Jean-Claude DORCHIES, INVENTAIRE DES TERRITOIRES, Éditions du Riffle, 3, allée Maurice Ravel, 59510 HEM. 12 €.

Ce recueil, ce livre, même (200 pages), se présente comme la chronique d’un itinéraire. Chaque poème sonde, évalue, la substance des lieux, des êtres, des circonstances, des rencontres, réunissant des horizons contrastés: l’Amérique, le Harrar, la Flandre natale, le Quercy.

Mais c’est le corps de la femme qui donne son sens et son rythme à cet ouvrage. Femme comme métaphore immédiate ou implicite, grâce à qui la sensualité s’élargit à la pensée, à l’art, aux civilisations disparues. Qu’elle soit évoquée dans sa force de vie:

«À la surface/ d’un corps lisse comme le Ténéré/ elle fait courir ses seins/ comme galopent les gazelles »,

ou suggérée dans cette blancheur lumineuse qui

«transmet aux femmes la grâce du paradis perdu »,

elle aimante les lignes de perspective du poème.

Car c’est elle qui, dans toute l’eurythmie de ses puissances, conjure la mémoire des guerres, répare en quelque sorte les généalogies et les familles ankylosées de conformisme.

C’est elle aussi qu’on devine à l’arrière-plan d’un bonheur franc:

«la maison bruissait des mots bleus des enfants jusqu’à produire un grand ciel outremer».

Jean-Claude Dorchies éclaire l’intrication des destinées, de leurs passions et de l’Histoire. Sur le fond de cette fresque, la terre d’âpreté du Causse, découverte dans sa minéralité, mais aussi à travers ses hommes et ses femmes, s’impose comme un appel de racines, un lieu à déchiffrer:

« les chemins, depuis longtemps, ont éclaté
dans l’effondrement des dolines pourpres ».

Si, dans cet ouvrage, le poète sculpte sa vie en s’éprouvant au monde de la femme, il s’efforce, poème après poème, de conjurer la désolation qui hante notre siècle, de Verdun à Manhattan. C’est donc contre ces gouffres-là qu’il rassemble ses forces de vie, se tournant de plus en plus vers

« l’archaïque, le patiné, l’insondable. »

©Gilles Lades

CHRISTIAN BULTING, VIEUX BLUESMEN, Gros Textes, 8 €.

La métaphore musicale du titre est une première entrée: le poète veut capter « cette modulation de l’existence dans le son ».

D’une manière plus radicale, comme biologique, l’on perçoit une rhétorique pulsatile, un allant, une allégresse qui se reconnaissent parents de Rabelais, mais aussi de Chaissac et de Dubuffet, frères de création et de poésie, modernes Arcimboldos.

Chaque poème, long d’une page sans césure, se déroule comme une auto-analyse accélérée, inspirée tantôt par l’humour et la tendresse, tantôt par l’autodérision, voire par une âpre amertume.

Souvent, de claires affirmations résonnent:

« L’amour pour seule morale j’ignore les autres
Celles de la peur de la convenance du déni
De soi de ce qui en soi vit vibre vibrionne ».

Les mots se pressent, qu’ils soient la sténographie des actions d’une journée, qu’ils entraînent dans leur sillage le monde et « nos existences vécues inventées écrites publiées », qu’ils captent l’engendrement du son et de l’image.

Le poète devient « une plaque sensible en éveil », se livre à la truculence, multiplie les arborescences de la phrase qui s’ouvrent un espace d’action et de découverte.

Le blues est la voix née du drame de vivre et qui veut aussitôt se transcrire sur le

«noir vinyle vierge de toute poussière ».

La pâte de ces poèmes est d’abord humaine: célébration de la femme, adresse aux « frères lumineux/ de mon île au centre du monde du septième ciel/ de l’amour », hommage au père d’une seule traite d’émotion. La vie court de l’enfance à l’au-delà dans une sorte d’effusion métaphysique.

Cette écriture est le chant, vital et triste, collectif et intime, par lequel l’existence se compare à ce qu’elle fut, déplore et célèbre, heureuse de pouvoir dégager, au bout du creusement, un noyau d’amour:

« la géante rouge qui roule dans le temps
lointain à nos yeux d’habitants de ce vaisseau
bleu où il fait bon vivre par une belle journée
avec au cœur l’ardeur de cette alliance ».

©Gilles Lades

CHANTAL DANJOU: POÈTES, CHENILLES, LES CHÊNES SONT RONGÉS, éd. Tipaza, collection Métive, p.n.i.

Cet ouvrage est édité sous la forme de trois volets et de vingt-quatre pages parmi lesquelles figurent cinq reproductions de peintures de Françoise Rohmer. Cette peinture, mobile et structurée, où les verts, les jaunes, les bleus, scandés d’un rouge vif, manifestent une vie ardente et jamais en repos, s’harmonise avec l’idée d’un arrière-pays méditerranéen.

La suite des poèmes, en prose, peut se lire comme le récit de la découverte d’un chêne vert, une yeuse, qui devient à son tour un plan fixe suscitant images et intuitions.

