Jacques TAURAND : Le Château de nulle part (11 €, 103 pages, illustration de Françoise Coulon, L’Harmattan, Paris, 2004)

Poète, nouvelliste et chroniqueur bien connu de nos lecteurs, Jacques Taurand est l’auteur d’une bonne quinzaine de publications. Proche des poètes de l’École de Rochefort et de Michel Manoll, sur lequel il a donné un essai de référence (Michel Manoll ou l’envol de la lumière, L’Harmattan, 1997), le poète cultive néanmoins, avec sa propre voix, cette filiation fraternelle. Son œuvre de nouvelliste, qui a commencé avec la publication d’Un été à l’Isle Adam (éd. Clapas, 1997), s’est développée parallèlement à sa création poétique. Le texte court est le genre de prédilection de l’auteur, qui a également été tenté par le roman. Avec ce Château de nulle part, Jacques Taurand aurait pu écrire son premier roman. Ce n’est pas le cas. Peut-on le regretter ? Oui, car ce récit comportait tous les ingrédients, à commencer par le souffle, pour rebondir et être prolongé. Non, car il nous paraît abouti, tel quel. Comme d’habitude, Taurand laisse le soin à son lecteur de poursuivre lui-même l’histoire, en l’intégrant à son propre imaginaire. Le Grand Meaulnes est évoqué, assez tôt, par le narrateur, et ce n’est pas un hasard. Il est vrai que Le Château de nulle part se situe délibérément dans le cousinage d’Alain Fournier. Est-il vraiment de « nulle part » ce château ? Nous apprenons qu’il se situe dans l’Oise, au sein du Domaine du Bois des Biches. Le narrateur se souvient de son adolescence et nous conte un séjour qui bouleversa sa vie, dans l’immédiat après-guerre, au début du printemps. À cause d’une fragilité pulmonaire, Pierre est placé par ses parents chez des commerçants (amis des patrons de la mère) qui, à la campagne, tiennent un curieux établissement, tout à la fois épicerie, débit de tabac, buvette et restauration. Sans le savoir à l’avance, mais en le pressentant, le jeune Pierre va s’éveiller, s’émerveiller et faire l’apprentissage de la vie, de l’amitié comme de l’amour : Les êtres, les objets qui peuplaient les endroits que je fréquentais constituaient pour moi le premier maillon, la première lettre d’un message que je m’efforçais de déchiffrer : celui de la vie dans laquelle mes quatorze ans se frayaient un chemin… On apprend à connaître les choses de la vie avant d’y être soi-même totalement investi. Entre l’étude, le matin, et les villégiatures de l’après-midi, les jours s’écoulent au contact de la nature, de la vie rurale et de ses acteurs, dont le jeune Michel, dont Pierre devient l’ami, et Claudine la servante au teint coloré, à la ronde santé et qui mordait à la vie sans faire d’inutiles complications. Ce récit se veut initiatique. Il prend véritablement son envol, avec la découverte, à travers les bois, du château : les baies à meneaux et croisillons faisaient songer à de grands yeux noirs dans lesquels se reflétaient des éclats de ciel. J’eus le curieux sentiment d’avoir déjà vu cette demeure en rêve, comme avec l’entrée en scène de la comtesse de M., et de ses petits enfants, Eric et Elisabeth : ses yeux d’un bleu soutenu jetaient, de temps à autre, des éclats d’améthyste. Dés lors, Elisabeth devient le pivot du récit. La relation ambiguë qui la lie à Pierre constitue la trame et le fil conducteur de cette histoire qui nous tient, avec son lot de mystères, de passions souterraines et de douleurs aussi, et ce, jusqu’à l’épilogue qui intervient durant la guerre d’Algérie. C’est à ce moment que Jacques Taurand lâche la bride et nous laisse le soin de poursuivre l’histoire, en nous confiant ses personnages. Le château est une blessure lumineuse et toujours vive dans un coin de la mémoire. « Nulle part » est l’autre nom de la solitude et du secret que chacun emporte.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

Werner LAMBERSY : L’éternité est un battement de cils (24,90 €, 184 pages, éd. Actes Sud, 2004)

Auteur d’une cinquantaine de recueils et plaquettes de poèmes, depuis Caerulea (1967), Werner Lambersy (né en 1941 à Anvers) est l’un des poètes les plus prolifiques de toute la francophonie. Nous lui devons une récente et succincte, mais assez bonne anthologie sur la Poésie francophone de Belgique (Le Cherche Midi éditeur, 2002), qui possède le mérite de combler un vide en la matière.

