CHRISTIAN BULTING, VIEUX BLUESMEN, Gros Textes, 8 €.

La métaphore musicale du titre est une première entrée: le poète veut capter « cette modulation de l’existence dans le son ».

D’une manière plus radicale, comme biologique, l’on perçoit une rhétorique pulsatile, un allant, une allégresse qui se reconnaissent parents de Rabelais, mais aussi de Chaissac et de Dubuffet, frères de création et de poésie, modernes Arcimboldos.

Chaque poème, long d’une page sans césure, se déroule comme une auto-analyse accélérée, inspirée tantôt par l’humour et la tendresse, tantôt par l’autodérision, voire par une âpre amertume.

Souvent, de claires affirmations résonnent:

« L’amour pour seule morale j’ignore les autres
Celles de la peur de la convenance du déni
De soi de ce qui en soi vit vibre vibrionne ».

Les mots se pressent, qu’ils soient la sténographie des actions d’une journée, qu’ils entraînent dans leur sillage le monde et « nos existences vécues inventées écrites publiées », qu’ils captent l’engendrement du son et de l’image.

Le poète devient « une plaque sensible en éveil », se livre à la truculence, multiplie les arborescences de la phrase qui s’ouvrent un espace d’action et de découverte.

Le blues est la voix née du drame de vivre et qui veut aussitôt se transcrire sur le

«noir vinyle vierge de toute poussière ».

La pâte de ces poèmes est d’abord humaine: célébration de la femme, adresse aux « frères lumineux/ de mon île au centre du monde du septième ciel/ de l’amour », hommage au père d’une seule traite d’émotion. La vie court de l’enfance à l’au-delà dans une sorte d’effusion métaphysique.

Cette écriture est le chant, vital et triste, collectif et intime, par lequel l’existence se compare à ce qu’elle fut, déplore et célèbre, heureuse de pouvoir dégager, au bout du creusement, un noyau d’amour:

« la géante rouge qui roule dans le temps
lointain à nos yeux d’habitants de ce vaisseau
bleu où il fait bon vivre par une belle journée
avec au cœur l’ardeur de cette alliance ».

©Gilles Lades

Jeanine Baude, d’île en île – Par Monique W. Labidoire

De l’Océan à la Méditerranée, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, d’île en île, le poème de Jeanine Baude se nourrit de toutes les particules d’une langue qui s’élabore sur le ressenti charnel de la nature, de la culture et de la construction de l’univers pour s’ouvrir sur le sens du monde. Cette écriture appelle au rythme mais aussi à la nécessité de poser sur le paysage du poème un des éléments qui lui semble des plus importants. Car des quatre éléments, c’est bien l’eau, élément premier de la vie qui est « Énigme et foudre à la fois dans ce désir cloué de chair et de sel opaque en ce lieu d’astrolabe Océan humain ».

Jeanine Baude trace l’épure de son poème tel qu’il lui apparaît dans son unité. Quelques mots sur la page blanche, un poème bref et concis, tout au moins pour les premiers recueils, quelques mots placés sur une vaste étendue qui doit autant que possible rester nue afin d’y laisser place à l’imaginaire et au contemplatif mais aussi à la volupté qu’appelle la nudité, même voilée. Cet espace est prêt à recevoir à tout moment cet « autre chose », qu’est le poème. Son écriture bien affûtée joue la partition des aigus et des graves avec beaucoup de virtuosité, mais elle n’en reste pas là. Elle s’incarne dans ce que la poète nomme « incarnat désir » ce désir appelé par tous les sens et qui traverse entièrement l’œuvre :

«Cette lumière du désir
Où s’arrondit le monde
Vasque remplie de bleu
Accomplit le mouvement
Salutaire des jours
Lavés
Au rythme océan.»

Le désir c’est tout simplement ici, l’amour du monde. À la fois désir d’en saisir la beauté mais aussi de montrer cette beauté, de la partager, de l’éclairer, afin de ne pas la voir disparaître. La disparition et la mort sont deux concepts récurrents chez Jeanine Baude. La destinée humaine, de vie et de mort, unique dans son évidence de finitude n’a pas fini d’absorber toutes les réflexions des philosophes, des artistes, des penseurs, de tout être réfléchi et bien sûr des poètes. Cela conduit la poète, selon ses propres dires, a peut-être mieux prendre conscience de la valeur de la vie et de saisir par les mots, par le poème le plus précieux de chaque instant.

Le poète ne serait pas poète si il, elle, ne savait un tout petit mieux voir ce que d’autres ne reconnaissent pas toujours. « Savoir regarder », nous dit Jeanine Baude bien évidemment ! Elle nous donne le tempo de son univers : jazz, saxo, trompette, piano. Elle mémorise des lieux en les nommant, Ouessant, Venise, Singapour, New York poursuivant sans relâche « Le domaine intact/Où revenir ». Sa poétique recense des mots récurrents : océan, totem, cariatides, sel, chant, mémoire, des appels qui frappent notre propre mémoire et nous permettent d’entrer dans l’univers du poète.

En suivant l’évolution de son écriture, on s’aperçoit qu’elle peut passer du poème court dit libre à la prose poétique, car nous dit-elle changer de forme est une prise de risque qui lui est nécessaire et s’impose selon les lieux, les événements et l’imaginaire de l’instant. Brusquement, le rythme peut changer et la mémoire du poète s’accorde joliment à des sons mélodieux alors qu’elle nous menait quelques pages plus avant sur des voies plus arides. Et elle nous offre quelques vers qui riment d’une façon assez inattendue sous sa plume :

« Cette cantate pour mémoire
comme l’oiseau frôle un bleuet
et les vents de mer le grimoire
de giratoires feux follets

croise le chant d’une écriture
la trame d’arides versets
dont le sel serait la parure
et l’océan l’anneau secret »

Un jeu de langue, des réminiscences et, bien entendu, un clin d’œil plein d’humour à une forme un peu passée empreinte d’une certaine mélancolie sous la plume de notre poète. Tout aussi brusquement le poème revient vers des résonances dont la modernité ne nous échappe pas et affluent par saccades comme arrachées à un territoire qui ne serait plus en mesure d’offrir le plus intime bourgeon. (je veux parler de l’ego et de la distance prise)