En effet, l’arbre est d’emblée le thème de métamorphoses: fleurs, plumage de paon. L’idée de l’ocelle suggère l’entrée possible dans une plus essentielle perception. Cependant, le regard ne crée là que mirages. Il faut renoncer à ces illusions pour atteindre à travers l’arbre, « l’organe rouge », vie réelle d’où procède le « conte » authentique.

L’envers de l’illumination factice est un processus cruel qui pourrait être sans fin: « les petites chenilles de l’étoilée rongent l’un et l’autre », à savoir l’arbre et le poème. Le paysage, à l’arrière-plan, prolonge ce passage du merveilleux à la chose nue.

L’art, toutefois, revient en filigrane: l’idée d’estampe, celle du temple grec aussi, plus essentiellement, lorsque la clarté se double de fuseaux d’obscurité. Chantal Danjou, parmi ces collines et face à elles, hésite entre la transfiguration artistique et l’accueil de l’irruption métaphysique: «La mort pourrait être ce grand fuseau bleu écartant les branches ».

©Gilles Lades

ANNE MOUNIC : POUSSIÈRE AMOUREUSE, Encres Vives n° 342 – 6,10 €.

La poésie d’Anne Mounic progresse, et résonne, et consonne, d’une manière pleinement affirmative: non point assénée, mais sereinement déployée.

Qu’elle use de la définition (« L’âme est un son qui par le poème s’articule ») ou des formes les plus variées de ce qu’on peut appeler la description (s’y greffe tout naturellement le trésor des analogies et des métaphores), elle indique une plénitude à rejoindre, un monde (le nôtre, au plus intime), à rebâtir en le révélant:

« L’inquiétude se résout vers le haut, dans l’intensité de ce son qui brise l’ordinaire, le transfigure, et dessille l’esprit. »

Cette poésie nous apprivoise d’emblée pour une perception du monde (de l’être) globale et simultanée, métaphysique et concrète, puis nous guide jusqu’à la source du regard qui gouverne les mots (le regard suffit à faire naître la réalité, à la faire procéder de sa propre profondeur.)

Nulle platitude, nul minimalisme dans cette voix tenue au plus près, mais une émotion qui fait tout le prix d’une symphonie sereine:

… « et les voici, les mots, qui flottent dans l’air entre vous et moi, comme ces parfums au jardin ».

L’on perçoit, poème après poème, un exercice spirituel: la volonté « d’appartenir pleinement », de faire émerger la vie de l’immanence:

« je ne découvre que ce qui m’est donné
en toute fidélité créatrice ».

Tout à l’opposé de l’ellipse, Anne Mounic opte pour une poésie de l’explication, mais une explication qui enrichit le sens.

Par une esthétique des variations insensibles (« tout est nuance »), par une grâce à assumer la vie (« la pulpe, la sueur de l’accompli » … « toute la puissance d’être et la rigueur d’exister »), Anne Mounic offre une poésie et une poétique du bonheur, où la « poussière amoureuse », vivifiée, peut

« insuffler entre nos lèvres sa perfection à la minute modeste ».

©Gilles Lades

CHRISTIAN SAINT-PAUL: LES PLUS HEUREUSES DES PIERRES, Encres Vives n° 361.

Ce recueil procède d’une voix grave et confidente. Un homme émerge de son passé et s’interpelle avec une lucidité sans amertume. Et sa compagne, compagne de vie, compagne de mémoire, compagne d’attente et de désir, laisse deviner sa présence intime et décisive:

« c’est l’heure où ta main fidèle
apaise l’impérissable peur ».

Le ressaisissement de la vie à la lumière de l’amour célèbre la quintessence des instants heureux sans dissiper les images de notre destinée. « L’arbre tutélaire » du jardin, choyé d’inquiétude, « l’esprit fantasque d’un air populaire » gardé dans un coin de l’attention, ne font pas oublier que

« la nuit douloureuse chuchote
dans la solitude des tombes ».

Ce recueil/poème dédié au couple, hymne et élégie, est traversé par la métaphore passionnelle. Occurrences du feu pour « nos joutes affamées ». Et la certitude gagnée:

« jamais plus notre amour ne sera malhabile ».

La femme, forte de son « estivale présence », sauve le poète de l’aridité rencontrée dans l’écriture:

« ces paroles qui m’attendent
abasourdi de leur tête-à-tête
qui languit quelque temps
dans un ténébreux hiver de la poésie ».

Cette œuvre commune de l’homme et de la femme, Christian Saint-Paul nous la dévoile à travers sa parole rythmée par la ciselure et le profil toujours renouvelés des strophes. Les images sont fortes et franches (« le règne noir/de la blatte », « les ruelles en pente/ du plaisir », « le roc du jour à venir »), et chaque poème campe une nouvelle perspective: « Du chemin nous sommes/ les plus heureuses des pierres », ce chemin qui se redresse avec le pathétique des espérances hasardées.

©Gilles Lades

CHRISTIAN SAINT PAUL : L’ENRÔLEUSE (335ème Encres Vives).