Avec L’éternité est un battement de cils, Werner Lambersy signe son œuvre majeure. Il s’agit d’une anthologie (personnelle) qui balise son parcours sur près de quarante années de création poétique. C’est l’occasion de parfaire notre connaissance de cette œuvre singulière, comme du personnage. La notice biographique nous apprend que Werner est le fils d’Adolf Lambersy (1913-2002), engagé volontaire dans la Waffen SS durant la Seconde Guerre mondiale (ce qui lui vaudra une condamnation de vingt ans de réclusion), et de Juliette Rosillon (1916-1983), franc-maçonne de tradition juive. Un couple détonant. Tôt, la poésie accompagne la vie de Lambersy, au même titre que la maladie (pneumonie, méningite cérébrale, dépression nerveuse…) De 1960 à 2002, le poète exerce de nombreux et divers emplois, dont le plus marquant est certainement son travail au sein du centre Wallonie-Bruxelles de Paris (ville où il s’installe en 1982). Durant cette période, Lambersy voyage sur quatre continents et noue de nombreuses amitiés. Sa rencontre et son mariage avec le (très bon) poète Patricia Castex-Menier (elle-même employée au centre Wallonie-Bruxelles) en 1983, lui apporte la stabilité recherchée, et deux enfants. Quarante années de création, ce n’est pas rien, c’est une vie. Établir le choix des poèmes n’a pas dû être simple. On se laisse porter par les mots comme on le ferait par des vagues, parfois douces, parfois coupantes comme le silex. Vivant, attentif et toujours aux aguets, Lambersy explore ses abîmes et ceux du monde qui l’entoure, à l’aide des matériaux dont il dispose : ses émotions, son regard et le langage. Lire ou écrire un poème, c’est s’absenter des masques de soi, retourner au premier cri du premier souffle qui nous jeta, déchirés, des forges de la galaxie ici sur cette terre et retrouver l’éternel instant de l’éternel début ; c’est encore l’autre, l’autrement, l’inentendu des mots, écrit le poète ; car il y a ceux qui parle d’âme et ceux qui rendent grâce à la voix pour ce qu’elle sait. Le poème suinte ou jaillit page après page, comme une eau jetée sur des pierres chauffées à blanc. Selon Lambersy, le poème n’explique pas mais constate. Il est la vie débarrassée des toxines du discours, du dogme et de l’illusion. Le poème n’a qu’une qualité : c’est d’être un miroir impitoyable, qui ne nous permet plus de nous voiler les yeux, ni de nous boucher les oreilles devant le chant de l’être et les danses du rythme, précise le poète. C’est sans doute pour cela que tant d’entre nous s’y refusent et en font l’impasse, car une part de vérité sur nous-mêmes est plus redoutable à supporter que la certitude de notre mort. Le poème de Lambersy prend souvent la forme d’un monologue intimiste, concis et ciselé : Le feu y a bu – comme au bord du chaos – buvait la création – Le vide y a puisé – pour que l’espace sache – où poser les lèvres – La forme – en épousait les bords – pour connaître l’abîme. C’est encore le chant amoureux qui prédomine : Je t’ai fait les yeux – comme on fait les poches d’un inconnu ; la quête de la vie : Lâcher ce qui est fait – pour essayer – de toucher ce qui manque , le dialogue avec l’univers extérieur tout autant qu’avec l’univers intérieur : Nous marchons – contre l’immense mort – et pour marcher – nous n’avons que ce chant ; mais jamais, chez Werner Lambersy, le poème ne perd de vue le réel.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

Ernest Delève ou « La parole dans l’espace… »

« Kakos est mon île ma résidence mon phalanstère
chaque page de ma voix
traversée par les balles de la misère humaine ».

Christophe DAUPHIN (L’Abattoir des étoiles).

Là-haut j’aurais voulu vivre longtemps sans redescendre… Ainsi s’exprimait Ernest Delève dans le poème ‘Notre Tour’[[Recueil : La Belle Journée – Éd. Georges Houyoux ; coll. de la Tarasque – 1953.]], imprimant sa voix dans l’espace et dans le double sillage Rimbaud-Éluard. De l’auteur du ‘Bateau Ivre’ il retiendra la nécessité de la Révolte ; de celui de Capitale de la Douleur : le ciment de l’amour fraternel.

Des ‘Tours’ ou de ‘Kakos-Utopia’ on peut discourir à perte d’infini puisque la poésie est avant tout ‘parole dans l’espace’[[Allusion au prix du Club d’essai de la Radiodiffusion Française : ‘La Parole dans l’Espace’, décerné à la fin de la guerre au poète belge Ernest Delève pour son long poème en hommage à Hiéronymus Bosch – peintre prisé des surréalistes – (Parmi les membres du Jury figuraient Paul Éluard et Jean Tardieu).]] , cet espace qui a englouti Delève jusqu’à l’oubli mais nous le restitue aussi, çà et là, au détour du temps, tel un astre fugitif nimbé d’un éclat exceptionnel.

On sait bien des poètes dont les œuvres sont inversement proportionnelles en qualité, comme en quantité, aux gloses abondantes et érudites qu’elles ont générées. C’est un phénomène connu. L’explication de cette bonne fortune réside souvent dans l’opportunisme de l’auteur lui-même, dans sa constante application à se préoccuper de sa notoriété et de sa postérité, autant que dans l’engouement d’une certaine catégorie de critiques pour le moins complaisants. On peut ici affirmer sans crainte que tel n’est pas le cas d’Ernest Delève si discret, si peu soucieux (trop peu) de la publication et de la pérennité de ses écrits. Il est de ces « horribles travailleurs » de l’âme que désignait, en s’y associant, le Voyant de Charleville. Les paysages que traversa Delève – leurs échos sur sa fine sensibilité – ne sont pas sans parenté avec les lieux où vécut le météore maudit des Lettres françaises. Ainsi les maisons, celle d’Ixelles, faubourg de Bruxelles où il naquit le 13 octobre 1907, celle plus tard du quai des Briques, près de Vilvorde, ne font-elles songer aux demeures de la famille Rimbaud dont celle du quai de la Madeleine, au bord de La Meuse ?… J’habite les reflets d’un vieux canal qui tremble / Fenêtres sans rideaux faites de frissons d’eau… écrivait Delève dans son célèbre poème ‘Nocturne’ (La Belle Journée) où l’on peut également trouver des accents proches de ceux du ‘Bateau Ivre’ : On a levé le pont pour que le soleil passe / L’Horizon comme un mort laisse un monde d’encens (…) Comme un coucher de voiliers noirs au fond des eaux / La nuit n’a plus de mâts pour promener ses lampes / On tend partout des chaînes dont sonnent les anneaux… // C’est la nuit le canal rêve déjà plus haut / Des noyés de naguère atteignent la surface… // On ferme les yeux le temps d’y voir plus clair / On ouvre les yeux le monde est transformé… // Ces fleuves sont unis où l’homme en lui les mêle / Pour t’embellir ô nuit d’un pavillon rebelle.