Parfois il y a tentation pour le poète d’enfermer son poème dans une « tour d’ivoire » ; pour Jeanine Baude nous pourrions plutôt reprendre l’idée de l’île, l’isola, là où la poète s’isole et où elle peut continuer son dialogue avec les éléments de la nature, du ciel, de la beauté en écho avec un soi-même qui ne se résoudra jamais à la perte de tous ces trésors. Le poème, la poésie sont bien dans cette œuvre les cariatides dont elle nous parle et qui soutiennent l’édifice en construction. Une construction solidifiée par des mots bucoliques en un jardin par essence même secret. L’île, le jardin, l’océan, la terre tracent ensemble le mouvement d’un monde toujours inconnu, toujours à découvrir : par le poème.

Avec Incarnat désir publié en 1998, J. B. ne va quitter ni l’horizon de l’océan, ni l’eau, son élément de prédilection. L’océan, grand géniteur de vie insémine tous ses espaces par la parole poétique — l’espace surtout de ce fameux « océan humain » dont nous parle la poète dans son précédent recueil. La chair du texte, d’une sensualité évidente, dévoile ses courbes et ses creux mêlant ses sonorités à des saveurs gourmandes, dans un lyrisme soutenu par le choix de mots qui nous précipitent dans un paysage qui pourrait paraître étroit par la forme du poème mais s’épanouit autrement. C’est sans doute une des forces de JB qui avec peu de mots réussit à dessiner une fresque là où on s’attendait à ne trouver qu’une esquisse, c’est nous dit-elle : « Une question de nudité » et dans son poème il est bien question d’amour et peut-être bien d’amour perdu :

« ÎLE CORPS OCÉAN » le titre d’un de ses recueils pourrait bien être le troisième volet d’un triptyque toujours ouvert sur l’océan. Le poète vit la mer dans sa réalité, à Ouessant tout d’abord où elle trouve un renouvellement d’inspiration dans un endroit qui ne change guère pour l’essentiel et que l’on pourrait trouver trop immobile, puis en mer Méditerranée dont elle est la fille naturelle. Deux lieux, deux entités sexuées, le masculin et le féminin qui s’accouplent avec passion et volupté dans le poème de J. B. Dans ce troisième volet, le bleu méditerranéen apparaît comme un élément de civilisation dans lequel la poète va introduire ses propres repères. La langue toujours tactile sous le feu des mots cherche à revenir sous l’entrechoquement des voyelles, mais l’espace poétique se confond dans le désir et le plaisir du présent, cet espace « C’est » nous dit-elle, «une étendue de mots, de lettres de syllabes,/une langue// une épaisseur où salive un baiser dans la durée».

Parfois le lecteur doit renoncer au sens immédiat du propos, l’univers du poète restant trop fermé. Pourtant les mots proposés ne sont jamais abstraits, ils ont toujours un sens, mais le poème reste une énigme que selon nos mœurs, notre culture, nos approches et l’humeur du jour, nous pouvons ou ne pouvons pas résoudre. Voici un exemple hors contexte :

«Et Venises les bois de Cadore
La route les fers
Il est minuit docteur Schweitzer

C’est un tango

Une autre souche à brûler»

Bien sûr si nous nous arrêtons sur ces vers nous allons tout de même y trouver des repères. Et tout d’abord le nom de Venise avec un s, ce pluriel dont nous aurons peut-être une clé dans un autre livre qui s’intitule «Venise, Venezia, Venessia», puis la route, les fers, une interrogation. Avec : Il est minuit docteur Schweitzer, nous sommes en compagnie de Boris Vian et du jazz qui semble être une musique importante pour la poète. Jazz y sommes-nous ? Non, c’est un tango, écrit Jeanine Baude comme pour nous détourner de notre route. Ne nous y enferrons pas et sautons à pieds joints dans l’ouverture, car nous dit-elle plus loin, « Les grilles sont de peu de durée » .

Le poète a besoin d’espace, elle a besoin de respiration, elle tente d’atteindre l’hyménée en transcendant une certaine réalité par le poème. Le poème résonne de ses instants où elle peut accéder dans un souffle de plaisir à d’autres zones : « inespérée l’ivresse » avoue-t-elle. Une ivresse qui se poursuit par le voyage, par la joie d’une connaissance confirmée ou révélée, ainsi cette très belle suite sur « La compagnie des Indes ».

Qui ne connaît pas Port-Louis, en Bretagne et le passionnant musée de la « Compagnie des Indes » niché dans une citadelle Vauban d’où l’on découvre l’orient, l’orient qui désigne, l’est, le levant, mais aussi la ville de Lorient qui en tient son nom ; qui donc ne connaît pas ce site peut partir en compagnie de notre poète qui a su capter avec beaucoup de finesse, de mélancolie et de sensualité l’aventure vers l’orient des épices, du thé mais aussi vers l’histoire des hommes et des femmes et ici nous trouvons la présence de Byzance. Dans ce recueil, la poète ne quitte pas la mer, elle embarque à Venise la Sérénissime, gagne Byzance sans quitter la place Saint-Marc, où elle rencontre par une nuit de janvier, sans doute pluvieuse, il pleut beaucoup à Venise en janvier, ses propres fantômes, Italo Calvino, Joseph Brodsky, Pasolini, George Sand et Thomas Mann, voilà bien la force de ce poème que de nous interpeller, de nous entraîner, vers d’autres lieux, d’autres vies à partir de points géographiques qui peuvent paraître antinomiques ou au moins éloignés les uns des autres: Venise, Lorient, Manhattan mais qui au contraire sont liés par l’appel de l’océan, des échanges et de la connaissance.

