Taille en vert, Anne-Lise Blanchard, Poésie en voyage / La Porte, Yves Perrine, 215 rue Moïse Bodhuin, F-02000 Laon.

On connaît bien ces petits opuscules d’un format à l’italienne que publie Yves Perrine avec cette prédilection certaine pour les textes brefs et de qualité, qu’il distille six fois par an. Illustré ou non, chaque livret, d’une vingtaine de pages, permet à un poète de s’affirmer dans une collection bien sympathique où brillent l’originalité et le bon goût. Arrêtons-nous sur Taille en vert, le tout récent ouvrage d’Anne-Lise Blanchard, dans lequel la générosité de cœur le dispute à une inspiration simple où les mots sont des demeures et les sentiments des refuges pour la clarté de l’âme.

« Chaleur entre les épaules, l’été revient. Les feuilles mouillées s’ébrouent. Je me glisse dans ma peau, je repasse chaque ride. Se sentir réunie. »

En quelques pages à l’accent tout personnel, Anne-Lise Blanchard nous invite au voyage et à la réflexion. L’invention poétique règne ici et c’est grand plaisir de s’attarder sur ces instants choisis.

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 349, avril 2007

Patrice BLANC : Le sang du jour (GRIL, éd., 11 avenue du Chant d’Oiseaux – B 1310 La Hulpe)

« Le sang du jour », ce récent petit ouvrage des éditions dirigées par Paul Van Melle, à La Hulpe, bien que structuré en des textes indépendants, est en vérité une succession d’images qui pourraient n’appartenir qu’à un seul et même poème tant l’osmose importe ici.

« La voix du jour appelle ta peau cris du sang
Les pétales des sons se posent sur le lit du silence
L’esprit respire un faible buée musicale… »

Dans le poème suivant, la même intensité sécrète les mêmes effets et les mêmes espaces.

« Le ciel s’effondre en coupures inachevées
L’instant explose dans sa gaine privatrice… »

Sur la quatrième de couverture, outre la comparaison de Patrice Blanc avec Jean Bouhier et les poètes de l’Ecole de Rochefort, il est question du « ton » qui « demeure intact, tourné vers l’humain sans gommer les dernières trouvailles des poètes les plus contemporains ». Juste regard sur ce recueil de qualité. Il existe en effet dans cette poésie des recherches syntaxiques où « Le danseur ébauche un flot de nudité » et où « le mourant perce le ciel de son regard rouillé ». L’ensemble de cette plaquette du GRIL souligne une présence poétique certaine.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005.

Jeanine BAUDE: Le Chant de Manhattan (Poésie Seghers, 12 €).

New York n’en finira pas de séduire ou d’irriter ceux qui l’abordent ou qui, comme Jeanine Baude, parcourent la ville en poètes, séduits par cette vision cosmopolite, par cette diversité propre aux mégapoles. C’est que le regard que porte Jeanine Baude sur New York et principalement Manhattan est celui d’une observatrice à la fois fascinée et désireuse de rendre compte de ce qu’elle découvre. De là ces proses à l’écriture parfois éclatée qui traduit l’abondance de la matière, le rythme incessant d’une cité qui ne s’arrête jamais de vivre, de bouger: «Les mains qui remontent sur les cuisses. La pâleur. Tu danses. New York danse. Ce ne peut être autrement ce vide. Il faut danser, danser.» Au fil de ses déambulations diurnes et nocturnes Jeanine Baude prend conscience de l’âme de la ville, de celle de ses habitants. De ceux-ci elle rappelle l’origine, remonte vers un passé qui fut celui de la douleur, de la difficulté et ce rappel contraste avec une approche plus légère de la ville. Jeanine Baude se détourne du présent pour replonger vers les racines initiales de ce peuple venu d’ailleurs: l’écriture se fait plus grave: «les galères emmenaient leurs lots de pestiférés en lisière des murs hauts et fragiles, chapelles et maisons de bois oscillaient.» Mais on ne saurait demeurer plus longtemps sur l’image d’une époque révolue, New York n’en finit pas d’entraîner la passante dans son sillage. Les vagues successives submergent celui qui s’aventure dans ses différents quartiers: le contraste, les surprises sont de mise, espace et temps s’entremêlent au rythme des pas: «C’est à peu près cela quand on marche dans la ville à en perdre son âme. Le corps écoute tous les corps. Cela s’entend. J’ai les oreilles brûlées par le bruit que fait le temps.» Les sensations, les impressions fusent de tous côtés et cette poésie de l’instant, Jeanine Baude la restitue avec une force particulière, mettant en relief les pouvoirs de la ville dans laquelle elle s’engouffre avec le sentiment de ne jamais en finir avec elle: «Aveuglée par ta course, l’éloignement, ce que tu recherches de perte, de fuite, l’indépendance, le jeu, le souffle: tu retiens leur mouvement de balancier, là sur les vagues.» Pourtant nul ne saurait s’en tenir à cette réalité urbaine: il est des lieux qui permettent de se soustraire à cette emprise et le rêve contrebalance ce poids trop prégnant. Jeanine Baude glisse alors vers cette autre puissance qui naît au détour de certains lieux: «Débarque et touche ! Programme à l’issue des pas, sur la flamme du briquet le pivot de ton rêve. Ne sors pas indemne du cri.» Une autre perspective s’impose, la vision s’élargit: comment oublier que New York n’est pas que cette étendue de gratte-ciel, cette géographie qui met l’homme à rude épreuve: c’est aussi le rappel de la littérature, la musique qui demeurent dans leur vivacité et des figures des deux continents se fondent dans un même creuset: «Mallarmé se promène, il croise Whitman. Tu te déhanches, les draps sont accueillants après la nuit.»

L’écriture de Jeanine Baude s’efforce en y réussissant de saisir New York dans ce qu’elle comporte de nouveautés incessantes. Il fallait le regard d’un poète pour en restituer le plus intime, la face secrète.

En écho à ces textes, on lira de Jeanine Baude: New York is New York (Tertium éditions), plus prosaïque peut-être mais qui constitue une approche tout aussi passionnante de la ville.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, août-septembre 2006, n° 928-929)

Yves BROUSSARD : Tenir parole ( Autres Temps ).

