroles, coll. Traverses, 2004, La Maison de la Poésie d’Amay, B.P. 12 – 4540 Amay – Belgique, 7,50 €)

L’originalité n’est pas la moindre des qualités de ce recueil au titre si joliment ciselé. Chaque page, comme un ressac de mots, déroule, entre flux et reflux, au tempo du cœur et de l’esprit, ses lumineuses interrogations. Du ‘vivre’ à ‘l’écrire’, du ‘dire’ au ‘silence’, de ‘la parole’ à ‘l’absence’, l’auteur se penche sur l’eau mouvante du poème, se questionne (et se remet en question) sur le sens de cet acte fondateur qu’est le verbe poétique : Les mots, tu crois qu’ils t’emportent ?/ Ils ne sont que fragments déterrés… Avertissement liminaire qui souligne cette démarche ontologique et métaphysique du poète et pose, d’emblée, l’origine – et l’épreuve terrestre – comme nourricière et essentielle. Le poème ne jaillit-il pas de la glèbe humaine ? La première partie nommée : Ce pays mangé d’ombre en est l’illustration. La prise en compte des racines profondes s’exprime avec la souveraineté méditative et la fulgurance d’un Saint-John Perse : Ce pays – et naître maintenant. Le voyage est d’abord ‘anabase’. Paul Farellier éclaire l’intérieur de ses terres avant de tenter de franchir (de transmuter) et de passer de l’expérience sensible à l’élévation spirituelle et esthétique, du contingent au transcendant, du plomb de la matière informe ou de l’émotion brute, à l’or du poème. Sur cette genèse à laquelle les poètes sont en permanence confrontés, invités à jongler sur notre vertige, le texte, en page 14, est très éclairant. Il débute par ces trois mots : C’est le soir, comme trois coups frappés à la porte du Temple intérieur où l’on quête une autre lumière pour finir, peut être, par ne trouver qu’un mur qui tombe en poussière, cette chose insaisissable, sans cesse à reconstruire, que l’on nomme: ‘poème’ et qui ne serait simplement que la face éternelle à nos yeux de cendre… C’est à ce poids de terre, d’ombre, de vent, de silence, d’absence, d’échos, que s’évalue l’authenticité fragile du poème dont le créateur demeure un humble ‘écolier’ remettant sans cesse sur le métier l’œuvre de cette longue patience et de ses expériences orphiques. Font suite, avec ce même bonheur d’écriture, les trois autres parties : « d’un soleil éloigné – comme un corps se déplie – au dispersé du vent » qui prolongent finement, et dans un style que ne renierait pas Philippe Jaccottet, ce questionnement poétique mis en lumière par un langage où symboles et images sont intimement et adroitement fondus.

Paul Farellier nous offre ici une bien belle suite de pièces. Sur la pointe des mots, sans bruit, se nouent et se dénouent de subtiles analogies qui nous donnent à connaître dans un flagellé d’instants les noces de la vie et des mots. Sur ses rives finir le poème, bref froissement du temps, devient aussi arbre d’espérance, éternel recommencement, entre la ténèbre et la lumière, au rythme d’une céleste gravitation et de l’accomplissement de cette circonférence en perpétuel mouvement, en somme conclut le poète, tout aussi : ronde parole que la terre

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

Paul Farellier : Parlant bas sur ciel – l’Arbre à paroles, 50, Grand Route, BP 12, 4540 Amay, Belgique.

L’œuvre du poète et critique (il est membre du comité de rédaction de la revue Les Hommes sans épaules) Paul Farellier (né en 1934) est née d’une longue et très exigeante gestation. Ce n’est que vers la cinquantaine, en 1984, qu’il publie L’Intempérie douce, son premier recueil, au prestigieux Pont de l’Épée de Guy Chambelland. Suivront (chez le même éditeur) : L’Île-cicatrice (1987) et Une main si simple (1989), puis : Où la lumière s’abrège (La Bartavelle, 1993), À l’obscur et au vent (L’Harmattan, 1996), et (aux éditions de l’Arbre à paroles) la trilogie qui marque le pic de l’œuvre : Dans la nuit passante (2000), Tes rives finir (2004), Parlant bas sur ciel (2004). En vingt ans, parallèlement à son travail de critique, Paul Farellier aurait pu donner quinze ou vingt recueils ; il en donnera huit. Farellier a la redite comme le principe de l’écriture pour l’écriture en horreur, et il a raison. Il y a chez Farellier une exigence dans l’écriture, une haute opinion de la création poétique qui nous éloigne du jeu verbal, ainsi qu’une quête de l’être et de ses abîmes qui demeure sans complaisance : Cette vie à mourir, – ne la balance pas d’un coup d’épaule, – tiens-en le fardeau. Proche d’Yves Bonnefoy ou de Philippe Jaccottet, mais davantage poignante et en contact avec la vie, la poésie de Farellier est – au premier abord – une musique mezza voce, qui évoque les mouvements de l’âme, l’émotion vive, décryptée, y compris, dans ce qu’il peut y avoir au premier abord de plus simple, sur la pointe des arbres doucement agitée par le demi jour. La générosité côtoie l’angoisse, la mort, la solitude et l’émerveillement. L’interrogation est perpétuelle, l’image concise, le verbe ciselé au plus près du vrai et du vécu. Cette poésie épurée en dit long sur le fatum humain : Maintenant, – visage fixé : – un presque sourire – où se découd la naissance – avec le rien de personne, – apaisé peut être d’un sens. Ce dernier recueil est une ode au père. La mort est un gouffre que surplombe le fil de rasoir de la vie.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Supérieur Inconnu, nouvelle série, n° 2, juillet-décembre 2005)