Venise est une île. Reliée par les hommes au continent.(Mestre) Jeanine Baude la ressent comme un lieu à part. À la fois isolée de toute autre terre et unie à tant d’aventures. À Venise, on côtoie un peuple de marins, d’aventuriers, de passants ; depuis la République de Venise, on embarquait vers l’ailleurs. Aujourd’hui c’est toujours un port d’ouverture et d’aventure. L’ailleurs reste ancré à cette terre aux palais flamboyants, aux canaux putrides par endroits, où la grandeur passée fréquente une marée de touristes venus de tous les coins du monde. Venise est-elle vouée à la disparition ? On le craint. Aussi les livres, les écrits, les photographies, les films viennent à son secours. J.B. participe à ce sauvetage en nous livrant sa vision de cet endroit unique, en nous guidant, en poète, dans cette Venise fascinante sillonnée par Le Tintoret, Bellini, Monteverdi, Mondrian, Paul Klee, tant d’autres.

S’isoler pour écrire ne veut pas dire s’isoler du monde et la poète introduit dans la chair même de son écriture les événements du monde au moment même où elle écrit. C’est ainsi que nous passons de la peinture vénitienne à la guerre du golfe, de l’évocation du Titien à la Tchétchénie.

À sillonner les ruelles et les canaux, à prendre le frais dans les églises, à déguster un verre de vin blanc dans une trattoria, la poète se plait à introduire des personnages imaginaires dans un récit habité de personnages authentiques, artistes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, notables, mécènes. Surgissent deux écrivains aux prénoms italiens Enzo et Maria qui sont identifiés comme écrivains de Bruges, cette ville surnommée la Venise du Nord.

Vivre Venise au plus près aide J. B. à faire cohabiter d’une façon harmonieuse l’imaginaire et la réalité de cette ville peu ordinaire. On sait que la réalité peut dépasser la fiction ainsi, laissons-nous porter par tous ces personnages vivants ou morts qui hantent la page du poète. Des personnages de roman s’introduisent dans le récit. Ils sont écrivains. Y a-t-il ici un dédoublement ou plutôt un redoublement de la personnalité même de la locutrice ? Peut-être. Autour d’eux, Venise continue dans le récit à vivre son présent et son passé. Un exercice de style tout à fait intéressant où l’essai de la pensée voisine avec la création poétique et le roman. Sans oublier l’auteur même du récit qui devient le personnage principal du livre même si « Je » se veut une autre.

Le Je, le Tu s’approprient tout l’espace du poème dans les dialogues intérieurs nourris du visage de l’autre. Un amour sûrement, peut-être un jeune homme qui deviendra homme. Un visage imaginaire, un personnage sorti d’une fresque vénitienne que la poète emporte avec elle mais toujours un vrai visage d’amour :

L’écriture de Jeanine Baude ne livre pas tous ses secrets. Certains textes peuvent paraître hermétiques. Il faut laisser du temps au temps, nous dit-elle, du blanc dans la page, du bleu dans les mots, du noir dans les ombres. Grattez, suivez la piste, effleurez, gardez intact votre désir d’être en poésie, de respirer en poésie, de regarder certains poèmes comme des petits tableaux ou les écouter dans leur motif. Couleur, son, résonance, amour, désir construisent l’œuvre. Les continents du poème existent bel et bien dans cette œuvre même si une nouvelle fois, la poète s’arrime à une île mais celle-là largement habitée, une « ville île » dans laquelle le business est plus présent que le poème. Quoique ? Jeanine veut-elle nous prouver le contraire ou tout simplement nous montrer que le poème est partout avec elle, et dire comme Sertorius (et Corneille) pour Rome : « Rome n’est plus dans Rome, elle est là où je suis » ? Le poème est avec la poète, en tous lieux, là où elle est, là où elle vit.

De Sertorius exilé en Espagne à la corrida il n’y a que quelques pas puisque l’Espagne est le pays de la corrida et que Jeanine nous dit avoir une passion pour l’art tauromachique. Mais ne serait-ce pas cette prise de risque du torero, cet affrontement avec la mort qui la subjugue ? L’être humain n’est-il pas lui aussi en affrontement permanent avec la mort ? Prendre des risques c’est vivre la dépossession, la disparition, le changement. En poésie, comme dans sa vie, Jeanine aime changer de forme, de contenant et de contenu et passer de Ouessant, une île presque inhabitée, à Manhattan, une île surpeuplée, jusqu’à Venise, une presqu’île désormais, pressée par les millions de touristes qui la visitent. Rien n’est formel, tout bouge. « Et pourtant ! la terre tourne ! » dirons-nous avec Galilée. Ici le silence, là le bruit, puis de vastes étendues arides désolées, là une humanité aux regards multiples, aux couleurs de peau différentes, aux langages oubliés.

Il est de bon ton ces dernières années de parler de « Work in progress » que Jeanine traduit en bon français par « L’avancée dans le texte ». Pour la poète, l’avancée dans le texte est en adéquation avec l’avancée dans le vécu, le ressenti, l’observé, l’échange avec les lieux, les gens, les éléments ; C’est une façon de célébrer le monde et de rester vivant. « Il n’y a que cela à faire, écrire pour durer encore » écrit-elle avant d’œuvrer totalement son « Chant de Manhattan ». Elle avait déjà éprouvé cette manière de construire son texte avec ses « Venises », et ses « Océanes » me semble-t-il. Mais dans ce recueil il y a, en premier lieu, l’énoncé de ce qui va se faire, qui se fait déjà et qui est ce fameux « Work in progress ». En deuxième lieu, il y a la pratique, la réalisation du poème proprement dit qu’est « Le chant de Manhattan ». Façon très intéressante de faire partager son travail au lecteur et surtout de lui faire confiance. La poète nous livre ainsi ses secrets de fabrication, son expérience, et nous laisse pénétrer au plus intime de son processus de création.