Avec Tenir parole Yves Broussard, dont on sait qu’il pratique une poésie d’une écriture aussi dense que concise, se livre à une série de réflexions autour de l’espace et du temps autant qu’il aborde d’autres thèmes qui vont du plus petit à l’infiniment grand. Mais ce serait réduire la portée de ce livre que d’en rester à ces considérations : il y a plus et c’est vers une éthique fondée sur les rapports de l’homme à l’univers que s’achemine Yves Broussard, observateur attentif de ce qui l’entoure et soucieux d’une poésie exigeante qui lui permet d’affronter les contradictions et de tenter de les résoudre. Avant tout, face à la coulée du temps, il s’agit de pérenniser l’instant, seul moyen que nous ayons pour ne pas compter sur une éternité illusoire : «Plus encore / que le chant du merle / le cri des enfants / habite/ l’instant / qui s’attarde». La volonté de refuser la mort, jamais nommée, apparaît comme un élément essentiel de la quête poétique et humaine d’Yves Broussard. Perdu dans l’infini de la durée, l’homme avoue sa méconnaissance d’une éternité qui l’a précédé : «Rien n’est dit / ici / de ce qui précède / le temps». Quant à l’autre éternité, celle à laquelle nous nous confondrons, mieux vaut l’ignorer et s’en remettre aux oiseaux qui «tracent leur parcours / sans souci d’origine / ni de fin», Yves Broussard rappelant, par ailleurs, notre devoir de participer à la vie de l’univers qui est aussi la nôtre, car les exemples liés à cette morale de l’action et partant du désir d’assumer notre destin dans ce qu’il a de plus humble et de plus fort trouvent leur origine dans la moindre des créatures. Par cette démarche se manifeste le souhait d’assembler les contraires, de dépasser les contradictions : il suffit d’écouter la voix d’Yves Broussard déclarer : «Cette pâle clarté / à l’approche du jour / indique à l’homme / son devenir possible / face à toutes les contradictions» et de comprendre qu’à tout instant commence «l’aventure humaine» qui, malgré la fragilité de chacun constitue notre grandeur : le recours à la rose souligne cette caractéristique d’une façon allusive : «A ses pieds / quelques pétales / restés là / pour marquer / son infinie grandeur». Dès lors, comment ne pas redire la confiance que le poète entretient dans la vie, de là cette morale optimiste que l’on remarque à plusieurs reprises et qui s’inscrit dans le dernier poème de Tenir parole : «Dans le désordre et la splendeur / les restes d’un passage ancien / y attestent du toujours possible».

Il y a dans ces pages une force singulière qui émane de l’écriture maniant abstraction et éléments concrets, en même temps qu’une pensée tournée vers le monde et l’homme, une pensée qui incite le lecteur à observer avec une plus grande attention ce qu’il aperçoit ou même l’invite à se porter au-delà.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, mai 2007, n° 937)

Alain BORNE: La Nuit me parle de toi, préface de Philippe Biget, illustrations de Marie Bauthias ( Trident neuf, 18 € ).

La Nuit me parle de toi parut en 1964 aux éditions Rougerie. Alain Borne avait trouvé la mort en 1962: quelques mois auparavant il avait remis à René Rougerie le manuscrit de ces poèmes. Son œuvre a survécu grâce à quelques «amateurs» qui ont mesuré la valeur poétique et humaine de ces livres dont le temps n’a pas écorné la qualité. La Nuit me parle de toi n’échappe pas à ce privilège: le poète, l’amoureux, l’homme hanté par la mort s’imposent dans ces pages, au cours des deux parties si différentes l’une de l’autre.

Dans la première partie, c’est l’amant-poète qui, au cœur de la nuit, célèbre la femme aimée dont on pourrait douter de l’existence tant il s’agit de la manifestation d’un désir presque jamais accompli ou du moins d’un instant préludant à l’amour. Qu’importe alors si le poète a connu cette femme, l’essentiel se situe dans l’expression de sa passion, par des accents d’une résonance profonde. Dans la recherche et la volonté du poète d’atteindre la femme aimée se manifeste avant tout un besoin de fusion qui va jusqu’à l’égarement: «Nous serons deux ou un je ne sais / nous serons comme est la foudre.» Car c’est autant l’anticipation d’un temps nécessaire que les souvenirs qui marquent la démarche d’Alain Borne: «Mais un jour je te vis / ton sang emplit mon cœur / sans sortir de ta peau». Entre ces deux moments le présent est là qui traduit la souffrance, l’émotion, la sensibilité et le lyrisme le plus exalté semble la manière de révéler les sentiments de l’amant: la violence du verbe – on notera le recours à la foudre, au feu, au sang, – les métaphores destinées à accentuer le pathétique de la situation, cependant toujours s’exprime le besoin qu’éprouve le poète de dire. Il faudrait s’arrêter sur tant de poèmes soulignant l’état amoureux et dépourvus de toute mièvrerie mais n’étant pas exempts parfois d’une certaine préciosité: «Aimer / j’aime à nouveau / et pour mourir peut-être / mais à la nuit de votre jour.» Toutefois la sincérité, la passion en face de l’aimée balaient ces rares faiblesses. Imaginée ou réelle, possédée ou idéalisée, la femme envahit le poète. La nuit, le regard d’Alain Borne se charge d’une tendresse qui ne cesse de proclamer cette fascination, cet impérieux besoin de l’autre pour être soi.

Dans la seconde partie Eros cède la place à Thanatos et le lyrisme s’efface au profit d’une écriture plus sèche, expression d’une tragédie qui n’a jamais cessé de hanter Alain Borne. Le refus de la mort est lancé comme un cri de protestation en face du néant auquel le poète se sent promis: «C’est à jamais que je voudrais être: rassurez-moi, mes Dieux. / Pourquoi disparaîtrais-je puisque je suis ? / Faites-moi continuer, demeurer, être», implore-t-il. Pareille logique, Alain Borne le sait, le destin la réfute. Alors à qui s’adresser ? À Dieu, certes, mais la croyance d’Alain Borne vacille souvent: «Je veux croire en Dieu à demi mon père, à demi mon fils et que si je suis là, c’est qu’il m’a jeté dans sa nébuleuse.» Quant à l’amour, à la femme, la perspective de la mort les éloigne et fait même douter de leur présence: «Je ne sais plus de loin d’ailleurs comment vous êtes», écrit Alain Borne. Reste l’écriture pour résister, vainement sans doute, mais nécessairement et cet acte ultime, par sa sobriété, son désespoir accorde encore plus de valeur à cet aveu déchirant: «C’est contre la mort que j’écris comme on écrit contre un mur.» L’amour n’a pas été oublié, mais la mort dans sa tragique obscénité l’emporte et ce livre demeure le témoignage d’un homme chargé de rêves, de désirs, de hantises que seule la poésie avait la charge de transmettre.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, mars 2007, n° 935)

L’alcool des vents, de Michel Baglin, Le cherche midi.

Rendre grâce, tel est le souhait exprimé par Michel Baglin dans ce recueil, mais rendre grâce, comme il le dit,  » à des riens « . Ce sont eux qui, par leur importance, constituent l’essentiel de sa démarche, ces  » riens  » qui dans leur perception, leur appréhension deviennent un témoignage et un éloge. Ce témoignage de la vie du poète se change peu à peu en un témoignage de la vie de tous les hommes. Ces événements, ces souvenirs, ces désirs contribuent à une écriture au souffle puissant entraînant le lecteur dans le sillage que trace le poète. Le monde de l’enfance, avec ses jeux, ses découvertes, est propice à cette célébration et chacun sait qu’il est à la fois hors d’atteinte et à portée de mots. Aussi Michel Baglin ne se prive-t-il pas de dire sa reconnaissance à ces instants privilégiés dont la mémoire restitue le contenu avec émotion:

Je rends grâce même à l’école pour quelques odeurs d’encre mêlées
à celles des feuilles tombées des marronniers et des goûters au fond des cartables.

Cette vision s’accroît, englobant les voyages, les vacances de l’enfant qu’il était et qui sont restitués avec les yeux d’autrefois. Mais s’en tenir à une telle perception serait réducteur et le regard, la pensée de Michel Baglin s’élargissent pour se porter vers les autres, absents et présents, ces hommes, ces héros inconnus vers qui se dirige sa compassion: là encore l’écriture vibre, chargée de sensibilité. Les mots permettent à l’homme de prendre conscience de lui-même et le regard du poète se tourne vers ces êtres auxquels il se confond et par le biais desquels il peut célébrer l’amour, l’intimité, la femme et sa sensualité:

Je rends grâce aux îles blondes des lampes de chevet,
aux heures de paix dorant lentement au four des soirs d’ambre
près du corps d’une femme qui se love dans sa nudité pour la nuit.