Jacques TAURAND : Le Château de nulle part (11 €, 103 pages, illustration de Françoise Coulon, L’Harmattan, Paris, 2004)

Poète, nouvelliste et chroniqueur bien connu de nos lecteurs, Jacques Taurand est l’auteur d’une bonne quinzaine de publications. Proche des poètes de l’École de Rochefort et de Michel Manoll, sur lequel il a donné un essai de référence (Michel Manoll ou l’envol de la lumière, L’Harmattan, 1997), le poète cultive néanmoins, avec sa propre voix, cette filiation fraternelle. Son œuvre de nouvelliste, qui a commencé avec la publication d’Un été à l’Isle Adam (éd. Clapas, 1997), s’est développée parallèlement à sa création poétique. Le texte court est le genre de prédilection de l’auteur, qui a également été tenté par le roman. Avec ce Château de nulle part, Jacques Taurand aurait pu écrire son premier roman. Ce n’est pas le cas. Peut-on le regretter ? Oui, car ce récit comportait tous les ingrédients, à commencer par le souffle, pour rebondir et être prolongé. Non, car il nous paraît abouti, tel quel. Comme d’habitude, Taurand laisse le soin à son lecteur de poursuivre lui-même l’histoire, en l’intégrant à son propre imaginaire. Le Grand Meaulnes est évoqué, assez tôt, par le narrateur, et ce n’est pas un hasard. Il est vrai que Le Château de nulle part se situe délibérément dans le cousinage d’Alain Fournier. Est-il vraiment de « nulle part » ce château ? Nous apprenons qu’il se situe dans l’Oise, au sein du Domaine du Bois des Biches. Le narrateur se souvient de son adolescence et nous conte un séjour qui bouleversa sa vie, dans l’immédiat après-guerre, au début du printemps. À cause d’une fragilité pulmonaire, Pierre est placé par ses parents chez des commerçants (amis des patrons de la mère) qui, à la campagne, tiennent un curieux établissement, tout à la fois épicerie, débit de tabac, buvette et restauration. Sans le savoir à l’avance, mais en le pressentant, le jeune Pierre va s’éveiller, s’émerveiller et faire l’apprentissage de la vie, de l’amitié comme de l’amour : Les êtres, les objets qui peuplaient les endroits que je fréquentais constituaient pour moi le premier maillon, la première lettre d’un message que je m’efforçais de déchiffrer : celui de la vie dans laquelle mes quatorze ans se frayaient un chemin… On apprend à connaître les choses de la vie avant d’y être soi-même totalement investi. Entre l’étude, le matin, et les villégiatures de l’après-midi, les jours s’écoulent au contact de la nature, de la vie rurale et de ses acteurs, dont le jeune Michel, dont Pierre devient l’ami, et Claudine la servante au teint coloré, à la ronde santé et qui mordait à la vie sans faire d’inutiles complications. Ce récit se veut initiatique. Il prend véritablement son envol, avec la découverte, à travers les bois, du château : les baies à meneaux et croisillons faisaient songer à de grands yeux noirs dans lesquels se reflétaient des éclats de ciel. J’eus le curieux sentiment d’avoir déjà vu cette demeure en rêve, comme avec l’entrée en scène de la comtesse de M., et de ses petits enfants, Eric et Elisabeth : ses yeux d’un bleu soutenu jetaient, de temps à autre, des éclats d’améthyste. Dés lors, Elisabeth devient le pivot du récit. La relation ambiguë qui la lie à Pierre constitue la trame et le fil conducteur de cette histoire qui nous tient, avec son lot de mystères, de passions souterraines et de douleurs aussi, et ce, jusqu’à l’épilogue qui intervient durant la guerre d’Algérie. C’est à ce moment que Jacques Taurand lâche la bride et nous laisse le soin de poursuivre l’histoire, en nous confiant ses personnages. Le château est une blessure lumineuse et toujours vive dans un coin de la mémoire. « Nulle part » est l’autre nom de la solitude et du secret que chacun emporte.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