Le chant de Manhattan, c’est évidemment l’épopée des premiers immigrants avec ce qu’elle comporte de bien, de mal, de possession et de dépossession, c’est la rudesse, la difficulté, l’argent, la maladie, c’est là aussi le « work in progress » des civilisations, des religions, du métissage, de la politique, de l’argent, c’est le défilement des mondes, de chair, de musique et de sang. Lire ce livre c’est être dans l’histoire de l’Amérique. Pour la poète, Manhattan semble être une sorte d’arche de sauvegarde d’un monde multiple, une arche de miséricorde sur laquelle l’humanité entière s’est rassemblée pour être sauvée du déluge universel. Sauf que l’histoire montre que l’humanité crée ses propres déluges et tout est à recommencer. Mais le poème est puisé dans le fondement même de la matière humaine que Jeanine Baude observe et nous donne à voir. Les poèmes affluent, inondent, comme un déluge justement et le champ poétique semble ne pas pouvoir arrêter sa fougue comme si la locutrice ne pouvait se résoudre à ne pas tout englober, tout dire, tout vivre, tout ressentir. Tout doit participer au Chant, un chant qui est porté au plus haut de la voix.

Les poèmes sont sonores et résonnent de battements de tambour, du tempo des cuivres, de l’improvisation jazzique, de Negro spirituals, le jazz est là, telle une écriture spécifique au nouveau monde. Le tempo est là dans le poème et c’est avec joie que nous y retrouvons Langston Hughes, un poète noir américain dont nous devrions lire la poésie plus souvent et que Jeanine met en exergue à son Chant de Manhattan avec un court poème que j’ai rapidement traduit :

La nuit est belle
Comme les visages de mon peuple

Les étoiles sont belles
Comme les yeux de mon peuple

Le soleil aussi est beau
Comme est belle aussi l’âme de mon peuple.

La poésie est aussi musique et si elle n’est pas pour tous « la musique avant toute chose » elle est nécessairement rythme, battement, accords sur l’instrument qu’est le corps du poète. Elle est tous ces passages, ces écoutes associées à des lieux. Le Jazz à Manhattan, Jean-Sébastien Bach à Leipzig, Mozart à Salzbourg, Bartok à Budapest. Tout avance, la vie, le poème et reprenant un vers de René Char, Jeanine Baude confie: « Aller me suffit ». Aller oui, vers et avec le poème, avec les mots du piano, avec les mots de l’amour, avec les mots de la culture et de la connaissance. Le travail de vie s’élabore, l’expérience du poème conduit l’œuvre, une œuvre qui se révèle en avançant dans un temps qui passe de l’éphèmère à l’éternité.

***

Il semble que de Ouessant à Manhattan en passant par Venise et grâce à la poésie, nous avons pris la mer et vogué à l’aventure du monde, dans le désir de saisir, de comprendre, de vivre tout simplement. Jeanine Baude nous guide dans sa progression et nous indique des voies de passage. Il y a un équilibre entre la nudité d’Ouessant, la marée humaine de Venise et le foisonnement de Manhattan. Tout y est et nous appelle : La grande nature, parfois déserte, — on pourrait dire isolée/désolée — chargée de solitude, le lieu si particulier de Venise où des artistes, des personnages évoluent comme en représentation, comme dans un théâtre sur la scène de la vie et Manhattan avec sa vie brutale et immédiate faite de sang, de chair et d’argent. New York, une ville où l’on ne dort jamais dans laquelle il faut faire et faire toujours. « Do and Do » nous dit le poète.

Ici le poème prend une autre identité. Il est en prose, il constate, dénonce et s’engage. Il est historique, documenté mais il reste avant tout un chant poétique puisqu’il raconte une épopée, celle de tous ces peuples émigrés vers ce qu’il y a lieu d’appeler « le nouveau monde ».

Ce poème nous violente parfois, comme le désir. Il nous propulse dans un imaginaire qui rejoint la fiction. Où est la fiction ? Où est le réel ? Jeanine a le talent de les réunir, de les faire fusionner, créant ainsi un style tout à fait singulier. Le sens du secret que nous avions souligné plus haut pour certains recueils se transforme en énigme résolue, en puzzle reconstitué. La connaissance de soi, l’ouverture par les mots aux idées, à la philosophie, à l’observation, à la spiritualité et à la beauté constituent les matériaux essentiels de ce « work in progress » qui œuvre désormais sous la plume du poète et n’aura de fin qu’au bout de sa course, tous feux éteints. Pour l’instant, les lumières scintillent et les étoiles de la constellation du poète sont pour nous autant de signes et d’appels. Nous y avons répondu aujourd’hui au Mercredi du poète et n’oublierons pas désormais de regarder le ciel.

©Monique W. Labidoire

Serge BRINDEAU sur LE DAMIER BLANC ET NOIR

Avec le poète, nous allons tenter d’« ouvrir ou clore un paysage ». L’un de ses paysages, car Serge Brindeau en a de nombreux. J’ai choisi un paysage cérébral et philosophique, un damier blanc et noir qui nous apparaît sous une lumière éclairante dans l’œuvre mais sera parsemé, sans doute, de tout ce que ce paysage diffuse de nature, d’éléments et d’approche du monde creusés dans le blanc de la lumière et le noir des ténèbres.

Le blanc, récurrent chez Serge Brindeau accueille à l’ouverture les premiers poèmes, des poèmes sous forme de récits qui racontent les gens, le monde du quotidien, la réalité de vies diverses et racontant, le poète nous dit, je le cite :« Les Rois de mon enfance, avaient de la terre humaine, plein les mains » (SB p 13). Dès ses premières publications, Serge Brindeau suit un chemin dans lequel il va nous conduire, il marche vers une main qu’il veut nous offrir « une main nue » écrit-il « un visage pur comme ce jour sans passé/ que dans la nuit préparent les grands ouvriers ».

Mais qui sont ces grands ouvriers bâtisseurs, hommes et poètes associés à cette « belle ouvrage » qu’espère le poète ? De la belle ouvrage, Serge Brindeau sait faire en philosophie, en poésie ; poésie pour vivre soi-même mais aussi pour faire vivre les autres sur ce chemin partagé, un chemin d’amitié, de rencontres, d’expérience et de poésie, un chemin éclairé et qui va droit, à la verticale de la lumière quand le soleil est à son zénith. Brindeau est toujours appelé par la lumière et comme le suggère son ami Wellens dans un entretien publié dans le numéro spécial de La Sape, il semble vouloir toujours se tenir à proximité de la lumière même si le soleil en biais peut faire dévier certaines lignes ; mais affirme aussi Gaston Bachelard dans une lettre publiée dans ce même numéro, chez Brindeau « on y voit clair, on y voit droit ». Pour être en règle avec soi-même écrit le poète.