Dans ces pages au lyrisme discret et qui traquent la réalité, la magnifiant, Michel Baglin résiste à tout désespoir sous l’impulsion de la poésie. Aussi est-ce avec reconnaissance qu’il célèbre le monde des humains auquel l’écriture accorde un sens véritable. Dès lors c’est au lecteur de  » rendre grâce  » au poète pour ce chant vibrant et incessant.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 25, juin 2004)

Georges BONNET : Un seul moment (éd. L’Arrière-Pays 2004 – 10,65 €)

Le titre résume assez bien l’esprit du recueil du poète terrien qu’est – et se veut – avant tout Georges Bonnet, proche des moindres frémissements de la nature avec laquelle il aime à s’identifier car il sait que : Le cœur des choses bat / à l’unisson du temps. Son but n’est que de tenter de devenir ce qu’il est : un seul moment, celui de cette fusion vécue en symbiose et qui lui permet de nous confier : Me faisant moi / pleinement ou à peine / selon l’instant. En cela, l’auteur pourrait reprendre à son compte la déclaration de Michel Manoll : Ce qui importe, c’est de trouver notre identité : notre double minéral, végétal, volatil dans les choses. Et Georges Bonnet nous en donne ici subtilement la preuve. Au fil des pages, chaque description, chaque évocation, tout paysage saisi dans la lumière de l’instant, éveillent des résonances profondes dans sa conscience, nouant des relations où se mêlent les époques de sa vie, ravivant des émotions lointaines : D’anciennes tendresses / avec le soir / viennent rôder / autour des choses… […] …Rue des Pierres noires / la peur se cache sous les porches / et joue à faire peur / dans les couloirs sombres / et les chambres sans lumière / à l’enfant qui cherche / encore en nous / une main à tenir… Certes, pour lui : Quelques chardons en fleur / cernant l’éternité / tout au fond d’une combe en disent plus long que toute digression métaphysique et, surtout, nous invitent à communier avec le monde, à dénicher ses secrets derrière ses plus anodines manifestations. Pour cela il faut, à l’âge du poète, avoir conservé une merveilleuse fraîcheur, cette aptitude au perpétuel étonnement. Une bien belle leçon en douceur et sans bruit. À cet égard le poème de la page 27 est éloquent : Celui-ci affirme avec aplomb / des idées obsolètes / lues dans un livre ténébreux […] Cet autre encore / parle du désert d’être né / alors qu’en son jardin / les oiseaux chantent tout le jour / le bonheur de vivre / et que derrière les murs / rien n’arrête la naissance des marguerites. Cher Georges Bonnet, même si vous ne pouvez plus offrir à [vos] mains ce qu’elles ont aimé, vous nous offrez – et nous vous en savons gré – ce fort et lucide optimisme dont nous manquons tant. Avec vous, nous feignons de croire : que les hommes sont innocents / et connaissent le bonheur / lorsque le soir sur les seuils / leurs rires sont pleins d’ailes. Cela ne cause de tort à personne et nous permet d’espérer un peu, parce que : La terre parfois / s’enivre de tendresse / illumine ses nuages ses racines / ses labours sous la neige / les coquillages desséchés / de ses solitudes…

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, premier semestre 2005)

Lucien BECKER : Rien que l’amour, 431 pages, 10 €, (La Table Ronde, 2006)

L’œuvre de Lucien Becker (1911-1984) est constituée de nombreux tirages confidentiels ou hors-commerce, exception faite de trois volumes publiés par Gallimard et d’un autre par les Cahiers du Sud. Il fallut attendre 1997, pour que La Table Ronde ait l’idée lumineuse de rassembler en un volume cette magistrale somme poétique. Cette édition reparaît aujourd’hui, mais dans la collection de poche du même éditeur, « La petite vermillon ». Tout Becker disponible pour 10 € ! De cette œuvre, Georges Mounin a affirmé : « qu’elle n’est finalement qu’un seul poème indéchirable. » Indéchirable, parce qu’un seul thème d’un bout à l’autre la tient debout face à la mort : l’amour, rien que l’amour, puisque l’œuvre de Lucien Becker creuse la plaie mal refermée des solitudes, tout en nous donnant une poésie des plus brûlantes, où mes mains vont, forêts en liberté. Le soleil y prend la forme d’un corps de femme qui illumine les yeux vides du monde : L’amour est un peu de soleil sur un naufrage… Et pourtant, la joie de vivre se fait femme. C’est sur un ton de confidence, qui relève l’herbe dans sa foulée, que s’exprime le poète ; un ton qui domine l’amour et le dénude à peine l’instant d’un désir, ou pour l’éternité. « Avoir tout vécu, c’est bien sûr, une façon de dire. Je pense qu’il faut un jour ou l’autre, faire une sélection des actes qu’on se propose de vivre jusqu’au bout. L’un de ces actes est évidemment, l’amour », a confié Lucien Becker à Henri Rode, le romancier-poète des Hommes sans épaules. Car Becker a toujours été célébré comme un maître par Les Hommes sans épaules, qui lui ont consacré, en 1956, un numéro spécial de référence, dont de nombreux passages sont cités dans l’annexe de cette édition de Rien que l’amour.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

Présentation de Claudine Bohi à « Territoire du Poème » (21 octobre 2005)

(La séance a commencé par la lecture de la suite « Cette lumière », extraite de Une Saison de neige avec thé, L’Idée bleue, 2004).

L’honneur qui m’est fait – et la joie que j’éprouve – de présenter la poésie de Claudine Bohi m’avaient déjà été donnés au printemps 2001 lors d’une réunion de l’association Arts et Jalons. Je m’étais efforcé d’être aussi fidèle que possible à cette œuvre qui, à l’époque, ne comprenait pas encore le poème que vous venez d’entendre. Ce n’est qu’au dernier moment, ma brève étude étant « bouclée », que Claudine Bohi m’a révélé ce poème qu’elle intitulait alors Cette étrange lumière. Et il fut décidé que l’auteur lirait cet inédit à la fin de la présentation que j’avais préparée. Cependant il m’apparaissait qu’une nouvelle élucidation venait d’être ainsi donnée à toute la poésie de Claudine Bohi, et les lacunes de mon étude m’en étaient rendues encore plus sensibles. J’ai donc tenu à en avertir notre auditoire de l’époque dans les termes que voici, tirés de mes notes d’exposé : « Nous allons laisser à Claudine Bohi le temps de vous donner la primeur d’un inédit : Cette étrange lumière. Inédit qu’elle m’a lu il y a quelques jours au téléphone, et dont je suis resté ébloui. Sans doute mes commentaires auraient-ils été un peu différents, si j’avais connu cette nouvelle œuvre. »

On comprend ainsi pourquoi il m’a semblé maintenant nécessaire de placer « cette lumière » sur le seuil même de l’édifice poétique que nous abordons. Ce texte a donc été écrit en 2001, soit une petite vingtaine d’années après les premières publications poétiques de l’auteur. À certains égards, il pourrait ainsi figurer comme un aboutissement ; et sans doute « cette lumière » a-t-elle bien mûri dans tout le cours d’une œuvre ; mais il faut pourtant qu’elle l’ait irradiée dès l’origine, et si secrètement, bien sûr, qu’on pouvait ne pas la voir : insoupçonnée/ insoupçonnable/ si ce n’est pas en toi/ qu’elle se délivre.