L’image de la femme, poursuivie sur ses pistes fascinantes, saisie en ses parades pathétiques, continue de hanter le parcours poétique de Christian Saint-Paul. « L’Essaimeuse » la présentait naguère, « pétrie de volupté », mais aussi hasardée, téméraire, victime, au terme de l’épreuve sans fin qu’elle y faisait de son désir.

Aujourd’hui, avec « L’Enrôleuse » (Encres Vives n° 335), Christian Saint-Paul accentue l’âpreté de la quête érotique. Si la femme guette

« la promesse d’une flamme plus haute
Qui pourrait monter le long de son échine »,

l’homme rallume sans fin

« la torche incendiaire/ d’une simple caresse ».

Car il s’agit de se vouer à la femme, corps et âme, de la connaître par la « texture langoureuse » de sa chair, pour, désarmé par sa grâce, se laisser terrasser par ses fatalités.

Ce pacte sensuel, dévorant, de l’homme et de la femme, ou plutôt de la Femme et des hommes, conduit à une amertume telle que la quintessence de la félicité se trouve menacée de toutes parts.

Comment les hommes en détresse, « martelés de mythes » par la Femme et déterminés à « tuer le futur », sauveraient-ils du dérisoire la conquête inépuisable de la beauté ?

Comment éviteraient-ils le vertige d’une autodestruction qui va jusqu’à l’âme en faisant jaillir « les escarbilles de leur conscience » ?

Tout est-il faux dans cette « allégresse mouvante et chaude » ? Qui, de l’homme ou de la femme, se trouve finalement vaincu par la lassitude de la beauté ? Et qui possède, encore ici, la clé de cette « parade sauvage » ? (Arthur Rimbaud).

©Gilles Lades

(Note de lecture in revue Friches, n° 95)

Jacques GASC : OAXACA DÉSORMAIS HORS D’ATTEINTE LA PAROLE : éd. Jacques Brémond ,15 €.

Ces poèmes – fragments de prose, vers modulés à l’extrême, simples mots – sont énoncés par une parole impersonnelle soulignant « la déperdition de l’écho. »

À travers « le déroulement du discours qu’aucune pause ne distrait », l’on devine, ou croit deviner, un double paysage marin, dont l’un se trouve au Mexique (Oaxaca, le Pacifique, brefs éclats de la tequila et du tabac). Et toujours, ici et là-bas, une société finissante qui s’avive aux romans de Galsworthy et au « zèle inquiet des présages ». Les paysages sont frappés d’une rupture de charme sous « la faible connivence des regards ». De même que se déploie malgré soi « l’espace déchu de l’amour ».

Les éléments de cet ouvrage sont placés en abyme et dans une perspective de secret telle que le lecteur est appelé à attendre

« jusqu’au noir absolu où la phrase connaît sa vérité. »

Faut-il tenter de reconstituer le puzzle ? Est-ce là l’histoire d’un illusoire exil ? Le poème devait-il trouver une parole qui transcende la sourde violence des allers-retours entre l’ici et l’ailleurs ?

Lisons, et relisons, jusqu’à saisir le filigrane qui travaille « l’envers possible du poème ».

©Gilles Lades

(Note de lecture in revue Friches, n° 95)

GILLES LADES AU TEMPS DÉSUNI – par Paul Farellier

Avant tout, une terre.

Terre rompue de soleil, hérissée de rocailles. Causse dont l’intense dureté dans la lumière semble s’opposer avec constance au projet sensible de l’humain (La prière débouche là-haut contre les pierres[[Les Forges d Abel, La Bartavelle, 1993 (Prix Artaud 1994), p. 89.]] ). La parole y burine un chemin ardent, difficile, heurté, chemin contremont[[Le Chemin contremont, Hautécriture, 1990.]] , lente et patiente élévation sur la pente adverse, peu à peu conquise au cœur de l’homme. Ce monde contraire, le poète l’habite comme il s’en retranche – dans une acceptation stoïque :

que l’atroce soit un simple oiseau toujours vivant
criant sans fin à nid perdu
au fond de la citerne céleste
face à tout désastre de visage
le tien le mien[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 19.]]

C’est qu’il a fallu souvent s’ennoblir de souffrance : Gilles Lades a su payer le prix par la plus attentive et soigneuse ascèse. Et il paraît s’en être, pour ainsi dire, cerné philosophiquement, quand il s’impose, avec tant de beauté mais sans complaisance, de se définir ainsi :

Poète
minutieux tueur de soi
toujours à l’œuvre dans une mi-pente
la pioche perçant faux
les plus radieux miroirs d’argile[[Ibidem, p. 30.]]

Comme toute œuvre authentiquement créée, la poésie de Lades traduit en effet un parcours personnel, mais en même temps le dépasse dans l’expression poétique d’une lutte universelle. Il y a, dans les cris qu’on dirait pétrifiés de ces livres, un combat souvent figé, un affrontement tellurique, une mêlée de roche et de vent, une guerre que l’homme conduit en lui-même comme sur les hauts-reliefs de ses terres.