Au début il y a le blanc et la lumière, il y a le noir et les ténèbres, ces forces en opposition parfois brutale mais que le poète va devoir regarder avec la même intensité. Il faut comprendre pour combattre, mais il faut aussi comprendre pour aimer. Il le sait, trop de lumière peut aveugler, mais la lumière peut aussi éclairer violemment et révéler des zones que l’œil ne supporte pas. L’œil sait aller au-delà de cette lumière aveuglante et tel un oracle, le poète annonce comme il en ressent la nécessité impérieuse et je le cite, que :« Les murs se couvriront de linges noirs ». Le poète nous dit bien que le monde en effet n’est pas que belle lumière, il est aussi l’obscur sur le damier blanc et noir du hasard.

Ainsi son poème va du blanc au noir, du noir de la mort inscrite dans la destinée humaine au blanc d’une absolue connaissance et songe-t-il avec une grande maîtrise : « Nous prenons méticuleusement de l’espace/pour oublier que nous passons », et il affirme quelques vers plus loin « Nous irons rejoindre [un] jardin blanc ».

Nous avançons aux côtés du poète, un pas blanc, un pas noir, mais ces pavés sont du ciel et de la terre et la terre de Serge Brindeau embaume de thym, de sauge, de menthe, d’églantine et de basilic. Les paysages dessinent des ombres et des lumières, mais savent fixer le motif qui réconciliera les contraires.

« … Touffe très secrète du basilic
Un gravier remonte au ciel bas vers les parfums
La terre et l’eau communient
Pour donner sens à nos regards aux feuillages enfouis
Le souffle renaîtra plus vif et plus acide
À la graine du fruit
Qu’on protège et réchauffe en soi-même.

Nul paysage
N’a prévalu sur la demeure souterraine
Familière aux battements du sang
Nous sommes faits d’humus et de passions
De sève puisée dans le tombeau de la lumière
Tout retournerait au désert où la nuit se concentre
Si je ne veillais à recréer le diamant d’eau
Pensée d’aurore qu’il faut offrir à son visage…. »

Le monde est noir. Le poète colère. Bien sûr les mots liberté, tolérance et fraternité tiennent place forte dans son lexique, mais il est des limites qu’il ne supporte pas. Il y a ceux qui savent et ceux qui savent moins. Son métier de professeur ne peut le quitter entièrement quand il est poète. Il doit transmettre, clarifier, faire comprendre. Aussi la poésie doit-elle s’écrire, selon lui — et quelques autres —, dans un langage compréhensible et presque immédiat. Mais le poète doit garder toute sa liberté, toute sa vérité et n’adhérer qu’à son propre ressenti, son quotidien, sa vie ordinaire. Écrire pour l’homme ordinaire donc, comme un poète ordinaire ? Programme qui a fait grincer quelques dents dans certains milieux poétiques. Cette « Poésie pour vivre » signée par Serge Brindeau et Jean Breton en 1964 retient notre attention même si nous savons, tout au moins concernant Brindeau, qu’il n’était plus tout à fait d’accord quelques années plus tard avec certains passages du livre.

Le poète résiste à l’appel des clans, des écoles de poésie, il résiste aux médailles, aux uniformes, il résiste aussi au noir des ténèbres ; il est vivant pour son poème et celui des autres. Il prend très souvent la route et porte dans sa besace ses poèmes mais surtout ceux de tous ces autres qu’il découvre et qu’il encourage. Inlassablement il va de cafés littéraires en sous-sols discrets, de maisons de la culture en médiathèques et maisons de poésie, réunions poétiques, animations, donnant des articles aux revues, offrant des préfaces, il réalise des anthologies, un travail important qu’aujourd’hui nous nous devions de mesurer. Faisant cela, Brindeau est en parfaite adéquation avec une grande partie de ce livre à deux voix : rester au plus près des gens et leur donner une poésie pour vivre.

Avec le recul — et peut-être dans la période même de l’écriture, mais il fallait que ce livre existât—, Serge Brindeau comprend qu’il n’y a pas que le noir d’un côté et le blanc de l’autre, et il l’a toujours su. Mais qu’il le veuille ou non, il s’aperçoit que la poésie reste dans l’ombre et au secret de quelques lieux ; et qu’elle soit libre, directe, musicale, engagée, cérébrale, humoristique, farfelue, elle est à la fois noire et blanche, reçue ou rejetée. C’est ainsi qu’au jour, le pied du poète se pose sur le carré noir du damier et qu’à la nuit tombée son autre pied se pose sur le carré blanc. Il est ainsi, du haut de sa haute taille, toujours prêt à s’envoler.

Un coup de dé heureux et l’expérience du poème se poursuit de l’autre côté de la terre, au Japon, avec ce très beau recueil « Un bois de paulownias » où les contraires, loin de se fustiger s’unissent harmonieusement. La lumière ouvre sur le blanc et le noir comme autant de chandelles allumées pour fêter une bonne nouvelle. Un ciel/De gravier blanc, la Neige/ Voilée de noir/Visage blanc/ Masque blanc/Héron blanc/oeillets blancs/le noir s’est transformé en Nuit, en nocturne, en vêtements ou en chevelure positivant l’alliance et accueillant désormais le vermillon des torii et le bleu du ciel. Ouvrir le paysage sur l’inconnu, sur une autre civilisation, sur une autre forme poétique. Le poète ouvre grands ses yeux et dans l’intensité du bleu s’approche du jardin zen, du haïku, du cerisier en fleurs et de ce bois de paulownias dont on fabrique un instrument de musique au pays du soleil levant.