Aujourd’hui cette clé nous est confiée, avec laquelle nous pouvons nous retourner sur toute l’œuvre antérieure de Claudine Bohi. Elle l’oriente comme un vecteur (Elle est/ ce qui conduit le sens) : une lumière innommée, aussi brillante et d’exacte présence, et aussi inconnaissable, que le foyer mythique aux abords de notre caverne et, au fond, constitutive d’une « poésie première », comme on eût dit autrefois une philosophie première. Un texte se situant aux frontières de la poésie et de ce qu’il ne faut pas craindre d’appeler une « gnose » ; l’affirmation – dans une langue poétique très épurée, avec la plus sereine simplicité – d’une « connaissance », d’un « savoir », tirés de l’expérience poétique vivante d’un auteur qui a toujours parié pour l’absolu, y compris dans l’éblouissement charnel de ses débuts poétiques.

Claudine Bohi a placé ce poème, cet acte de foi pourrait-on dire, en ouverture de son dernier recueil, paru en 2004 aux éditions de l’Idée bleue et intitulé Une saison de neige avec thé (ce qui est aussi le titre de la partie centrale du livre). Selon le vœu de l’auteur, nous centrerons tout à l’heure nos brèves analyses sur ce recueil. Mais auparavant, nous baliserons les différentes phases qui ont constitué jusqu’ici l’œuvre de notre poète : à vrai dire, chacun de ses livres est si bien doté d’une « personnalité » propre, fait si bien étape dans cette œuvre, que le seul parti vraiment justifié en l’espèce consiste à aller de livre en livre, dans une démarche chronologique qui rend ici parfaitement compte des développements d’une poétique.

Le premier livre publié de Claudine Bohi – aux éditions du Pont de l’Épée – s’intitule : Car la vie est cerise téléphone à ton arbre. Tel qu’il m’apparut lors de sa publication en 1983, tel je le vois encore aujourd’hui : livre essentiel, je ne crains pas de le dire. Cette suite de poèmes, sous un titre à la fois énigmatique et parfaitement souriant, d’une désinvolture charmeuse – admirons-en le dégrafé juvénile, mais admettons tout de même qu’il ne traduit qu’imparfaitement le grave sensuel et lumineux du poème ainsi intitulé – cette suite nous place au cœur de l’Eros féminin ; j’oserais presque dire qu’elle enseigne cette catégorie primordiale de l’être : « l’être-femme ».

Voici comment Claudine Bohi présentait plus tard ce livre dans une communication intitulée Le Corps du poète, lors d’un colloque à Cerisy en 1999 :

« […] mon premier recueil […] se situait délibérément du côté du corps, de sa fête, de sa jouissance.

Avec provocation parfois, je cherchais à nommer le corps, à dire sa présence, son importance, à dire le sexe, la sexuation, la sexualité, la chair comme une terre première et bien promise. Le corps comme une force qui, à l’époque, me semblait être la seule sur qui je pouvais compter. Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »

On a quelque peine à imaginer aujourd’hui, si rapides sont les évolutions des esprits, le trouble relatif que pouvait susciter, dans le public des lecteurs de poésie, et singulièrement dans la fraction masculine de ce public, un livre aussi « pur » que celui de Claudine Bohi – j’entends pur de toute tricherie. Il y a certes, dans ces poèmes, quelques termes qu’on peut qualifier de « précis », quelques franches cartographies des corps, mais Claudine Bohi a l’art de les rendre explicitement solaires, grâce à quoi son livre, en 1983, se distinguait radicalement du courant consumériste des pacotilles érotico-pornographiques. Ici règnent le réel et l’authentique. Un vrai poète, nous le savons, dit toujours le réel, mieux : il suscite le réel. De ce seul fait, le poème amoureux de Claudine Bohi échappait aux illusions de la mode et au conformisme ambiant, et il restituait à l’Eros toute son authenticité.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Car la vie est cerise téléphone à ton arbre)

En 1987 paraît, toujours au Pont de l’Épée, le deuxième ouvrage de Claudine Bohi, Le Nom de la mer. C’est, de fait, un seul vaste poème, formé de proses très fluides. Le thème de la mer s’y trouve développé avec une rare constance. La femme se donne à la mer par élan cosmique. La mer, au cœur des certitudes, c’est l’Être même.

Au point de départ, il y a le corps, mais, dit-elle, « corps égaré, polaire, glacé et pourtant lumineux » ; c’est lui qui va courir l’aventure de la mer, vers « des saveurs insoupçonnées, des nuances inattendues ; l’éclat de l’inconnu ». Le poète, ainsi, pourra « parler de son autre voix », passer « dans l’étonnement des transparences », dans « une eau limpide et douce comme une main, soyeuse et tendre comme le regard, de l’éternité ». À la femme, la mer s’offrira vérité : « Dessinant son vrai corps ». Quel est ce vrai corps ? La question ne peut manquer d’être posée : en effet, le livre précédent et les poèmes publiés simultanément en revue semblaient, à première vue, si pleins d’une vie débordante que l’on y remarquait à peine certaines petites failles essentielles : « ce faux sourire/ cette vraie peine/ des amours » ; une « peur », en discret leitmotiv ; une « mort », sourdement évoquée (« …nous ne serons pas toujours/ dans la chair des vivants »). Claudine Bohi a elle-même indiqué, à Cerisy, comment, dès son premier livre, lui étaient apparues les « limites » du corps « triomphant » :

« Quelque chose l’empêche, ce corps, quelque chose le traverse, le malmène ou l’abolit, quelque chose qui n’est pas seulement la mort, mais témoigne que le corps n’est pas tout seul dans la peau. »

Et voici que, dans ce deuxième livre, mort et peur réapparaissent dans la sorte de nudité surnaturelle que la mer offre au corps :

Et le corps est maintenant nu, d’une nudité sans triomphe mais non plus provisoire. Nu et baigné d’une étonnante lumière. Nu et fracassé d’eaux, de perles et de cerises.

[…]

Le chant survient, parcourt l’intérieur du soleil, la surface des eaux. Le tremblement d’argent atteint jusqu’à sa lèvre, mais elle ne bouge pas, pétrifiée dans sa mort.

Agrandie d’eau, d’une caresse monumentale, elle voit le dessous des étoiles.

[…]

On roule une peur séculaire dans les galets des plages

Ainsi, le corps n’est plus seulement cet attribut de l’individuation ; voici qu’il s’est répandu dans l’entière nature, cohésif à l’Un par le multiple :

Et le corps crevé d’eau, de sable, de pierres ; taché de sel et de mousses.

[…]

Le corps s’éparpille dans les étoiles et dans les grains du sol.

[…]

Tout entier le corps, mêlé d’algues et de sel, roulant dans les écumes, indifférencié.

Mais la vérité de ce corps passe aussi par les mots, comme il revient au corps d’unir les deux réels du monde et de la conscience :

Elle enfonce dans l’eau les mots de sa bouche, les vocables des profondeurs. Elle mêle aux laits inépuisables de la chair la saveur de la parole. Les mots sont des morceaux de corps.

Claudine Bohi elle-même, dans sa communication à Cerisy en 1999, a bien insisté sur le fait qu’il « s’agissait ici de naître de la parole, d’une parole de chair, liquide, parole d’avant le nom, parole du poème, parole sacrée. Comme si une femme venait à elle-même, à son propre corps, de plus loin que lui, à travers cette parole plus grande que les mots ».