Et d’abord, à partir du sentiment constant – et, somme toute, banal – que le monde a manqué, qu’un destin d’homme ne peut se racheter d’une cassure originelle, Gilles Lades dresse avec force et lucidité le constat poétique de la déchéance du vivre :

Il y eut
un tranchant de main entre le monde et moi
entre mon sang et moi[[Le Temps désuni, Sac à mots éditeur, 2005 (premier poème).]]

Ainsi commence l’un de ses très beaux livres – celui-ci, au titre impitoyable : Le Temps désuni, écriture attentive des jours friables où passent de déchirantes paroles :

Le temps comme une porte épaisse
a tonné dans le dos [[Ibidem, p. 10.]]
[…]
Il fallut percer l’enfance
comme un cœur trop profond[[Ibidem, p. 12.]]

« Percer l’enfance » : cette poésie, dès ses débuts, ne cesse de hanter la demeure perdue de l’enfant (La maison granuleuse/ Tenait l’enfant tout contre l’if) dans la magie d’un grenier, d’un escalier et de tout un paysage à la troublante insistance : Vieux soleils de brume les platanes/ Par lente argile diffusaient/ Novembre délicieux[[Mémoire des limbes, Gros Textes, 2004, p. 22.]] . Le temps de l’enfance ou, plus généralement, ce que le poète appelle parfois le « révolu » prend paradoxalement un caractère de fermeté, de solidité, de plénitude, qui semble en revanche faire cruellement défaut à la minute présente, dominée par le désarroi. Et c’est pourquoi, il faut au poète franchir le vent séché/ l’immense vide mérité/ le rêve absent[[Les Forges d Abel, op. cit., p. 83.]] , et se lancer à la poursuite inlassable de ses restes d’enfance, enfouis au plus profond, dans ses racines pétrifiées :

Il fallait retrouver la cabane
trancher quelques branches
essarter le fouillis douloureux des arbustes
……………………………………………..
comme en un jardin pour enfants morts
et ne se relever que les reins brûlés
la face mangée par trente ans de tout vent[[Ibidem, p. 82.]]

La parole de Gilles Lades, rude, belle et captivante dans ses états successifs, nous a faits témoins, sur près de trente ans, d’une lente évolution, comme un passage de cime en vallée. « Descente » si l’on veut, mais sans nul affadissement, sans rien d’appauvri : au contraire, la poésie la plus vraie ne cesse d’irradier ces livres qui nous parviennent, nombreux et convaincants, de leur Quercy natal. À l’époque de Fonderie[[Cahiers de poésie verte, 1991.]] ou des Forges d’Abel, prévalaient encore dans l’écriture un retrait essentiel, presque minéral, et par quelque côté, une rugosité souvent « héroïque ». Avec des livres comme Val Paradis[[Cahiers de poésie verte, 1999.]] , un intime pays se fit plus proche, ébloui de mémoire et tempéré d’humanité. Et même une façon d’harmonie aura pu s’emparer d’une suite aussi lyrique – au meilleur sens du terme – que Solstice de décembre[[Le Nœud des Miroirs, 2003.]] , dont nous ne manquons pas de reproduire, ci-après dans notre choix de textes, le magnifique poème : Érables courbés là…

Mais l’assombrissement, l’angoisse, le deuil dominent encore des livres comme Lente lumière, où il est dit : La poésie/ est un soleil sur le cataclysme,[[Lente lumière, L’Amourier, 2002.]] ou encore De poussière et d’attente[[L’Arrière-Pays, 2002.]] – de courtes proses très denses dont le texte liminaire, que nous citons in extenso, donne le ton :

Tu voulais un homme mort, le voici. Il ne fait qu’écouter. Il a dérivé son lourd fleuve d’orgueil et de sang. Il est sur le bord du ravin, qui gagne au bout la lèvre du volcan. Il n’a plus de pays sur quoi mettre la main. Il a charrué les arbres à mémoire, les fleurs, si longtemps dans la mire de l’être.
Il salue qui s’approche, et partage le silence à même le regard.

Parvenu à ce point sommital de sa course, le poète a gagné la stature définitive qu’il opposera au Temps désuni.

*

L’œuvre poétique de Gilles Lades, que les quelques considérations ci-dessus sont bien impuissantes à refléter fidèlement, comprend aussi, en marge du grand cycle auquel nous nous sommes limités, plusieurs ouvrages tout aussi pleins de poésie que l’auteur consacre à la découverte en profondeur de pays et de lieux géographiquement déterminés, à commencer tout naturellement par son cher Quercy, l’artisan premier, peut-être, de toute sa sensibilité. C’est le recueil intitulé Le Causse et la Rivière[[L’Arrière-Pays, 1994.]] qui constitue l’album quercinois de Gilles Lades (en même temps que le prototype de tous ses livres « situés »). Et ce sont des poèmes (un pour chaque canton du département du Lot !) qui ont été « peints sur le motif », comme l’explique l’auteur lui-même. En dehors de tout l’usage touristique ou « culturel » qu’on puisse en faire, livre délicieux pour cheminer dans l’imaginaire d’un pays définitivement ancré dans l’âme. On peut songer à la Drôme de Jaccottet, au Gâtinais de La Tour du Pin, au Valois de Nerval… Et comme l’auteur, qui a par ailleurs consacré plusieurs ouvrages à des œuvres plastiques, a lui-même indiqué qu’il s’exprimait ici en peintre, comment ne pas éprouver sa parfaite délicatesse de touche :

le temps d’un silence
exactement pesé par ciel et mousse

ou encore :

puis s’effacent avec un léger bruit d’ombre
un bord de plateau
quelques murs doucement jointifs