Cependant, la ‘rébellion’ de Delève est – et restera – d’une autre nature. S’il conçoit la nécessité d’une étape initiale, celle de la tabula rasa, on sent très vite que le ton de ce texte fondateur est celui du poète altruiste… Le ‘je’ de Delève n’est pas seulement recherche de ‘l’autre soi-même’, d’un ‘moi’ idéal au fond de l’inconscient – ou sa projection, dans une conscience supérieure – mais de ‘l’autre’ tout court son semblable, son frère humain. S’il décape les mots et en fait sauter les aspérités, s’il les rapproche pour créer des images fortes (et partant, dégager des ‘idées-force’), c’est pour en faire des pierres fraternelles destinées à entrer dans l’édifice commun, c’est pour trouver le chemin le plus rapide entre les hommes. Point de démarche égocentrée chez lui mais le souci et la volonté de participer à la construction d’un monde meilleur où règnerait la concorde universelle. Au Changer la vie de Rimbaud il préfère déjà le mot d’ordre de Marx : Transformer le monde. Un plan d’architecte dont on connaît la suite… On sent très vite qu’il adopte la ligne d’Éluard, se servant du verbe non comme le ‘Voleur de feu’ mais comme un ‘rassembleur d’hommes’ en route vers La Belle Journée, celle de la Cité Radieuse annoncée par une poésie communo-messianique dont il caressera souvent l’utopie sans jamais se départir de sa trajectoire ‘idéale’ plus qu’idéologique, en ce qui le concerne. Le ‘communisme’ de Delève se nourrissait surtout d’un humanisme profond. Il prônait les valeurs essentielles de la démocratie piétinées par la trinité infernale : Hitler-Franco-Mussolini. Il se rangea immédiatement dans le camp de ceux qui dénonçaient la montée paroxystique de l’antisémitisme, des xénophobies, de cette odieuse peste brune qui va trouver son apogée dans le nazisme avec ses infamies et ses barbaries sophistiquées. Nombreux sont ceux qui, à l’époque, se sont tournés vers la Russie de l’apôtre Staline, grand marchand d’illusions s’il en fut, glacial commanditaire de crimes à faire pâlir la moustache d’Hitler !… Mais, nous reviendrons plus loin sur cet engagement ‘à hauteur d’homme’ du poète de Pura Seta.

Ernest Delève, « un des grands poètes de ce temps » a raison d’affirmer Edmond Kinds, son témpoin et compagnon des jeunes années, grâce à qui nous pouvons nous représenter aujourd’hui ce que fut la vie du poète qui, très tôt, avait écrit sur un billet retrouvé : « J’ai choisi la solitude… ». Saluons et remercions au passage le regretté Pierre Seghers d’avoir publié en 1973 le remarquable essai d’Edmond Kinds[[‘Poètes d’Aujourd’hui’ Éd. P. Seghers N° 213 : « Ernest Delève par Edmond Kinds » – septembre 1973.]], devenu désormais la référence de base. Sans cette heureuse initiative, Delève serait probablement resté dans l’oubli où l’injuste sort l’a cruellement relégué. Edmond Kinds, au cours des premières pages, nous situe le décor qui vit naître et grandir le poète en herbe dont la précocité ne tarda guère à se manifester. La grisaille est la tonalité générale de ces paysages du Nord. Villes habillées de brique et d’ardoise, coiffées de ciels fuligineux, résignées dans leur triste vareuse, comme pour ne pas faire offense au sombre labeur des hommes et des femmes enchaînés à leur le quotidien : Gris voilés comme nos vies / Comme nos ciels comme nos eaux… […] Les arbres préfèrent mourir que rester en ces lieux / Les oiseaux échappent à tire-d’aile aux fumées / Et pendant que la ville s’enfume encore et se salit / Pendant que cette pauvre femme se consume et dépérit / Je sais qu’au loin très loin peut-être naît et grandit pour lui plaire une merveille / Une femme peut-être capable par sa beauté et sa santé de résister à l’enfer… C’est là le thème, si cher aux surréalistes, qu’aborde le poète, celui de la ‘régénérescence’ par la femme – avenir d’elle-même et du monde – Delève a retenu la leçon d’Éluard, son maître. Il suffit de rapprocher certains textes pour mesurer, dans le choix des vocables et l’élaboration des images, la dette qui est celle de Delève à l’égard du poète de La Vie immédiate ou de Cours naturel. À l’époque de La Belle Journée(Éluard n’avait-il parlé lui-même de ‘bonne journée’ dans un poème à Picasso ?), Delève lâche cette salve d’espoir : …Un fléau peut-être qui détruira tout pour permettre que s’élève une cité nouvelle / Un enfant peut-être sera plus fort que nous / Un peuple peut-être en qui grandit notre salut à tous. Vision idéaliste, naïve certes, conforme au credo du moment et à l’enthousiasme juvénile de l’assoiffé de justice qu’était ce poète montant.