Werner LAMBERSY : L’éternité est un battement de cils (24,90 €, 184 pages, éd. Actes Sud, 2004)

Auteur d’une cinquantaine de recueils et plaquettes de poèmes, depuis Caerulea (1967), Werner Lambersy (né en 1941 à Anvers) est l’un des poètes les plus prolifiques de toute la francophonie. Nous lui devons une récente et succincte, mais assez bonne anthologie sur la Poésie francophone de Belgique (Le Cherche Midi éditeur, 2002), qui possède le mérite de combler un vide en la matière.

Avec L’éternité est un battement de cils, Werner Lambersy signe son œuvre majeure. Il s’agit d’une anthologie (personnelle) qui balise son parcours sur près de quarante années de création poétique. C’est l’occasion de parfaire notre connaissance de cette œuvre singulière, comme du personnage. La notice biographique nous apprend que Werner est le fils d’Adolf Lambersy (1913-2002), engagé volontaire dans la Waffen SS durant la Seconde Guerre mondiale (ce qui lui vaudra une condamnation de vingt ans de réclusion), et de Juliette Rosillon (1916-1983), franc-maçonne de tradition juive. Un couple détonant. Tôt, la poésie accompagne la vie de Lambersy, au même titre que la maladie (pneumonie, méningite cérébrale, dépression nerveuse…) De 1960 à 2002, le poète exerce de nombreux et divers emplois, dont le plus marquant est certainement son travail au sein du centre Wallonie-Bruxelles de Paris (ville où il s’installe en 1982). Durant cette période, Lambersy voyage sur quatre continents et noue de nombreuses amitiés. Sa rencontre et son mariage avec le (très bon) poète Patricia Castex-Menier (elle-même employée au centre Wallonie-Bruxelles) en 1983, lui apporte la stabilité recherchée, et deux enfants. Quarante années de création, ce n’est pas rien, c’est une vie. Établir le choix des poèmes n’a pas dû être simple. On se laisse porter par les mots comme on le ferait par des vagues, parfois douces, parfois coupantes comme le silex. Vivant, attentif et toujours aux aguets, Lambersy explore ses abîmes et ceux du monde qui l’entoure, à l’aide des matériaux dont il dispose : ses émotions, son regard et le langage. Lire ou écrire un poème, c’est s’absenter des masques de soi, retourner au premier cri du premier souffle qui nous jeta, déchirés, des forges de la galaxie ici sur cette terre et retrouver l’éternel instant de l’éternel début ; c’est encore l’autre, l’autrement, l’inentendu des mots, écrit le poète ; car il y a ceux qui parle d’âme et ceux qui rendent grâce à la voix pour ce qu’elle sait. Le poème suinte ou jaillit page après page, comme une eau jetée sur des pierres chauffées à blanc. Selon Lambersy, le poème n’explique pas mais constate. Il est la vie débarrassée des toxines du discours, du dogme et de l’illusion. Le poème n’a qu’une qualité : c’est d’être un miroir impitoyable, qui ne nous permet plus de nous voiler les yeux, ni de nous boucher les oreilles devant le chant de l’être et les danses du rythme, précise le poète. C’est sans doute pour cela que tant d’entre nous s’y refusent et en font l’impasse, car une part de vérité sur nous-mêmes est plus redoutable à supporter que la certitude de notre mort. Le poème de Lambersy prend souvent la forme d’un monologue intimiste, concis et ciselé : Le feu y a bu – comme au bord du chaos – buvait la création – Le vide y a puisé – pour que l’espace sache – où poser les lèvres – La forme – en épousait les bords – pour connaître l’abîme. C’est encore le chant amoureux qui prédomine : Je t’ai fait les yeux – comme on fait les poches d’un inconnu ; la quête de la vie : Lâcher ce qui est fait – pour essayer – de toucher ce qui manque , le dialogue avec l’univers extérieur tout autant qu’avec l’univers intérieur : Nous marchons – contre l’immense mort – et pour marcher – nous n’avons que ce chant ; mais jamais, chez Werner Lambersy, le poème ne perd de vue le réel.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)