©Paul Farellier

(Étude pour introduire un choix de poèmes au numéro 23-24 de la revue Les Hommes sans épaules, 2007)

Paul Farellier – L’Ombre de l’Absolu – dossier présenté par Gilles Lades

Paul Farellier ne s’est engagé dans l’aventure de la publication qu’aux abords de la cinquantaine. Mais, depuis longtemps, sa vie en Poésie coexistait avec une carrière de juriste. Son premier recueil « L’Intempérie douce » rassemble des textes issus des années 70. Témoignage initial d’une démarche où s’édifient l’homme et le poète.

L’œuvre poétique de Paul Farellier, neuf recueils à ce jour (le dernier, « Une odeur d’avant la neige », est encore inédit [[Voir, à la fin de l’article, une bibliographie mise à jour.]]) présente la forte cohérence d’un itinéraire voué au déchiffrement, à l’élucidation. Pas de franche rupture ni de pistes abandonnées. Mais l’avancée, dans la lucidité et l’étonnement, l’effort et la révélation.

Les titres des recueils ne sont pas sans enseignements. Les trois premiers conservent une valeur allusive, font référence à un moment, une part concrète, qui a orienté l’existence. Les suivants, plus inclinés à l’abstrait, dessinent les pôles d’une expérience : la lumière et la nuit, le mouvement jusqu’à la liberté et à la gratuité du souffle spirituel, la finitude, la voix. Les titres des sous-parties confirment et infléchissent cette direction. Je citerai, pour l’antithèse nuit-lumière : « En ténèbre épousée », « Où la lumière s’abrège », « Vers le val noir », « Un retrait de soleil », «Dans la nuit passante» , « Ce lieu clair de la nuit », « Ce pays mangé d’ombre », « D’un soleil éloigné », « Cercle des lumières sauves », « Eau claire du vertige », « Intérieur de l’ombre », « Couleurs sous la nuit », « Jours à l’aveugle » soit près de la moitié des titres.

La notion du temps est également centrale, de la nostalgie aux confins de l’éternité : « En ce qui reste d’été », « Où la lumière s’abrège », « Heures », « Dans la nuit passante », « En l’île va notre hiver », « En même terre que mémoire », « Jours à l’aveugle », « Sans lieu ni date ».

Le vent fait signe, vie et liberté: « Feintes d’herbe avec le vent », « À l’obscur et au vent », « Au dispersé du vent ».

Le silence se nomme dans les derniers recueils : « Dans l’âtre de silence », « Parole en silence ». Autre face du silence : le monde de l’esprit : « L’invisible grandit », « Prière pour le fin mot », « Signe en paradis ».

Mais l’identité, le corps, les repères du monde, marquent aussi ce parcours où le travail sur soi se donne au langage et dessine, dans une exemplarité sans ostentation, le carnet de bord d’une aventure intérieure.

Afin d’aller plus loin vers la singularité de cette œuvre, j’en étudierai plus particulièrement trois aspects : une célébration qui s’infléchit vers la saisie du silence, un imaginaire et un travail de l’image au service de la pensée, une œuvre orientée par l’absolu.

De la célébration à la saisie du silence

Chez Paul Farellier, la célébration ne va jamais de pair avec l’emphase. Elle évoque l’image d’un feu qui, par son intensité, permet d’accéder à une plus haute existence : « rien que l’air dans l’air qui brûle ». (Une main si simple).

Car le feu est doué d’une bonté féconde : « Je me froisse d’étincelles/ dans le brasier paisible » (L’île-cicatrice).

Il dégage des horizons de sérénité contemplative : « L’odeur de paille descend son fleuve au soleil » (L’île-cicatrice), quand il ne dévoile pas le sens secret et presque occulte du monde : « L’illuminateur/ fait fondre la flamme dans la pierre » (À l’obscur et au vent).

Ce feu figure une âme désormais capable de vibrer aux plus secrètes, aux plus intimes exaltations ; l’enfance, au premier chef, a la capacité de mobiliser l’âme et de toujours ouvrir la porte sur la plénitude.

À partir de ce temps initial, chaque année revécue par le poète sera célébrée malgré le sentiment lancinant de la précarité. Il s’agira d’atteindre « le chant sans les larmes » (Dans la nuit passante), un chant qui trouve une harmonique dans une tonalité religieuse, surtout lorsque le poète est à l’orée de son œuvre : « Quelle retenue dans les premiers mots d’un prophète ! » (L’intempérie douce).

Sur ce fond de ferveur, s’élève la piété du poète pour les siens : « Effacés/ qui n’ont laissé/ qu’un long regard/ dans nos yeux » (Tes rives finir).