Enfin, le livre s’achèvera sur les très discrètes apparitions de celui qui est nommé « l’autre », cette indispensable présence masculine, mais frappée, au sein de l’union si intime de la femme et de la mer, d’une marque d’absolue altérité.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Le Nom de la mer)

Peu à peu se sont ainsi dessinés les contours de ce lieu poétique d’où nous parle Claudine Bohi, et dont ses poèmes nous apparaissent tant préoccupés : ce lieu, en définitive ne serait-il pas le moi, tout simplement ? Un moi fasciné certes par le rêve d’une fusion, d’une dissolution totale, soit dans l’autre absolu que figure l’homme – et le lien avec l’Autre est assurément essentiel ici –, soit dans l’élément priméval de la mer auquel notre poète s’est, un temps, identifiée avec passion ; mais un moi toujours désirant et douloureux.

Ce qui est ainsi vécu en poésie, c’est l’expérience d’une intériorité, où le corps occupe, on l’a vu, la place éminente, une intériorité – empressons-nous de l’ajouter – pure de toute complaisance et entendue comme une conscience développée dans la chair pour les fins de la connaissance. Une telle expérience a tout naturellement conduit le poète à se mesurer avec les deux arbitres inflexibles que sont le surmoi et la mort.

C’est par le livre-poème intitulé Divan, paru au Pont sous l’eau en 1990, que Claudine Bohi semble avoir affronté quelque chose de comparable à l’épreuve analytique. Tous les symboles ici rassemblés concourent à une intime compréhension de ce que peut être cette autre « vérité de parole », à laquelle atteint parfois l’analyse, à l’instar du poème. Là encore, l’auteur a elle-même, lors du colloque de Cerisy, tenu à caractériser le sens de sa recherche, dans le prolongement direct de celle du Nom de la mer :

« Quel est le lien entre le corps et la parole ?

Corps – âme – esprit, il me semble que ce curieux divan navigue de l’un à l’autre […], y tente de nouveau une autre naissance. […]

Dans cet espace entre le corps et la parole, entre le corps et l’âme, il y a de l’autre, il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un d’autre que je ne saurais nommer mais qui est là. »

On voit ainsi que ce questionnement se situe dans l’ordre métaphysique.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Divan)

On est frappé de l’exigence de vérité chez notre poète – et nous y reviendrons –, qui la conduit à comprendre que la « vérité pleine » serait pour le corps « une définitive absence », comme Dieu lui-même est dit « grande absence ». Paradoxale vérité d’une parole qui reconnaît « le mensonge de la parole » comme vrai lieu d’un corps rêvé.

Dans un même effort de vérité, entraîné par l’incipit « c’est vrai », Claudine Bohi publie en 1998, à la Librairie-Galerie Racine, une suite admirable de neuf poèmes où le regard est posé sur la mort. Cette suite est intitulée Le Mensonge de l’aile, en démenti, sans doute, d’un au-delà qu’aurait ailé pour nous l’espoir. L’absence mortelle est, pour ainsi dire, vécue dans ces poèmes ; et ce, avec une telle force de conviction que, de la pensée de la mort, le vivre tire comme une nouvelle puissance :

La certitude
vous prend au ventre
et vous remet aux mains
une joie sans partage

Vivre devient cette brûlure
d’où coule la lumière

et encore :

vous avancez la vie
vers ce qui la consume
malgré la peur les cris
et les arrachements

Vers ce qui transfigure

Et pourtant, ce regard sur la mort, même si le mot « ailleurs » est prononcé dans l’un des poèmes, même s’il est dit :

L’aventure des yeux
traversera le ciel

ce regard pourrait bien être resté dans la pure immanence ; cette mort, toute impalpable qu’elle est, demeurerait une chose d’ici :

Nous la portons aux mains
la nuit qui nous dissout

Claudine Bohi nous l’a d’ailleurs confié dans une conversation : « Je ne suis pas de la mort », dit-elle. Non, elle n’est pas de ce parti. Elle accueille la mort, pour ainsi dire, dans une amitié grave et une « certitude » qui nous rend « une joie sans partage ».

(lecture ici des neuf poèmes composant Le Mensonge de l’aile)

Comme avec la mort, notre poète prend, dans l’amour, un engagement total et le veut partagé – « avec toi », dit-elle, « j’avais fait / le pacte du soleil ». Dès lors la trahison, et la fracture qu’elle provoque dans l’intime de l’être, suscitent, sous l’allégorie d’Atalante, un nouveau poème de vérité. Les pommes d’or, après leurs délices, auraient-elles délivré aussi leur amertume ? Ce cri s’échappe du poème :

Refais dans l’autre sens
Atalante, ta course !

C’est sous ce titre, Atalante, ta course, que paraît en 1998, à La Bartavelle, le livre de Claudine Bohi que le jury du prix Verlaine a justement couronné en 1999. Le rythme haletant de l’hexasyllabe, dont de nombreuses occurrences existaient déjà dans les ouvrages antérieurs, livre une souffrance qui n’est pas moins vive d’être maîtrisée, et que l’auteur reçoit comme « le début de [sa] mort ».

(lecture ici de poèmes extraits de Atalante, ta course)

*

Ayant ainsi promené sur l’œuvre antérieure de Claudine Bohi un regard rétrospectif, nous en arrivons à son dernier livre, Une saison de neige avec thé, un livre qui peut nous en apprendre beaucoup plus que ne le laisserait supposer son titre d’allure intimiste, et délicatement japonisante. Il a été donné lecture de la première suite de ce recueil – Cette lumière – au début de notre séance. La deuxième suite, celle précisément qui a donné son titre au recueil : Une saison de neige avec thé, va maintenant – avec aussi quelques inédits plus récents – nous aider à caractériser l’œuvre de Claudine Bohi.

Il m’a paru qu’on pouvait, en simplifiant certes à l’excès, mais sans trahir tout à fait l’esprit de cette poésie, donner de cette œuvre l’image d’une chaîne dont voici les trois maillons successifs :

La chair parle – La parole aime – L’amour veut

*

La chair parle dans cette œuvre ; la parole y émane de l’intérieur ; elle n’est en rien reflet des formes extérieures. Certes nous restons en poésie, et la nomination continue d’obéir au penchant naturel, à l’élan constitutif de toute translation poétique, j’entends ce déplacement/ dévoiement de la relation signifiant/ signifié. Mais le phénomène revêt ici un caractère tout à fait spécifique, comme en témoignent ces quelques fragments que j’extrais d’Une saison de neige avec thé :

Il neige
Voici que dans les paumes
et dans la langue
se fait un vol
de blanc
voici un lieu de force
où bat moussu
le tronc des nerfs
voici le feu des signes
et son lait incertain

[…]

Voici les lèvres du corps
ouvertes sur le vide
sur le bruit blanc du rien
Paupières figées de nacre
l’œil dans l’aventure fixe
tu veux

[…]

C’est une saison de neige
dans l’envergure des bras
dans les limites du soleil
Le vent
toujours en deçà
toujours en retard
sur ton souffle
la nuit versée
dans une autre nuit

Il est une parole perdue
qui te traverse
qui bouge dans tes os
qui te retrouve
qui te brise éblouie
qui te détourne
qui te précède
dans l’ignorance
Il est une parole du sacre
où mute le vertige

[…]

Il pleut de la neige
sur le thé
sur la paix des doigts
dans le bleu des regards
La lèvre brûle
on ne sait de quelle flamme
dans la marque de l’heure
dans la permanence du blanc

[…]

C’est une saison de neige
dans nos corps
Le ruban des douleurs
est encore à nos fronts
et les doigts de la mort
ont fait des trous
dans nos images
Mais le thé lentement infuse
transforme nos regards
Il fait chaud dans nos voix
funambules étirés
sur la corde du monde
dans le cirque des mots
C’est le thé dans la neige
et la permission d’être

On le voit par ces exemples, le poème a bien recours à des nominations de choses du monde (vent, nuit, neige, brume, soleil, etc.), mais tout se passe comme s’il ne s’agissait là que d’un matériau pour étayer le langage d’une chair ; ce sont des signes qui non seulement ne renvoient pas aux choses ainsi nommées, mais même plus aux structures idéelles d’une pensée poétique ; ils connotent simplement leurs équivalents dans le temps de la chair, dans l’espace même de la personne charnelle.

