Derniers rivages, Jean-Paul HAMEURY, Folle Avoine, 2004

Sur le chemin d’exploration douloureuse de notre condition qu’il parcourt d’ouvrage en ouvrage, et sondant encore plus loin peut-être, par ce nouveau livre, l’angoisse des destins humains, Jean-Paul Hameury nous conduit ici en un périple incertain à la poursuite du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel. L’enjeu : un gain de connaissance tiré de l’insu ; un épi de sagesse glané à l’obscur.

En touchant à ces Derniers rivages, peut-être faudrait-il déjà interroger ce titre. Dans l’acception commune, un « rivage » ne peut manquer de parier sur son au-delà ; c’est le bord de quelque chose d’où l’on regarde ou essaie d’entrevoir autre chose : de la terre, une mer ou bien d’autres terres ; du présent, un avenir ou encore le passé, qui est l’avenir de la mémoire ; de la vie, une divination de la mort. Mais le poète ici nous arrête :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

les lendemains sont dissipés.

De sorte que ces rivages, dits « derniers », ne le seraient pas seulement dans la chronologie d’une vie et d’une expérience : peut-être arrivent-ils aussi à figurer, par quelque perte de substance, au dernier rang d’entre les rivages, n’étant presque plus rivages, mais comme terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires.

Et c’est la force de ce livre admirable, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème est venu habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir :

Sombre royaume. Pays opaque et muet
où chacun — banni de sa propre histoire —
ne vit qu’au bord extrême de lui même.

[…]

Jetés sans paupières face à la mort
nous tâtonnons dans le plein jour
comme animaux tombés
hors du champ de l’espèce.

[…]

il nous fut permis d’oublier.
Il nous fut permis de distinguer
une étendue sans nom
sans origine ni limites.

Comme par réciprocité, le mourir s’enquiert du vivre – à moins que le lieu de mort ne soit que le calque du lieu de vie :

Dites-moi cependant si la langue
que j’ai connue jadis près de vous
permet encore d’être au monde

[…]

Ici les mots ont goût
et couleur de cendres.

À chaque pas risqué au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croirions entendre un langage venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » que ces poèmes rendent si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini.

Au demeurant, chacune des cinq étapes du livre donne une orientation propre à l’exigence de vérité. Pour Visions, l’impératif réside dans la descente au plus profond : Ne sache plus que ton ignorance./ Ne veuille plus que ta cécité. Dans Absence, où l’écriture s’est à nouveau reliée à l’expérience vécue du travail de deuil, le devoir est de braver le séjour infernal et d’y partager le désarroi des âmes détruites. Exode peint, comme une Danse des Morts, la fresque d’une humanité privée du sens même de son destin. Avec Ici-bas, un courrier nous parvient des hivers de l’âme, nous donne les nouvelles de l’autre côté. Enfin Épisode vient renouveler en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine.

Qu’on ne craigne surtout pas d’oser la lecture d’un livre comme celui-ci, où l’intelligence et la sensibilité sont exposées à l’étrange douleur de l’errance et de l’égarement. Un poète est là, figure toujours virgilienne, pour nous guider dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3-4, 2004)