L’image féminine y rayonne aussi, au présent de son éclat : « la jeune fleurie et la jeune éternelle » (Parlant bas sur ciel).

La célébration est tout entière associée à la résonance intérieure. Loin de prendre à témoin les hommes, elle se lie intimement au silence, mais un silence pris comme une réalité active, où la méditation chérit le monde, où les mots, les paroles se délivrent par le seul fait qu’ils accèdent au sens.

Paul Farellier développe le sens de l’impondérable, en poète à l’âme stable et donc capable de mesurer d’infimes variations. Il s’efforce de réunir une vie d’un seul tenant, et c’est le présent qui lui donne sa tension et son orientation. Dans cette quête, la patience humble a sa part. La respiration de celui qui progresse et découvre est palpable, plus particulièrement dans les poèmes des recueils les plus récents : le propos se cisèle en reprises de souffle successives, où alternent vers pairs et impairs, dans une parfaite justesse.

Le silence, parce qu’il permet une élucidation perpétuelle, éloigne la solitude et conjure le danger de se construire comme un édifice clos : « et ne finir que geôle à soi-même » (Une odeur d’avant la neige).

L’imaginaire et l’image au service de la pensée

Paul Farellier propose presque toujours une amorce concrète au poème. Sur le fond de la page, tout référent peut faire « image », c’est-à-dire qu’il représente plus que lui-même, qu’il soit été, goéland, avenue. Bien sûr, le poète use aussi explicitement de la métaphore, mais elle ne sera jamais l’objet d’un exercice gratuit, elle ira de pair avec l’idée jusqu’au point d’orgue du poème.

En un premier sens, l’image est un tableau signifiant, un espace où le sens se forme et se donne carrière. Avec, souvent, une profondeur de temps qui crée la nostalgie, ou un effet de lointain spiritualisé : « Tu me souris de l’intérieur, (…) douce et bleuissante Samarie ». (L’intempérie douce). Mais, en un autre sens, cette image est édifiante, elle renseigne sur le degré d’accomplissement atteint.

Paul Farellier a connu la médiation d’un lieu, manifestement méditerranéen, qui lui a permis d’oublier pour un temps l’anonymat de la grande ville et d’écrire : « j’habite le cri de ma fenêtre », vers où le monosyllabe se charge de toutes les connotations lumineuses et vitales.

Il est un stade où la contemplation fait image. Comme en ce texte où le poète se fascine au « silence » et à « l’écriture » des liserons. Ailleurs, un élément concret figure les résonances infinies d’une idée : « l’aube »… « nichée aux acrotères du trésor » (de Delphes) éveille les irisations et les résonances du possible et de l’espérance.

Paul Farellier se porte d’instinct aux images de lumière sur fond de nuit : l’allumette, le phare, la fenêtre. La dialectique de l’ombre et de la lumière n’y est pas frontale. Elle est sourde, implicite, « pays mangé d’ombre » (Tes rives finir). Le poète nous invite à le suivre dans les modulations qu’il imprime à son imaginaire, à ses accentuations variées. Ainsi, il suscite « la blancheur de nymphes infinies », élargissant, rajeunissant une image venue de la tradition mythologique. Ailleurs, une allégorie peut naître: « mettre en fuite ce prince maigre et noir » (Où la lumière s’abrège), alors que le vent s’impose comme figure de la gratuité et de l’universalité de l’esprit.

Dans certaines identifications, c’est le comparant qui focalise l’attention, faisant référence à un archétype : « L’œil reste le pasteur indécis ». L’ambivalence joue de sa mystérieuse amplification : la nuit est-elle le noir ou l’étoile ? Et l’équivalence de l’image et de l’idée peut être saisissante : « un reste de soleil/ la faible absence » (Une main si simple).

Pour faire saisir la réalité du silence, qui est un des points cardinaux de sa poésie, Paul Farellier peut concentrer l’effet métaphorique, dans une expression comme : « l’éblouissement du silence » (L’intempérie douce), ou sculpter la langue selon les étapes du travail sur l’image, et donner ainsi tout son relief à la méditation : « Le silence, / herbe rare,/ ne fait halte que d’éternel » (Parlant bas sur ciel), ou encore « Cette lampe à la fenêtre noire/ L’ultime passage/ De la lumière au silence » (L’île-cicatrice).

L’économie des moyens est constante chez Paul Farellier. L’on en trouve un très bel exemple dans ce vers : « Ici se fuit en ailleurs » (Une main si simple).

Et cette économie est au service d’un élargissement vers l’infini.

Le travail de l’absolu

Cet appel de l’infini est une des formes de l’absolu. Tout comme le sens de l’éternel, qui fait surface sur fond de conscience de la petitesse humaine : « j’encombre l’instant éternel » (L’intempérie douce), ou s’objective dans l’image « au vent fixe d’à jamais ».