Ici donc, la parole ne naît pas du spectacle du monde : aucun paysage n’en est le lieu ni l’origine. Rien n’y participe de cette sorte de transfiguration de la nature au sein du poème, telle que nous la voyons à l’œuvre avec, par exemple, la première floraison de l’amandier chez le Jaccottet d’À travers un verger, ou avec la contemplation divinatoire de la nuit par un Bonnefoy guettant la Présence à sa fenêtre de Valsaintes, dans Le Leurre du seuil. La parole ici ne prend pas le chemin des « choses » qu’un Pierre Oster nous exhorte toujours à suivre. Et elle nous situe aussi loin que possible du regard dominateur d’un Perse sur les vastes horizons du monde sensible.

Nous pourrions sans doute lui trouver plus d’affinités avec la façon dont Eluard dit l’amour ou encore, en remontant le temps, avec l’intériorité des délires rimbaldiens, ou même les émotions intimes d’une Marceline Desbordes-Valmore et d’une Louise Labé. Et là presque involontairement, nous nous tournons vers une parenté féminine. Personnellement, j’hésite toujours à accrocher l’épithète masculine ou féminine à une poésie. Je veux croire, ou me persuader, vis-à-vis de tout poète, qu’on ne doit l’approcher que comme poète, sans trop de souci du sexe que lui donne la nature. Bien des considérations de la critique contemporaine sur la spécificité d’une poésie féminine m’indisposent, me paraissent une facilité et la marque, soit d’une paresse d’esprit ou d’un goût exagérément simplificateur, soit d’un a priori féministe ou à l’inverse… machiste.

Mais ici ces scrupules ne sont plus de mise. Ils ne peuvent que tomber. Les poèmes de Claudine Bohi s’affirment, comme je l’ai déjà dit, dans l’expression d’un « être-femme » et, à ce titre, font œuvre de chair dans quasiment tous les sens que peut connoter une telle expression : d’abord, comme éros féminin ébloui tout aussi bien de son soleil intérieur que de la présence/ absence masculine ressentie à la fois comme interpénétration/ révélation de l’être intime et comme distance et altérité ; ensuite, au moins autant, comme véritable parturition et mise au monde d’une chair dont le poète nous dit qu’elle est « ce nom qui est le nôtre ». Elle-même assimile cet éros à une incarnation, particulièrement ambitieuse dans la sphère du spirituel puisqu’elle permettrait, selon ses propres termes, « d’arriver à vivre dans les réalités de la chair les choses du ciel ».

Rien donc, chez notre poète, qui corresponde au véritable déchirement auquel on assiste chez un Rilke, par exemple : Rilke, partagé entre un idéal d’amour irréalisé et un élan désespéré de célébration du terrestre, incluant le plaisir, devait se heurter à un christianisme qu’il ressentait, à tort ou à raison, comme répressif. À l’époque même où s’exprimait la violence libératrice de ses Élégies, il écrivait dans sa Lettre du jeune ouvrier :

« […] Et c’est là, dans cet amour qu’avec un intolérable mélange de mépris, de convoitise et de curiosité ils appellent « sensuel », c’est là qu’il convient sans doute de rechercher les plus déplorables conséquences de ce rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre. Là tout est défiguré, refoulé, quoique nous naissions de ce si profond événement et que nous possédions en lui le centre de nos ravissements.

Puis je l’avouer ? Il m’est de plus en plus incompréhensible qu’une doctrine qui nous met dans notre tort là où la créature tout entière jouit de son droit le plus sacré, qu’une telle doctrine ait le droit de continuer – sinon à jamais s’avérer, du moins à s’affirmer. […] Pourquoi, si la faute ou le péché devait être inventé à cause de la tension intérieure de l’âme, pourquoi ne l’a-t-on pas fait porter sur une autre partie de notre corps, pourquoi l’a-t-on fait tomber là, attendant que le péché se dissolve en notre source pure pour la troubler et l’empoisonner ? Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ? […] Le mensonge et l’insécurité épouvantables de notre époque ont leur source dans l’impossibilité d’avouer le bonheur du sexe, dans cette culpabilité singulièrement erronée qui s’accroît sans cesse et nous coupe de tout le reste de la nature, même de l’enfant […] »

Rilke ne prenait peut-être pas assez garde au fait que la condamnation de la chair n’a pas une origine chrétienne, mais bien plutôt « hérétique » puisque d’inspiration manichéenne. La « chair », St Paul ne la condamne pas ; il l’oppose à l’esprit. Elle n’est pas pour lui synonyme du corps physique, auquel il confère d’ailleurs une suprême dignité en en faisant le « sanctuaire de l’Esprit Saint », qu’il sera donc interdit d’avilir ; la chair est alors la totalité de l’humain : corps certes, mais aussi raison, facultés, désirs… et âme elle-même.

Claudine Bohi, dans sa poésie récente, nous parle moins du corps, et davantage de la chair : une réalité globalisante à laquelle elle assigne, nous l’avons vu, une haute mission de parole incarnée, dont elle dit expressément dans l’un des poèmes d’Une saison de neige avec thé qu’elle « conduit le paraclet ». Et cette chair est tout amour :

C’est vrai l’amour est cette passe
vers le dieu qui te hante
et qui t’habite
que sans trêve tu fuis
juste au bord de toi même
mais sans jamais y être
L’amour beau cœur des neiges
au champ de la parole
un feu qui brûle blanc
ton nom d’éternité.

Parole de chair, le poème de Claudine Bohi est ainsi bien évidemment parole d’amour. Ici, la parole aime. Mais de quel amour s’agit-il ? Notre poète pourrait-elle se réclamer d’une quelconque tradition de l’amour dans notre poésie, ou plus généralement dans notre civilisation ?

Reconnaissons qu’avec elle nous sommes plutôt loin de l’amour courtois. De celui-ci, l’inspiration cathare, manichéenne, en tout cas dualiste, impose le rejet non seulement de la béatitude du mariage ou du couple formé, mais même de toute réalisation physique de l’amour. L’amour courtois ne saurait être un amour satisfait, réalisé. Il est d’abord « amour de l’amour » dans lequel chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi et non de l’autre : par là, il tendrait vers cette intériorité que nous croyons caractériser notre poète. Mais il est aussi « amour de la mort » pour lequel seule « la mort d’amour » permet aux amants de se rejoindre. Et là, force est de constater un écart définitif avec la poésie de notre auteur.