Delève est issu d’une modeste famille, originaire de Nethen, petite commune proche de la frontière linguistique. Du côté de sa mère, on vient de la petite agriculture. Son père exerce le métier de menuisier. Il fait montre d’un certain talent en matière de sculpture sur bois et possède une clientèle d’amateurs. Dans un poème de Anniversaire du Merveilleux, Delève se souviendra : …menuisier mon père qui aimait les beaux outils brillants les beaux bois façonnés caressés longuement au tampon enivrant dont le parfum trouvait pour se poser mes îles […] Îles du vent corail Madagascar ténèbres Malabar rouge et or de la Chine jaune et grise… Les rapports qu’entretient Ernest avec sa famille son bons. De son père, il héritera du goût de ‘la belle ouvrage’ mais hélas, aussi, d’une santé fragile qui lui vaudra plus tard d’être exempté de service. On vit chichement chez les Delève. Les aléas professionnels, les privations consécutives aux guerres, la toile de fond d’une société qui peine, lui vaudront de connaître une enfance de petit pauvre. L’étiquette de ‘fils d’ouvrier’ lui collera à la peau lorsqu’il entrera à l’Athénée, une institution d’enseignement secondaire dont Napoléon avait été le promoteur (on y était réveillé au tambour). L’intelligence de Delève fera vite de lui l’égal de ses meilleurs condisciples. Il est taciturne mais ne manque pas d’un humour de pince-sans-rire et se montre volontiers facétieux et frondeur. Il aura d’excellents formateurs qui joueront un rôle décisif dans l’éclosion de son esprit. En particulier un certain Etienne, professeur de Lettres classiques, dont Delève retiendra les brillantes explications de textes. Sa méthode consistait à faire fond sur le poème lui-même et sa richesse, sans faire appel au contingent environnant. Ernest Delève fut sélectif dans ses inclinations littéraires. Il privilégiera les Grecs dont Pindare, Eschyle, Sapho qu’il lisait dans le texte. Il se tournera aussi vers des auteurs anglais comme Shakespeare (qu’il aura plaisir plus tard à traduire – comme il traduira Dante tout aussi bien) et William Blake. Pour ce qui fut de son ouverture aux écrivains et poètes français, il a eu comme tout un chacun, selon les époques, ses engouements : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, passèrent entre ses mains au hasard des promenades et des librairies visitées en compagnie de l’ami Edmond Kinds. Il pratiquera aussi les ‘petits Romantiques’ comme Aloysius Bertrand et Pétrus Borel. Il aura sa période ‘Poètes Maudits’ et affectionnera notamment Lautréamont et, bien entendu, Rimbaud, qui lui fera comprendre toute l’importance de ‘l’alchimie du verbe’. Il se forgea ainsi un large savoir et une belle érudition. Il fréquenta un certain temps l’œuvre de Proust, en particulier : Du côté de chez Swann et Les jeunes filles en fleurs, avant d’aborder ce qui fut la révélation : les ‘Surréalistes’, peintres et poètes.

En 1926, il entre à L’Université de Bruxelles, fondée – nous précise Edmond Kinds – à l’initiative d’une loge maçonnique et de son vénérable, Théodore Verhaegen, pour la défense de la libre pensée, à une époque où seule la séculaire et prestigieuse université catholique de Louvain dispensait aux jeunes esprits le savoir en même temps que les dogmes.

Delève y croisera Achille Chavée et Fernand Dumont, les futurs fondateurs du Groupe Surréaliste du Hainaut. De cette époque, dans l’amphithéâtre, datent ses premiers élans amoureux, d’abord contemplatifs et platoniques : chevelure ô blondeur or éclairé de pierres et qui finirent, au cours d’une chaude sortie estudiantine, entre les bras d’une ombre blanche – Aphrodite des rues lépreuses – qui le déniaisa. Elle ne savait pas, comme le fait remarquer Edmond Kinds, que son image fugitive inspirera le poète de ‘l’Ave Maria’ sacrilège de Je vous salue chéries[[Je vous salue chéries – Georges Houyoux Éd. – 1961.]] : Sur la misère une rue scelle les volets du doit et de l’avoir […] Pour occulter les mots banals j’écoutais chuchoter les ombres leurs lèvres de fard commercial vantaient leur bouche nue et sombre […] C’est alors qu’apparut mon ange plus belle que celle du mur était cette vierge de fange roulant ses diamants obscurs / Où mon destin va se cacher pour dépister la grande goule ou mon chagrin va s’étancher à l’heure où naît la vénus soûle / Pour divaguer jusqu’à survivre pour humilier mon désespoir taverne ô reposoir la vierge m’a dit de la suivre…

C’est à cette même époque que Delève va s’enthousiasmer pour André Breton et, parallèlement, pour Hegel et Engels, se concoctant un composé culturel détonant à base d’esprit révolutionnaire surréaliste, de rationalisme hégélien et de dialectique marxiste. Il en découle pour lui que la poésie devient, par excellence, l’arme du langage et se met au service de la cause de l’humanité opprimée. Tout naturellement ses premières tentatives d’écriture poétique vont voir le jour : le N° 2 d’une revue estudiantinne, Le Discobole, publie son premier poème : « L’Ange blond ».