Dès les premiers recueils, le néant occupe une place primordiale, par exemple lorsque le poète parle de « l’accueil de notre âme de cendre » (L’île-cicatrice), ou qu’il écoute « son horloge de poussière » (Une odeur d’avant la neige). Mais il sait approcher le rien sans s’y détruire, car son noyau de conviction et de pensée tient le cap sans céder au vertige. Il a été aidé en cela par des paysages minéraux, solaires, qui suscitent le désir de se refonder, comme être personnel et social ; mais cette conscience du néant n’est-elle pas à la mesure du sens de l’absolu partout présent ?

L’absolu n’est pas toujours une forme pure. Il se découvre à travers l’intériorité, cette présence de soi à soi qui ouvre sur un au-delà de soi : « faillir à toute présence// par plus de présence » (Dans la nuit passante).

Dans cette vie de l’esprit, Paul Farellier traque l’absolu à travers « de grandes vérités obscures/ en pleine vigueur encore » (Une main si simple).

Pour « le flagellé d’instants » (Tes rives finir), le tourment de vivre rejoint le tourment d’écrire. Car l’absolu est à l’œuvre dans le projet poétique, par la volonté de se situer au plus près de l’insaisissable : « Cette imprononçable patrie/ Toute en lignes de fuite » (Lîle-cicatrice).

La dimension morale participe de ce haut désir : « Nos blessures, déjà, sont notre édifice » (L’intempérie douce). Sans se désunir, le poète s’avoue lucidement ses faiblesses et ses failles. Mais, comme un sage antique, il peut en venir à vivre comme vains le contentement et l’angoisse.

Alors, en possession de lui-même, tendu entre la vie quotidienne et cet absolu qui pourrait l’abolir, le poète s’avance, selon la méthode de l’ascèse, qui est une attention maintenue et recommencée : « prolonge plutôt la dernière étoile » (Dans la nuit passante).

Le chemin est périlleux : « une naissance à l’obscur/ convoitée en tremblant ». En effet, le poète remonte vers « l’amenuisement d’un centre aveugle » (Où la lumière s’abrège). Et c’est là que surgit la force de certaines formules ambiguës : « L’effacé d’aucun lieu », cela signifie-t-il « qui n’appartient à aucun lieu » ou « qui reste présent à tous les lieux » ?

Autrement dit, l’absolu ne cesse pas d’être cette réalité postulée comme nécessaire, objective, mais inaccessible : « chose d’aucun mot, jamais puisée,// par nulle pensée » (Dans la nuit passante). Le travail du poète sera donc de démêler l’écheveau humain et de l’orienter dans cette lumière qui recèle le plus haut sens. Mais rien ne serait possible sans une instance de rigueur et d’exigence : « Et vous êtes venue,/ Ma Sévérité » (L’intempérie douce).

L’absolu apparaît comme une sorte de porte étroite : « le poème où s’écrit/ la fenêtre noire » (Tes rives finir), mais aussi comme un guide permettant d’atteindre au bonheur le plus concrètement métaphysique : « toucher les heures,/ la soigneuse lumière » (Une odeur d’avant la neige).

*

L’œuvre de Paul Farellier, tendue vers son accomplissement, trouve sa cohérence dans une conviction : la poésie est amenée à dire la limite, l’infinitude et le passage. Elle permet de répondre à la question, éthique par excellence : « Qu’offriras-tu de ta vie ? » (Dans la nuit passante). Le poème progresse de saisie en saisie et donne sens ; il rythme la respiration de la découverte.

Mais le poète ne veut être dupe ni des mots, ni d’une illusion de savoir. Le doute s’avoue, l’humour affleure, la lucidité ne lâche pas prise : « à chaque jour/son plus vrai miroir » (Parlant bas sur ciel).

Sur cette fondation assurée naissent des questions : quelle limite à la liberté intérieure ? Dans quelle mesure l’espace s’efface-t-il devant l’être ? La poésie atteint-elle sa vraie profondeur à travers l’identité : « Maintenant/ visage fixé » (Parlant bas sur ciel), ou dans le désarroi ?

Des paradoxes apparaissent aussi, qui sont des trouées vers l’essentiel : le poème révèle la densité de l’existence, mais aussi la vanité de tout un pan de notre expérience ; ce n’est pas seulement la chose dite qui est importante, c’est tout ce qui en découle ; l’essentiel est dans l’imperceptible : « une étoile sourde qu’on distingue à peine » (À l’obscur et au vent) ; l’éphémère devient presque insoutenable sur le fond de la pensée de la mort ; la nuit est la substance nourricière du poème, que trop de lumière volatiliserait.

Un fil conducteur se fait jour : « Nos terres vraies sont cachées » (À l’obscur et au vent). Au détour d’un distique fermement frappé, Paul Farellier réaffirme le sens de sa quête : « qu’il ne demeure de corps ni d’âme,/ mais la seule parole d’avoir été » (Une odeur d’avant la neige).

Ce verbe, placé dans l’azur, ne peut être conquis qu’au prix d’une science de l’attente. La prégnance de l’absolu empêche la gratuité des mots et des images : « Peu de mots ;/ cette page est lente :// un recoin du temps ».

Mais le poète est toujours en marche : « Un seuil est là/ qu’il te faut déceler » (Parlant bas sur ciel).