Revenu sur des terres plus familières le poète regarde « Par la fenêtre blanche » « La trouée de lumière ». Il ouvre de nouveau le paysage sur le monde habité par une humanité que l’on devine entre pierre et brume. Mais le chemin n’est peut-être pas aussi fleuri que le poète le voudrait car dit-il :

Calciné le chemin

Les feuilles noires
Offrent leur cendre

À l’astre neutre qui s’éteint.

Quel est donc le devenir de ce monde semble s’interroger le poète. Il nous semble bien qu’il ne veuille pas clore ce paysage malgré sa propre affirmation. Mais peut-être n’affirmait-il pas et s’interrogeait-il seulement. Pour faire vivre ce paysage, il parsème son espace poétique de fleurs, de fruits, de bruits, d’eau. La pluie vivifie les plantes, la feuille s’ouvre et dans la forêt, le temps repose. La lumière revient, blanche, pour s’assoupir et attendre.

Il fait si bleu
Quand le soleil
Se lève sur les îles

Le souffle
Avant l’aurore
Énonce la forêt

Toute parole pourrait naître

Un semblable feuillage
Unit au cerisier le chêne

Un jour
Écrit son ombre
Sur le toit.

Oui, le jour, cette nouvelle journée que va vivre le poète, ce jour écrit son ombre sur le toit. Ce toit qui résiste aux intempéries du vivant, aux ténèbres, à la fermeture, au gouffre que l’on retrouve si souvent chez Brindeau. Comme dans ces gares que le poète fréquente beaucoup, ce jour va accueillir la lumière particulière d’un instant privilégié pour s’installer au point rencontre d’une arrivée espérée ou d’un départ attendu. Ici encore les oppositions s’unissent car l’harmonie est appelée par le poète.

Mais où en est le poète de son avance ? Au bout du chemin, a-t-il couvert de ses pas et de ses poèmes chaque carré du damier blanc et noir ? « L’horloge bat » écrit-il, « Je ne vois pas le balancier ». « On dit qu’il neige,… Un rouge-gorge dans le froid ». Le temps est devenu blanc, « Le gris/ est chargé de blancs cristaux » « Les toits sont rayés de noir » « À fleur de terre/Les syllabes sont blanches » dans «Un même cercle blanc» qui pourra m’accueillir, dans un autre espace, dans cet inconnu dont je ne connais pas la couleur, semble dire le poète qui désormais n’hésite plus sur le damier. Noir, blanc, il lui faudra habiter le noir, il le sait. Mais c’est le blanc et la lumière que le poète choisit pour quelque chose qu’il lui faut bien nommer éternité et silence. Ce silence va devenir sa demeure à lui aussi et seulement cinq semaines après la disparition d’un poète qu’il aime, Guillevic. Serge Brindeau aura juste le temps de lui adresser son salut fraternel « in memoriam » en s’unissant à son aîné.

Le poète a nommé sa mort, notre mort, mais en ces instants qui lui sont consacrés ici et maintenant et que nous vivons avec force, nous restons, ensemble, sur le damier noir et blanc du hasard et de la destinée et avec lui nous tentons et nous tenterons pour le temps qui nous est imparti d’ouvrir ou clore un paysage et plus précisément le sien avec lequel j’en suis sûre, nous nous sentons en pays d’accueil.

©Monique W. Labidoire

Gilles BAUDRY : Nulle autre lampe que la voix (Rougerie, 2006 – 13 € – 7 rue de l’Échauguette, 87330 Mortemart)

Dès l’invocation – et même dès le titre – le poème ici parle de l’intérieur ; les mots sont de ces portes qu’on pousse/ au-dedans de soi. Mais, dans son intériorité, la vie contemplative en appelle aussi à la voix venue d’ailleurs qui, seule, permet une intuition du monde/ autre que ce qu’il est. Le silence est alors recherché comme un abri, l’écriture, comme une trouée d’extase, un guet-apens de l’invisible.

Pour autant, nulle tentation quiétiste dans ce livre aux intenses lumières : Garde la page inapaisée, se commande à lui-même le poète. De fait, nombre de pages du recueil ne craignent pas, avec foi, d’affronter l’incertitude, l’opacité, la séparation, le malheur. Et il est significatif qu’un salut soit, en plein cœur de l’ouvrage, adressé à Pierre Gabriel [[Sur Pierre Gabriel, voir notre étude Pierre Gabriel ou « Le nom de la nuit », in Les Hommes sans épaules, n° 16, premier semestre 2004.]] et à son questionnement tragique :

Offrir sa chance
à toute aube incertaine
et à sa frêle royauté,
prendre sa lampe
à voix basse nommée,
laisser mûrir sa mort natale :
nul autre legs testamentaire
pour votre adieu au bord
des âges, Pierre Gabriel.

Il reste surtout l’essentielle clarté de cette poésie ; la main à plume dont, citant Rimbaud, elle instaure le rêve diaphane ; les mots de la plus simple fraîcheur et d’une évidence que l’on pouvait croire de longtemps perdues : ce bruit d’étoffe sur la mer […], la soie d’une respiration […] ; et les intuitions décisives :

La mort,
tu la croyais nocturne :
elle t’éblouit.

Un des plus beaux livres du poète. À ne pas manquer.

©Paul Farellier

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Jacqueline BREGEAULT-TARIEL : Ensorceler une loque – Librairie-Galerie Racine, 2007

Il est pour le moins malaisé de classer cette dernière publication de Jacqueline Bregeault-Tariel. On pourrait la ranger dans la rubrique des ‘curiosités littéraires’ si elle n’était porteuse d’un message qui dépasse le seul caractère insolite de son contenu.

Est-il surprenant que l’auteur ait choisi de placer en exergue une citation du fin lettré que fut le trop oublié Pierre Louÿs, cet amoureux invétéré du ‘mot’ ? C’est dans cette citation éclairante que l’on trouve l’expression : « ensorceler une loque ».