Va suivre une période de grande effervescence littéraire avec, entre autres, la création d’une nouvelle revue (fusion de L’Éphémère et du Discobole) qui s’appellera Au Large. Elle n’eut que trois numéros. Kinds fait observer à juste titre que les premiers écrits poétiques de Delève sont déjà significatifs quant au travail sur l’image. Influence surréaliste, de toute évidence. Toutefois l’expression chez le jeune poète pêche encore par une richesse métaphorique excessive qui confine parfois à la mièvrerie, noyant le meilleur. Mais Delève apprend vite. Il se dégage de la ponctuation et s’oblige ainsi à un rythme intérieur plus rigoureux ; il a retenu la leçon d’Apollinaire. C’est le temps du bouillonnement, des influences multiples et croisées. Sa sensibilité s’irrigue de tous les apports de ses nombreuses lectures. Il cherche sa propre identité, la trouve, la perd sur un chemin semé de doutes. À chaque poète sa quête du Graal. Tout cela était prometteur. Des critiques, qui mirent la main sur la revue Au Large, signalèrent l’auteur de ces poèmes dont l’originalité ne leur avait pas échappé. Mais l’aventure – celle de la publication – s’arrêta net : …plus rien… Pendant trente ans, exactement, Delève ne devait plus publier une seule ligne ! Terrible constat que fait, en ces termes, Edmond Kinds. Ce silence – si lourd de conséquence – mériterait peut-être de faire l’objet d’une analyse. Certains pourront y voir une analogie avec le magistral ‘pied-de-nez’ aux lettres de Rimbaud, d’autres une manière de punition, d’autocensure (la publication considérée comme un luxe trop narcissique à ses yeux ?) ou de manque de confiance en soi et en son talent, le refus d’un ego trop envahissant ou, tout simplement, le souci d’assumer au plus vite son autonomie matérielle et d’avoir un métier ? N’oublions pas qu’il fut contraint de gagner sa vie pour achever ses études de Droit. Je laisse aux spécialistes le soin de faire des incursions posthumes dans l’inconscient delèvien. Je note que Kinds ne se perd pas en conjectures sur le sujet. Il prend acte de la chose. Il faut dire que si Ernest Delève ne publie plus rien à partir des années trente, il continuera d’écrire et d’accumuler des manuscrits.

En 1931, son doctorat en poche, il prêta devant la première chambre de la Cour d’appel le traditionnel serment d’avocat. Durant sa brève carrière de magistrat (elle prendra fin en 1934) Maître Delève se vouera à la défense de la cause des humbles et, comme on dit : ‘de la veuve et de l’orphelin’. Bien qu’il fût sérieux dans l’accomplissement de sa mission, la part passionnée de son esprit était ailleurs. Il écrit en secret. La poésie est l’âme brûlante de sa demeure intérieure.

En 1934, il entre comme conseiller juridique et secrétaire du Conseil d’Administration à l’Industrielle Vilvorde. Son père décède. Delève continue d’habiter le quai aux Briques. La guerre d’Espagne est sur le point d’éclater. Comme tout bon communiste, le poète participera aux organisations de soutien aux camarades républicains. Kinds fait ici mention du fait qu’à retour de Russie, en 1936 (c’était le temps des procès de Moscou), il s’ouvre à son ami Delève de ses appréhensions. Celui-ci n’entend point l’avertissement. La grande question du moment était à ses yeux la guerre d’Espagne non la critique de la ligne idéologique soviétique. En cela le poète – bien qu’il n’adhérât jamais au Parti – fut assez proche des positions d’Aragon.

Et c’est de nouveau la mêlée générale : la guerre de 39/45 et son cortège d’horreurs, l’invasion, la Belgique puis la France occupées, et le black-out. Delève va résister avec les mots, faisant de sa parole poétique sa liberté dans l’espace occulté. Une belle image et je suis heureux ! confiera-t-il un soir à son ami Edmond alors que celui-ci le reconduisait à l’arrêt du tramway.

La nuit, en solitaire, Delève collait sur les réverbères des billets revêtus de messages d’espoir. Leur contenu annonçait la Libération, la Paix, la Révolution. Elle vint enfin cette Libération tant espérée : Une clarté tendit sa toile / De mort à mort et d’ombre à ombre… Seule tache pour le poète : l’Espagne était tombée sous la dictature de Franco.

Et Edmond Kinds de préciser : Delève vivait sa déception. Un jour il me remit un long poème intitulé ‘Hiéronymus’ hommage à Bosch né vers 1450. Un poème clair, clamant son amertume, son indignation. Ce poème-là, il tenait à le voir publié. Je remis le manuscrit à Jean Tardieu, alors directeur du Club d’essai de la Radiodiffusion Française… On connaît la suite. Delève, dont le nom fut mentionné sur les ondes françaises, fut heureux et sensible à cette distinction. Il avait été entendu. Il écrivit une lettre à Éluard mais ne la posta jamais. C’était bien là le caractère de Delève.

À la mort de sa mère il prit possession d’un appartement plus accueillant que la maison du quai des Briques, situé sur la grande voie Vilvorde-Malines. Encouragé par la remise de son prix ‘La Parole dans l’Espace’ il mit la main finale à La Belle Journée et proposa son manuscrit à l’éditeur Georges Houyoux qui, avec le concours d’une subvention de l’Académie et du Fonds des Lettres, publia le recueil en 1953, orné de la belle couverure de Michel Olyff, dans la collection « La Tarasque » créée par André de Rache.

Delève ne nous aurait-il laissé que La Belle Journée, il eût été assuré de figurer dignement parmi les meilleurs poètes de son temps. En effet, les thèmes majeurs de son oeuvre – toujours sous-tendus par son idéal révolutionnaire – sont développés avec un foisonnement d’images-choc à rendre jaloux bien des surréalistes. Le livre se décompose en trois parties : Notre Tour, Hiéronymus, l’Écume et la Lie. Les poèmes s’y déroulent dans l’ordre inverse, fait remarquer E. Kinds.