©Gilles Lades

(Étude in revue Lieux d’être, n° 47, « Partir », hiver 2008/2009, suivie d’un choix de poèmes).

Bibliographie mise à jour:

L’Intempérie douce, Le Pont de l’Épée, 1984.

L’Île-cicatrice, suivi de L’invisible grandit, Le Pont de l’Épée, 1987.

Une main si simple, Le Pont sous l’eau, 1989.

Où la lumière s’abrège, La Bartavelle éditeur, 1993.

À l’obscur et au vent, L’Harmattan, 1996.

Dans la nuit passante, L’Arbre à paroles, 2000.

Tes rives finir, L’Arbre à paroles, 2004.

Parlant bas sur ciel, L’Arbre à paroles, 2004.

Vintages – Rétrospective 1968-2007, Librairie-Galerie Racine, 2008 (plaquette de poèmes choisis).

Une odeur d’avant la neige, L’Arbre à paroles, 2010.

L’Entretien devant la nuit – Poèmes 1968-2013, Les Hommes sans Épaules éditions, 2014 (intégrale des poèmes). Grand Prix de Poésie de la Société des Gens de Lettres, 2015.

HOMMAGE À JEAN-PAUL HAMEURY

Avoir, dans sa vie, rencontré l’œuvre de Jean-Paul Hameury, cela doit être compté comme une véritable chance. Voilà, en effet, des livres de poésie, mais aussi des récits, des nouvelles, des essais, qui emportent notre regard vers les confins ; qui nous obligent, nous, humains trop humains, plus souvent soucieux de tranquillité que de conquête, à dépasser nos habitudes mentales ou sensibles, à regarder en face notre part terrible. Un obscur a été porté au jour ; faute de la sorte de témérité que cette œuvre inspire, il aurait pu rester ignoré.

L’obscur, sans doute, mais aussi le nihil et la mort, sont ici des thèmes récurrents. S’étonnera-t-on de la prééminence ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition ? Comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury restait convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devrait surgir une lumière : « Une œuvre authentique », écrivait-il, « quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. » Du coup, reconnaissons-le, nous accédons à une vérité qui, par delà dépossession, déréliction et souffrance, impose la beauté. Plus encore, nous comprenons que c’est précisément de sa permanente confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu, que l’art de Jean-Paul Hameury a pu s’éprouver et s’authentifier. À chaque pas que nous risquons au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croyons entendre un parler venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un langage de l’autre rive.

La raison en est que la parole entendue dans tout le cours de cette œuvre émane de quelqu’un qui avait vu lui-même par-dessus ce qu’il appelait le « fleuve infranchissable » ; cette parole est celle d’un voyageur fatal qui avait su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort qu’il situait, selon ses propres termes, « au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit ». L’homme de la mort, écrivait-il, est « invisible et muet », mais il est « voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles ». Et c’est la force de ses livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on aurait juré immuables : celles de la vie et de la mort. L’écriture peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte, le poète s’étant donné pour devoir de braver le séjour infernal et, comme il l’écrivait dans son livre Derniers rivages, d’y « partager le désarroi des âmes détruites ». Pour lui, d’ailleurs, l’éternité même de la mort reste présente à notre monde, comme il l’exprimait dans Requiem : « Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. » C’est dire que c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité ; et qu’ils n’ont pas passé la porte de la transcendance.

À ce monde où nous vivons, et qui, même à ses morts, ne permet pas de lui échapper, Jean-Paul Hameury ne reconnaissait, pour autant, aucune supériorité. Pour lui, dans une approche toute philosophique, le monde est assurément ce qui doit être jugé. Et c’est justement à la faveur de ce procès du monde que s’ouvre le passage le plus évident entre l’écriture poétique d’Hameury et celle de ses récits et nouvelles. Là se manifeste vraiment la continuité de l’œuvre. Voyageur des confins, poète de l’extrême, Hameury, usant parfois d’un humour dévastateur, suscitait des personnages eux-mêmes toujours « à la limite », comme son étonnant Macchab ; il plongeait aussi dans des univers surprenants, pétris d’une logique implacable de l’étrange, et dont pourtant le faible écart avec notre réalité quotidienne nous la redessine aussitôt coupable – et mise derechef en accusation. En effet, le regard qu’il nous apprend à porter sur le monde n’est pas de distanciation ; au contraire, sous la fiction dont il nous trace mille et un détails tout à fait cousins de notre vécu, c’est notre propre existence que nous apercevons. Et nous voici à voyager, comme dans son récit L’Empire, tels des Gullivers que berce une ironie désolée. Se tiennent donc les audiences d’un procès où comparaissent le monde et surtout notre époque, procès que parachèvent des textes d’essais décisifs, comme Illusions et mensonges ou encore Regards sur le temps présent.

L’essayiste rejoignait ainsi le poète qui, dans les vers intitulés Épisodes, conclusion amère du livre Derniers rivages, renouvelait en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

Après tant de pauvres errances
les lendemains sont dissipés.

©Paul Farellier

Mars 2010