Comment pourrait-elle avoir plus de chance avec l’amour platonicien ? Le dieu Éros y figure certes un désir total, lumineux, originel, une exigence de pureté, donc d’Unité, qui siérait à notre poète. Mais dans l’unité dernière réside la négation de l’être actuel, passionnément multiple. D’où une opposition catégorique à toute forme d’attrait sexuel et, en fin de compte, un non-désir, un refus de s’accomplir dans ce monde. Là encore, nous sommes loin de la poésie qui nous occupe.

Qu’en est-il alors de l’amour chrétien, de l’Agapè ? (« Et la Parole a été faite chair et elle a habité parmi nous »). Ici, il y a Incarnation, et ce mot, nous l’avons vu, est revendiqué par notre poète. Un rapprochement pourrait donc se dessiner ; encore faudrait-il s’assurer plus attentivement de l’existence d’autres points de concordance. Là, Éros est renversé ; la mort n’est plus le terme du désir ; une « mort à soi-même » marque le début d’une vie nouvelle, dès cette terre, où ce n’est plus l’amour qui est aimé, mais vraiment l’autre, tel qu’il est, pour ce qu’il est. D’où la possibilité d’un amour bienheureux sur la terre. On pourrait ainsi reconnaître que c’est de l’Agapè que le poème de Claudine Bohi serait le moins éloigné, même s’il butte en définitive sur les obstacles décisifs du péché, de l’exigence de chasteté, etc.

À vrai dire notre poète se tient à distance de tous ces modèles. C’est surtout par commodité de langage que l’on parle d’Éros à son sujet, ou bien par une habitude de référence à des notions de la psychanalyse. De même, s’arrêter ici à l’Agapè relèverait d’un simplisme de l’à peu près, générant erreur et contresens.

La filiation la plus naturelle que l’on puisse, semble-t-il, lui trouver se situerait en définitive en poésie : celle de L’Amour fou, d’André Breton. Bien sûr, la poésie de Claudine Bohi, dans sa densité grave, dans sa chair méditative, s’oppose par le style à l’éloquence flamboyante du grand surréaliste. Mais on y voit le même éblouissement, la même glorification de l’intime, la même foi en une permanence, c’est-à-dire la même confiance en un « toujours », opposé à un « longtemps » – rappelons-nous ce que dit L’Amour fou :

« Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours. »

C’est dans les écrits immédiatement actuels de Claudine Bohi – quelques inédits qu’elle a bien voulu me confier pour cette rencontre d’aujourd’hui – que nous découvrirons le véritable visage de cet amour : comme chez Breton, l’érotique ne manque pas de se hausser à l’éthique, la fusion du couple amoureux élève la totalité du monde, accomplit un acte symbolique dont la portée dépasse de beaucoup les passions individuées pour rejoindre le rêve d’une plus parfaite conscience humaine. Comme pour réaliser l’exigence que proclamait Breton –

« Je ne nie pas que l’amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu’il doit vaincre et pour cela s’être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu’il rencontre nécessairement d’hostile se fonde au foyer de sa propre gloire. »

– en écho véritable à cette exigence, nous entendons maintenant la voix de celle qui a su faire accéder l’amour humain à cette réelle « conscience poétique de lui-même » en lui donnant ainsi et de surcroît « cette force de mourir la mort/ de la dissoudre la renoncer ».

(lecture ici de quelques inédits)

Tout à la fois chair qui parle et parole qui aime, le poème de cet amour manifeste enfin un vouloir : l’amour veut.

Que veut-il ? Au début, à l’époque des premiers livres, il s’agissait clairement d’un vouloir vivre. On se souvient que notre poète l’avait expressément reconnu, dans sa conférence de Cerisy :

« Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »

Mais Claudine Bohi a su très vite que ce qu’elle voulait vivre était, plutôt qu’une jouissance, une expérience de vérité. Son vouloir était une exigence de vérité. C’est ce qu’elle a confié elle-même en réponse à une enquête de la revue de poésie « Le Coin de table ». Claudine Bohi ne dit pas, comme Baudelaire, que « la vérité n’a rien à faire avec les chansons » ; elle n’envisage pas, avec Arnim, le mensonge comme « un beau devoir du poète » ; elle se tient à bonne distance du « mentir vrai » de Louis Aragon. Pour elle, en poésie, elle a passé « un pacte avec la vérité ». Il faut citer ici les extraits les plus significatifs de sa déclaration au « Coin de table » :

« J’ai très vite senti qu’entre le monde qui s’ouvrait à moi et la parole des adultes, il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose qui mentait, qui obscurcissait la lumière. J’ai écrit pour éclaircir. Et j’ai compris bien plus tard que les mots que je me suis mise à écrire, partout et sans cesse, avaient pour mission de lutter contre ce mensonge. »

[…] « La poésie est pour moi un pacte avec la vérité, un pacte avec le sens (pas avec la signification, bien sûr). C’est bien autre chose. » […] « … pour moi, la poésie est une parole au plus près de mon corps, de la caresse, de l’amour. Elle me rassemble. Elle me réconcilie. »

Et ici, Claudine Bohi insère ce beau poème, qui me paraît contenir toute son éthique de poète :

Le froid habitait nos mains
et défaisait nos ventres
Nous fut alors donné
non pas de parler
ou de dire
un mensonge de plus
mais de toucher des mots
comme du soleil
de les pétrir comme une pâte
de lumière
une chair
enfin devenue vraie.

Ainsi, ce serait le principe féminin, protecteur de l’être vrai du monde, ce serait son assentiment spontané et amoureux du réel de la vie, son regard décidé sur le plaisir, la souffrance et la mort, – tout cela rappelant avec force la « Mâyâ-Çakti » des Hindous – qui serait à l’œuvre dans l’aventure poétique de Claudine Bohi. Pour ma part, j’en suis persuadé, et vous avez peut-être noté que, dès le début de ce commentaire, j’évoquais à son propos, comme catégorie primordiale, « l’être-femme ». Seul ce principe peut générer des vérités aussi éclatantes dans leur simplicité que celle de ce très court poème (paru en 1984 dans la revue « Poémonde ») :

Le désir clair
monte des chevilles.
Je n’ai de vraie parole
qu’à mes deux bouches
ensemble.

« Vraie parole » : une fois de plus, notre poète invoque son « pacte avec la vérité ».

Un vouloir vivre initial transcendé en vouloir de vérité ne pouvait manquer de s’élever vers le spirituel, autrement dit devenir un vouloir dieu. Et c’est sans doute ce qu’expriment les poèmes d’Une saison de neige avec thé, dans lesquels revient en leitmotiv un « tu veux » fortement insistant.

(lecture de quelques poèmes tirés d’Une Saison de neige avec thé)

*

Telle est donc cette poésie, bouleversante de simplicité, dans la gravité de son questionnement, la profonde vérité de son expérience, sa puissance d’introspection et d’écriture. Cette parole poétique revêt de plus, à mes yeux, deux caractères qui nous la rendent très proche et très précieuse : il y a d’abord, à l’image même de notre poète – et ce n’est pas seulement parce qu’elle nous dit la bonne aventure de l’amour – quelque chose d’accueillant, de profondément affectueux dans ce discours, ce qui fait qu’on s’y sent bien et qu’on a peine à refermer ces beaux livres ; et, deuxième caractère, d’ailleurs tout à fait lié au premier : avez-vous remarqué comme le temps est maîtrisé, sinon vaincu, dans ces poèmes ? Avez-vous ressenti ce temps devenu immobile ? Alors que presque tous les poètes se débattent dans le fleuve, leurs radeaux emportés par le courant, et qu’ils s’efforcent, pour surnager, de réunir les espars de la mémoire, Claudine Bohi nous offre – et c’est sur cette image que je voudrais conclure – un rocher de refuge, non pour y goûter une quelconque quiétude, mais simplement propice à la méditation, au sentiment de l’être, à la connaissance de la beauté.