La guerre est le premier thème abordé par l’auteur. Hiéronymus homme amer peintre de l’homme humilié prend valeur de symbole sous la plume de Delève. Il dénonce toutes les ignominies de Cet enfer à laisser percer sous chacune de nos traces mais il y amorce aussi le deuxième thème, celui de la libération : Une force sereine l’Espérance dans son halo fragile apporte l’aromate… Cette libération est aussi à saisir au second degré. Il s’agit de libérer l’homme par l’art et la poésie dont Delève sait évaluer le pouvoir cathartique, afin de retrouver …ce reflet d’âge d’or qui nous regarde en rêve…

L’éthique révolutionnaire – cet élan individuel et collectif – charpente la création de Delève. Elle est omniprésente, elle se devine entre les mots mais, plus souvent, se déclare. Le poète est un témoin engagé qui lutte pour instaurer la justice et redonner à l’homme sa dignité : … Eviter l’éclair affreux de la discorde / Et célébrer sur la plus haute tour / L’instant sacré quand les bâtisseurs de très haut / Verront tous les hommes semblables / comme des frères / Alors plus rien ne pourra t’empêcher d’exister / O splendide palais de la réalité. On ne peut s’empêcher de songer ici à cette grande aspiration à une Société idéale telle qu’un Jean-Baptiste Godin – architecte du bonheur – l’a rêvée (son ‘Palais Social’) et a eu le courage de réaliser son Utopie sous la forme du célèbre ‘Familistère’…

Cette belle Journée est bien exaltation de la vie : J’ai assez d’amour / Pour supporter la vie, pour renaître des cendres : Vivons à grands coups d’ailes blanches / Nos morts se couvrent d’avenir ; car Delève est avant tout un bâtisseur d’avenir : Nous y trouvons le jour il naît une blancheur / Une larme filante fait trembler l’horizon // Là-bas à l’orient aux terres fortunées / La Victoire s’envole comme une graine ailée. Bien sûr, la beauté dans son rôle fusionnel y est également exaltée. Elle n’est pas pour Delève simple ornementation mais vecteur ascensionnel, aspiration et passage à une existence supérieure : l’ordre de la beauté. Il s’agit d’affiner les esprits et les cœurs, de faire passer l’homme d’un état de conscience à un autre, du plan de l’émotion brute à celui de l’esthétique (ce qu’indiquait si bien Pierre Reverdy). La Journée doit être Belle pour exercer un charme positif sur les hommes et les éloigner de tout ce qui est laid et avilissant. Est-ce à la Poésie qu’il s’adresse dans “Ode à l’Odalisque” : Quand la conscience s’accroît / S’accroît d’autant l’inconscient / C’est la sagesse de ta beauté / C’est la beauté de ta sagesse… ? C’est tout naturellement l’image, l’image-connaissance, qui s’impose à Delève et devient sa ‘force de frappe’, son outil privilégié pour faire sauter la gangue des apparences et pénétrer au cœur des choses. Si Le poète recueille l’or de la belle Journée – à l’instar de Breton qui cherchait ‘l’or du temps’ – il lui faut une batée appropriée. L’image lave la réalité de toutes les scories qui empêchent de voir les pépites de la vérité étincelante et nue. Et les images de Delève sont puissantes et nombreuses : J’ai des ombres qui lessivent / Dans les étoiles des lavoirs… ; Le soleil au balcon est heureux dans sa cage ; ou : Le lac dormant dans les yeux donne assez de lumière / Pour faire fleurir nos profondeurs / dans les coins de la chambre… ou bien : À chaque fenêtre on verra / Une épave humaine prise / Dans les rets d’un vitrail d’art… ou encore : Ô mains heureuses du potier / Qui tiennent le mouvement des hanches / Pour amoureusement façonner cette Belle Journée… et ce vers : Un oiseau chante dans le poing du silence, etc.

Le thème de la fraternité occupe une large place, comme il se doit, chez ce poète noblement engagé. Il n’oublie pas sa dette envers Éluard, son aîné, poète fraternel qui chantait : Nous parlerons ensemble un langage sensible… Delève, sur le même registre, et dans le poème ‘Les Yeux’, clame : …Bleus à notre niveau / Bleus ouverts par les femmes / Bleus à la façon humaine / Bleus joyaux du règne de l’homme… […] Noirs de mine que sonde la lampe que je cherche / Noirs d’ouvriers aveugles travaillant sans relâche / A cacher les secrets que je dois découvrir… Delève rêve d’un bonheur partagé : On se regardait dans le blanc des yeux pour se voir purs. On se saluait par ‘Bouche que veux-tu ?’ Tout le monde se faisait des châteaux partout, même en Espagne… (Cocagne). Il ne lui échappe pas, et il nous le confie dans un élan rousseauiste quelque peu naïf et touchant, que la ville peut devenir un lieu de corruption et de malédiction (car le capitalisme, pour lui, y sévit plus qu’ailleurs !). Il lui oppose donc la Nature et a le cri que nous savons : Les arbres préfèrent mourir que de rester en ces lieux…, auxquels il substitue un décor qu’il appelle de ses vœux : Bleus entre le ciel et le bleu de nos eaux […] Bleus à la façon humaine / Bleus joyaux du règne de l’homme et ajoute pour nous en convaincre : J’ai un émetteur de mirages…