Le propos de Jacqueline Bregeault-Tariel serait-il, ici, secouant notre torpeur, de raviver notre regard, émoussé par l’habitude, et de faire apparaître les mots sous un jour inattendu, autrement dit de nous les faire redécouvrir ces ‘mots de la tribu’ si souvent tombés au rebut ?

La première partie de l’ouvrage est : L’écrivain & le rebut. L’acte primordial consiste précisément à sauver les mots du rebut : « Et si l’on nommait le Rebut. Il porterait haut et fier les stigmates de son nom – c’est important d’aimer son nom, d’être plein de sollicitude envers soi-même, de se saluer le matin, de s’étreindre le soir. // Réchappé du pilon, il lui faudrait du temps à ce malotru vêtu d’une loque usée pour gagner ses lettres de noblesse ! »

Puis, après avoir examiné la morphologie du mot Rebut, après l’avoir réhabilité, nous sommes invités à nous questionner sur son orthographe et les possibles variations de sens que l’on peut obtenir en troquant l’une de ses lettres contre une autre : « Quand tu dis orthographe c’est pour respecter la règle. Mais alors, Le Rebut, si tu changes une lettre, une seule, et que tu annonces rébus en substituant à la rigidité castratrice du t la souplesse d’un vermisseau, si en plus tu l’accentues, tu ouvres des horizons insoupçonnés. » Et Jacqueline Bregeault-Tariel de nous le prouver en appréhendant le mot sous des angles différents, sans omettre, au sein de la phrase, la ponctuation qui, elle aussi, est porteuse de signification.

Dans les pages suivantes, mots et signes, mis en scène dans une sorte de chorégraphie délirante, nous entraînent dans un jeu extravagant et ensorcelant où la démonstration est faite sur les incidences croisées polysémiques, sémiologiques et sémantiques de notre champ lexical. Il n’est pas surprenant que Michaux soit évoqué, qui a su tordre le cou à une certaine rhétorique en loque. J’ajouterai qu’un Michel Leiris, autre goûteur de mots – celui de Biffures – eût apprécié cet exercice de Jacqueline Bregeault-Tariel.

Quoi qu’il en soit, chacun aura sa lecture de Ensorceler une loque et se forgera son opinion. Il est bon dans le ‘ronron ronronnant’ de nos quotidiennes parutions que nous dérange un tel écrit dont le questionnement et l’humour sont revigorants.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Serge BRINDEAU : Un poème vient au monde, Postface de José Millas-Martin, (2007, éd. Librairie-Galerie Racine, 23, rue Racine – 75006 Paris, 15€)

Serge nous a quittés il y a onze ans, le 27 avril 1997, à trois jours de son soixante-douzième anniversaire. Un poème vient au monde, est donc un recueil posthume qui rassemble un choix de poèmes inédits, écrits entre 1947 et 1997. Rappelons que Serge Brindeau (Porteur de Feu dans les HSE n°19, avril 2005) est né le 30 avril 1925, au Mans (ville qui, le samedi 8 décembre 2007, a donné son nom à une rue – ce qui fut le cas aussi pour trois autres poètes manceaux : Dagadès, Moreau du Mans, Joël Sadeler). Serge a partagé sa vie entre l’enseignement de la philosophie (au lycée du Raincy) et la poésie ; il a collaboré à de nombreuses revues, dont la première série des Hommes sans épaules (qui édita sa plaquette Mentions marginales, en 1954), mais aussi , et bien sûr, Le Pont de l’Épée. Poète et critique de premier plan, mais aussi conférencier, Serge voulait « vivre avec les hommes de son temps », se reconnaître en « un regard qui passe. Marcher dans les couloirs. Monter, descendre. Poursuivre dans la rue ses chemins d’encre, d’eau noircie. » C’est ce qui explique notamment son amitié et son combat pour la Poésie pour vivre, aux côtés de Jean Breton, avec qui, en 1964, il écrivit la fameux Manifeste de l’homme ordinaire. Dès 1969, il fait partie du comité de rédaction de la revue Poésie 1. En 1973, aux éditions Saint-Germain-des-Prés, paraît La Poésie contemporaine de langue française depuis 1945, un panorama de mille pages, devenu depuis une référence incontournable sur le sujet. Sa création poétique ? Un jeu d’amour avec les mots pour être soi en dépit des conflits : « Nous ne pouvons dire ce qu’est la poésie, ni ce qu’elle fut, encore bien moins ce qu’elle sera. Mais vivre en poésie, nous le pouvons. Je le crois. » Lire Un poème vient au monde ne revient pas à lire les « fonds de tiroir » du poète, mais l’un de ses plus beaux recueils, au lyrisme épuré et lapidaire : Depuis qu’on a blanchi les murs – La solitude écarte ses rideaux.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Georges BONNET, PATIENCE DES JOURS, La Bartavelle éd.

PATIENCE DES JOURS est, à la lettre, un éphéméride, de l’hiver à l’hiver. Et cet ouvrage se joue entre deux mots : litanie, élégie.

Litanie comme l’énumération des choses vues, subies, acceptées, aimées. Litanie par le ton, unifié à force d’attention à la ligne des jours ; élégie par la mélodie de douce célébration, la délicieuse douleur du révolu, celle aussi du plus simple présent.

C’est que l’humilité est le maître mot de cette traversée du quotidien (« un bouquet sur une table /sans fin recomposé »). Quotidien qui englobe le sang fouetté de toutes les passions et la révélation du sens secret des objets, telle la porte « encensée par le temps ».

De la mort évidente : « Il y a des veuvages dans la lumière », à la mort-refuge : « Les fruits tombés / s’enfouissent passionnément », toute violence finit par s’effacer.

Un deuil magnifié donne au présent une gravité poignante et sereine. De là une tonalité bleu-nuit, un crépuscule indécidable, où chaque poème

« porte le moindre espoir /comme une ration d’eau » .

©Gilles Lades

in revue Friches, n° 51, automne 1995.

Un poème vient au monde, Serge Brindeau, éd. Librairie-Galerie Racine.