©Paul Farellier

Remise du Prix Georges Perros à Madame Claude de Burine

On l’a dit, on l’a répété à l’excès : Claude de Burine est le poète de l’amour. Mais, disant cela, on a seulement éraflé l’évidence, on s’est donné la paix à bon compte ; une fois de plus, on a satisfait aux sciences naturelles de la littérature, en sacrifiant à la facilité des classifications. L’affaire est entendue : Claude de Burine est « amoureuse », comme Debussy fut « impressionniste », ou Milosz ou Gustave Moreau, « symbolistes ».

Donc, Claude de Burine, poète de l’amour. Bien sûr ! Mais quand nous le disons, Messieurs de la Critique, n’allons pas croire que nous classons le dossier ; notre jugement définitif n’a que l’apparence d’un non-lieu. Car une chose est frappante, que nous ne soupçonnions peut-être pas, c’est à quel point nous disions vrai. Oui, d’amour vit un poète capable d’écrire :

Toi seul étais le fer,
Toi seul, la flamme,
Toi seul étais le mot qui brûle
Et qui inscrit ton nom
Sur ma peau
Pour qu’elle brûle avec lui.

Et de tellement d’amour elle vit, que c’est aussi de tellement de mort :

Je rentre avec toi
Dans ta peau
Dans ton miel
Dans ton ventre
J’ouvre et je dis :
« Je prends ma part :
Je dis que j’aime
Un mort-vivant »
Je sais comment la terre te mange
Ce qu’elle a fait de tes yeux
Et le ciel noir
Qui a coulé d’eux.

On voit qu’il ne s’agit pas là d’un mince érotisme ; si Claude de Burine est poète de l’amour, cet amour se révèle aussi cosmique que charnel, profondément enraciné dans notre univers, un amour dont les attaches les plus évidentes comme les fibres les plus secrètes sont avant tout telluriques :

Je viens de la terre
Je suis née de l’arbre
Je parle terre
Je signe verdure
……………………………
Je suis assise
Dans l’évidence
De la terre aux oiseaux
Dans la pâte ancienne des saisons

Mais il y a plus : l’amour, chez Claude de Burine, est amour du temps, et l’on se risquerait presque à dire – loin tout de même d’un pathos nietzschéen – amour du destin. Le temps, le véritable objet de cette poésie – comme peut-être, même invisible et insu, de toute poésie –, en est aussi la demeure intimement habitée. Certains poètes méditent le temps comme un maître ennemi. Ils écrivent contre le temps, ou même, dans un effort plus métaphysique, hors du temps, vers le « rien » et le « personne ». Pas Claude de Burine : elle, par toutes les strates du temps, recompose sans cesse les moments, les êtres, les choses, les territoires. Elle sait vivre dans le voisinage de ce qui, devenu absence, maintient dans le souvenir l’insoutenable précision d’une présence :

Est-ce ta main de l’ombre
Que je touche
Ou ta main de vivant ?

D’être habité, arpenté, choyé comme un dieu, d’être aimé autant que redouté, le temps s’avoue presque vaincu dans son terreau de mémoire. Là s’élèvent, croissent, s’alanguissent et meurent les figures que partage l’amour entre le corps et l’âme, l’autre et le monde :

Être là,
Te savoir, t’apprendre.
Savoir que je puis te coucher
Dans mes yeux,
Te coucher dans ma bouche,
Toi, debout,
Contre la table épaisse des saisons,
Moi, à genoux,
Sous les larmes amères de l’automne.

L’amour se fait ainsi l’imagier du temps. Car on a compris que, loin, par exemple, du célèbre « Méfie-toi des images » d’un Philippe Jaccottet, loin des défiances maintes fois exprimées par tant de voix – souvent des plus grandes – de la poésie contemporaine, Claude de Burine produit les images les plus émouvantes avec tout le naturel d’un beau végétal qui donne sa floraison puis sa véraison souveraines. Là où l’on pourrait, au reste sans aucune nuance de reproche, parler d’une poésie « advenue », résultat d’une culture méditée, l’image, d’être véhiculée par trop de projets en esprit, paraît souvent forcée. Rien de tel chez Claude de Burine. Elle est poète né : chez elle, les images procèdent d’un jaillissement spontané, elles ne savent même pas qu’elles sont images. Il n’est que de feuilleter ces poèmes au hasard pour s’en convaincre ; voici, par exemple, le début d’un superbe poème, intitulé Homme : celui qui dirait : Dieu ?, tiré du recueil Le Pilleur d’étoiles. C’est fou, ce qu’un vrai poème qu’on écoute peut vous « donner à voir » :

Tu es né d’un bracelet d’étoiles,
Tu le sais,
Tu es né du ventre de la mer,
Tu le sais.
Je suis, moi, celui qui se cache,
Que tu appelles,
Qui ne répond pas
Sauf peut-être,
Dans la province blonde du narcisse,
Le lait des lys et du muguet
Ou quand les grilles, en ville,
Se teintent de sang
Parce qu’il faut bien
Que les vingt ans se passent

Si tu dis que mon nom
Te faisait penser à un vol de mouettes
Dans un ciel fort
Ou encore à ce frémissement
Des libellules
Sur un ruisseau qui y consent
Ou encore, à ce papillon de l’été,
Orange, parce qu’il a volé le cœur du soir
Je te dis que c’est vrai
Et que je suis les cailloux blancs
Qui tintent dans les poches
De ta jeunesse absente.

Je ne voudrais pas achever cette brève incursion dans la poésie de Claude de Burine, sans citer aussi quelque peu du poème intitulé Ce chant, également tiré du livre Le Pilleur d’étoiles. Au « Méfie-toi des images » de Philippe Jaccottet, semble maintenant faire écho le « Se méfier des mots » de Claude de Burine. Tant de poèmes, hélas, ne sont faits que de mots. Notre poète, elle, a la sagesse – et pourquoi ne pas dire l’aristocratie ? – d’une connaissance intime qui transcende les mots. Elle le dit elle-même avec transparence et beauté, et je la laisse vous parler des mots avec les siens, qui seront pour moi les mots de la fin :

Ce chant de traîneau dans la neige
Que font parfois les mots
Se méfier des mots,
De leurs fanfares d’été
Quand Juillet allume ses phares

……………………………………………….

J’ai marché
Au bord des eaux calmes
D’un étang de pays
Dans les forêts
Où les clairières autorisaient
Les nuits d’étoiles et de vent,
La venue du bouc sombre,
Je n’étais pas avec les mots
J’étais avec le ventre tiède
Du bonheur,
Il sentait l’écorce, la jonquille
Et les mots s’éloignaient
Comme des ombres
Qui prennent les trains de la pluie.

[[ Le Pilleur d’étoiles a été publié en 1997 aux Éditions Gallimard.]]

©Paul Farellier