Considérant ce chantre de l’amour fraternel et de l’amour tout court, nous en venons naturellement à évoquer la femme qu’il sacralise et dont la place est centrale dans son œuvre. Elle est l’amour incarné, salvateur, purificateur. Elle est la rédemptrice, la médiatrice vers ce monde à venir que le poète éluardisant incante et auquel il aspire de tous ses vœux. Il est curieux de constater que la déferlante du communisme de ces années, à la charnière du XXe siècle et à la solde de Moscou, a produit des générations de militants – matérialistes athées – devenus paradoxalement des idolâtres d’une nouvelle religion : le Stalinisme. Delève n’a pas échappé à ce mirage : Vivez à grands coups de faucille / Vivez à grands coups de marteau… et encore, dans ‘La statue qui nous reste’ : Un peuple peut-être en qui grandit notre salut à tous… Des images surgissent dans notre mémoire, issues de ces films de basse propagande, où l’on nous montrait des femmes russes moissonnant joyeusement dans les champs, nous offrant leur clair regard et, sous un foulard, leurs cheveux de blé, leur éclatant sourire, fruits d’un bonheur promis aux inconditionnels de l’internationale et du nouveau genre humain… Vision idyllique qui a bercé bien des consciences – et non des moindres – de cette époque.

Ce qui compte, en définitive, n’est pas la récupération infâme d’aspirations pures mais que l’homme garde précieusement ce rêve au cœur – celui d’une humanité meilleure et d’une concorde universelle. À l’échelle de l’âge de la Planète, le genre humain est jeune et très imparfait, Et nous tombons toujours au fond de nos abîmes, constatait Delève qui ne manquait pas de lucidité mais préférait être un ‘éclaireur d’avenir plutôt qu’un défricheur de sentiers battus’!

La femme que célèbre le poète n’est pas celle d’un cliché politique mais ‘avenir de l’homme’. Elle possède L’art d’être la faiblesse / Qui met la force au monde. Et puis… et puis, il y a l’amour sensuel, l’amour-vertige, l’amour-passion de celle entrevue, que l’on n’aura jamais et qui garde cette ‘aura’ et se confond avec la poésie, La poésie qui se fait dans un lit comme l’amour[[La Route de San Romano – André Breton, 1948.]] , sous la lampe éternelle d’un rêve d’absolu et que Delève a fixé dans ces vers :

Je n’ai pas oublié la patiente incendiaire
Celle qui le soir tout à coup se met nue
Sa fenêtre éclairée est le miroir ardent
Où s’embellit le feu qui brûlera la ville

(“Lampe” – La Belle Journée)

Quelques années plus tard Ernest Delève se montrera plus critique à l’égard de La Belle Journée, de son lyrisme généreux, de l’emploi excessif de vocables parfois grandiloquents : ‘Victoire’, ‘Justice’, avec des majuscules. Il n’en demeure pas moins que ce livre est fondateur et révèle l’originalité du génie poétique de son auteur.

Au terme de cette bien incomplète approche de sa première publication, il convient de laisser la parole au poète lui-même. Voici le propos éclairant qu’il tient dans son prière d’insérer : Si la raison établit un rapport entre deux idées pour obtenir une troisième idée que l’on appelle un jugement, vrai ou faux, l’imagination, elle, établit un rapport entre deux images pour créer une troisième image, valable ou non. Cette image ne sera valable que si elle réussit à être la synthèse de ce que les deux images primitives contenaient de progrès virtuel, de germes perfectibles, de tendances vers le mieux, vers l’excellence, vers une existence supérieure dans l’ordre de la beauté.

Ernest Delève sera peu concerné par la sortie de son recueil et négligera même le service de presse. Il vit en réalité un drame sentimental sur lequel il restera très discret. Il a une liaison avec une certaine S. mais qu’il ne pourra épouser car elle était catholique et issue d’une famille d’un rang social supérieur au sien. À cela vient s’ajouter un appel anonyme semant des doutes quant à la fidélité de cette femme. La chose, qui ne fut pas avérée, prend cependant des proportions telles que Delève se mine et en tombe malade. Désormais quelque chose s’est brisé en lui dont il va garder une profonde blessure. C’est sous ces sombres auspices que verront le jour ses deux recueils suivants : Je vous salue chéries et Pura seta, respectivement en 1959 et 1961.

Il me paraît opportun de retranscrire ici deux passages éloquents, extraits des prières d’insérer des deux ouvrages :

Pura seta : Voici des poèmes où tout est saisi au moment ‘exquis’ de la prise de conscience du conflit à surmonter pour que le beau désir ne soit pas sacrifié et réduit à ne plus être qu’une humiliation secrète, profonde. Dans ce recueil on voit le désir battre l’obstacle pour conquérir son bien : Tout ce que l’amour peut sauver.

Je vous salue chéries : …un seul miroir où apparaissent successivement les deux faces de l’amour, l’une l’avilie, engendrant l’autre, la merveilleuse. […] Il s’agit de l’amour humain qui peu à peu prend conscience de ne pouvoir se réaliser complètement que si l’amour règne sur la terre. […] Ajoutons que ce livre est aussi un hymne enivré par une BEAUTÉ NOIRE.