Il y a peu, on célébrait à la Sorbonne le dixième anniversaire de la disparition de Serge Brindeau (survenue le 27 avril 1997), rencontre organisée par Paule, la veuve du poète, et Matthias Vincenot (avec le soutien du Service Culturel des Étudiants de l’Université de Paris Sorbonne — Paris IV) entourés de José Millas-Martin, Michèle Lévy, Christian Pelletier, Monique Labidoire, Maurice Couquiaud, Francine Caron, Claude Herzfeld, Hedi Bouraoui. Les textes étant lus par Gérard Cléry.

Parallèlement à cette manifestation « Autour de Serge Brindeau » paraissait un ouvrage Un poème vient au monde réunissant de nombreux textes inédits retrouvés par Paule. Ce livre d’une douce clarté vient à point nommé pour souligner l’importance d’un poète dont la modestie et le plaisir de la découverte chez autrui occultent une œuvre forte partagée en une trentaine de recueils de poésie et de nombreux travaux critiques dont on retiendra : Anthologie de la nouvelle poésie française (Poésie 1), La Nouvelle poésie philosophique (Poésie 1), La France en poésie (La Pibole), ainsi que la monumentale La Poésie contemporaine de langue française depuis 1945 (Saint-Germain des Prés / Bordas), qui réunit sur plus de 900 pages, mille poètes francophones.

On retiendra également Poésie pour vivre, Manifeste de l’homme ordinaire, rédigé en collaboration avec Jean Breton (La Table Ronde – 1964 / Le Cherche Midi -1982).

Sur la quatrième de couverture d’Un poème vient au monde, José Millas-Martin nous conseille fraternellement de « redécouvrir » Serge Brindeau. Les gens de ma génération seraient tentés de lui rétorquer que le poète Brindeau est pour nous toujours présent, mais il convient de songer aux nouveaux lecteurs, aux jeunes qui découvrent avec bonheur combien notre poésie est riche et que l’on peut y puiser à loisir.

Le présent ouvrage posthume rassemble des textes de factures diverses et l’ensemble mérite grandement la « signature » de Serge Brindeau tant le choix est fidèle à l’esprit des œuvres publiées. « Prière des griots / S’élève avec la sève / Dans les arbres // Immobile passage / Creusé depuis la nuit des temps // Jusqu’aux nouvelles de ce jour. »

***

On lira avec intérêt : Serge Brindeau sur le damier blanc et noir par Monique W. Labidoire (in Poésie sur Seine n°631) et l’on consultera l’excellent dossier: Serge Brindeau, de l’ordre des mots à l’ordre du monde : itinéraire poétique et politique d’un Manceau par Michèle Lévy (in La Province du Maine n° 80).

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 359, avril 2008

Les Pages tournées, Michel Baglin, « Fondamente » / Multiples.

Mélancolique et désabusé, ce petit ouvrage d’une quarantaine de pages, de par son titre sans ambiguïté Les Pages tournées, retrace la vie d’un homme enclin à privilégier la nuit. « L’adolescent chimérique » qu’il fut devient « l’étranger », celui que l’on tolère dans l’espace commun, celui que l’on invite avec scepticisme à partager des brindilles d’amitié.

« Quand les poignées de mains pour dénouer la peur du prochain, pour nouer dans le vide l’étrange des solitudes, n’étaient que passeports d’exil. » Par le biais des mots du poème (le plus souvent en prose), Michel Baglin règle un compte à son passé, à son métier (de journaliste), à ces milliers de pages rédigées dans la ferveur et qui, au final, ne représentent qu’un petit tas de cendre, de poussière.

Le pessimisme de Michel Baglin, sa clairvoyance, le poussent à ne considérer que les « petits bonheurs », ceux que le jour engrange pour ne les restituer que bien plus tard. Le poète refuse les chemins de la gloire, sachant que pour mourir, « on replie sur soi le drap, ayant éconduit les aventures offertes. »

Déjà, dans Lettre de Canfranc (2005), l’un de ses récents ouvrages, Michel Baglin privilégiait la désertification d’un lieu (une gare pratiquement abandonnée). Avec Les Pages tournées, c’est le bilan d’une vie d’homme, avec ses failles et ses espoirs déçus, qu’il met en évidence. Il oublie toutefois de préciser que, pour évoquer une telle solitude et un tel désarroi avec une semblable maîtrise, il lui a fallu beaucoup, beaucoup de talent.

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 354, novembre 2007

Récits de l’autre rive, Jean Bensimon, couverture de Françoise Bouquerel, L’Harmattan, collection « Écritures ».

Depuis quelques années, Jean Bensimon a délaissé la poésie afin de se consacrer à une spécialité littéraire dans laquelle il excelle : la nouvelle. Le récent ouvrage qu’il publie dans la collection « Écritures » de L’Harmattan, Récits de l’autre rive, rassemble 33 récits, « réécrits » (nous informe la quatrième de couverture) extraits du livre L’Autre maison (L’Harmattan, 2000) qui, à l’origine, en comptait 74.

De ce nouveau choix résulte un ensemble cohérent que Jean Bensimon assume en maître du jeu, ce jeu terrible et dérisoire qui conduit les êtres au-delà d’eux-mêmes, au-delà des apparences. Derrière le miroir.

Comment privilégier l’une ou l’autre de ces nouvelles ? Comment débusquer l’insolite sous l’insolite qui se crée ? De page en page, on découvre l’étrange, le mystère à visage humain, la grande peur de l’homme devant l’inconnu.

Dans ce livre où chaque récit n’excède pas quatre pages, Jean Bensimon interroge la nuit et les étoiles, les visages et les rivages. C’est l’inconnu à chaque chapitre, l’enfer du quotidien qui se décline avec force à chaque phase de cette exploration des interdits.

Qu’il évoque « Les Masques », les « Feux follets » ou « Le Golem », le style de Bensimon varie selon la trame, et la narration s’en trouve confortablement étayée dans ce domaine de l’étrange si difficilement accessible.

©Jean Chatard

Note de lecture in Le Mensuel littéraire et poétique, n° 352, septembre 2007