Ernest Delève mettra deux ans avant de sortir de son gouffre pour nous donner ces deux recueils qui portent les stigmates de son calvaire intérieur. Il a travaillé d’arrache-pied (et sur trois recueils en même temps), essayant de surmonter sa souffrance et de sublimer son éros déçu. Il recrée son amour exaltant une femme nouvelle, merveilleuse, conforme à ses aspirations : Cette femme je l’ai créée elle est à moi / Trop belle maintenant pour les régions d’en bas / Œuvre d’art qui me rend la force et la santé… Il affirmera également : L’art est le réel lancé par l’imagination dans un devenir infini. Sa parole désormais transcendée, délivrée de la pesanteur du mal qui le minait, va retrouver sa véritable perspective dans l’espace poétique qui est le sien : Et ta poitrine où la soie pure / Donne des fruit à l’avenir… peut-il enfin s’écrier, son désespoir vaincu et reconquise sa joie de vivre.

Je vous salue chéries signe à la fois l’équilibre moral retrouvé et l’aboutissement de l’art personnel de Delève, en particulier dans le poème au long cours ‘Entre toutes les femmes’ : hymne enivré par une Beauté Noire, qui est certainement un des plus beaux poèmes de l’année 1961. Un chef-d’œuvre absolu, nous dit Edmond Kinds.

Ce sera enfin pour Ernest Delève la grande reconnaissance. Il aura ce mot, d’une lucidité bien à lui, traduisant à la fois sa satisfaction et le regret d’une consécration quelque peu tardive : Mon nom grandit, grâce à des poèmes d’amour au moment où je deviens un petit vieux.

Les Lettres Françaises – son hebdomadaire favori – vont le mettre à l’honneur. René Lacôte y salue la parution de Pura seta que lui avait fait remettre Aragon. Suivront de nombreuses critiques et des éloges[[Edmond KINDS, en 1963, dans le N° 9 de la revue Le Thyrse, notera : Il y a apparemment dans sa poésie deux veines : un lyrisme personnel d’une rare pureté, et l’âpreté d’une révolte fondamentale.
En avril 1972, le N° 24 de la revue Poésie 1 : La Poésie Française de Belgique, consacre quelques pages à Ernest Delève. On y trouve des indications bibliographiques suivies d’extraits de critiques signées de M. Thiry et A. Doms. Figurent également le poème ‘Avoir’ et un fragment de Je vous salue chéries.]] signés entre autres de Franz Hellens, de Marcel Thiry, ce dernier évoquant, à propos de la pièce centrale du recueil, le Cantique des Cantiques. Quant à André Doms, dans son anthologie Bruxelles Poésie publiée par ‘ l’Arbre à paroles’, il analyse l’œuvre de Delève en des termes fort pertinents : … la splendeur salvatrice de l’amour qu’apporta au poète certaine beauté métisse dont on ne sait rien sinon l’apparition, toujours bien bretonienne et très réelle ; ce surgissement d’une ‘hostie noire’ (selon Sedar Senghor) déclenche une purification dans le temps même où la société de l’argent poursuit sa corruption ; voilà certes du rousseauisme, voire une démarche baudelairienne […] l’amour d’un couple se fond dans une manière d’unanimisme passionnel.

C’est au cœur de sa période la plus sombre – Descendre / Descendre jusqu’au fond pour ne pas s’effondrer… –, alors que vacillait sa santé (accès de fièvre, insomnies, troubles auditifs pénibles : acousmates, – crises de mélancolie), et qu’il était sans emploi et fort impécunieux, que Delève a atteint l’acmé de son œuvre. Delève-Orphée accomplit sa descente aux enfers à la recherche de son Eurydice : ‘chérie’ entre toutes les ‘chéries’ qu’il salue, Femme d’entre toutes les femmes. Elle surgira sous divers visages, se métamorphosant pour, au final, se transsubstantier dans le cœur du poème : l’hymne delèvien, sa pierre philosophale, produit d’une alchimie de l’amour sublimé – Beauté Noire, obsidienne étincelante :

Hanches battantes comme un cœur hanches montant vos
longs calvaires je vous ai suivies naguère dépareillé par
le malheur
Ma vie était décomposée par un désespoir pris au prisme arc-
en-ciel de mauvaise plaie ma fin en quelques lignes
Quelques ratures colorées sur l’écran d’un texte fatal d’une
lettre atrocement vide je n’avais plus assez d’éclat
[…]
C’est alors qu’apparut mon ange plus belle que celle du mur […]
Ô toi qui es de race noire comme la fée de la lumière que
l’éblouissement fait voir splendidement sous les paupières
Hymne du soleil excessif qui chante l’ombre et la fraîcheur
Comme l’amant chante l’amante canéphore de la saveur
[…]

Dame de vie tu m’as donné cette révélation sublime de
l’inouïe réalité
Créant en moi le culte intime où tout ce qui m’avait quitté
revient pour recevoir la grâce du mauvais rêve qui s’efface
[…]
Je vois je vis je suis d’accord le signe pur d’intelligence du
réel séduisant le rêve du hasard enlaçant la chance a
cessé pour toujours d’errer
T’aimer c’est creuser son trésor te voir le découvrir à deux
C’est même trouvaille réelle c’est même désir lumineux qui
s’embue et s’achève en perle quand on se cherche au
fond des yeux
[…]
Je n’ai pas perdu l’équilibre j’ai résisté et j’en suis ivre
ô grand air de la joie de vivre
[…]
Alors beauté tu es venue […]
Tes yeux jardins construits autour d’un sourire mieux dessiné sur le
bonheur salive effaçant le malheur lèvres nourrices des désirs
Tes lèvres commençant à dégrafer ta chair tes yeux et leur
parure nuptiale de lumière
[…]
Noces venant de loin tentation de Saba à la robe velue fendue
de haut en bas
Fleur comme celle du corail au ventre des navires
Naufrage pour forcer l’île élue à s’ouvrir cette île où est l’accès
du bonheur sans mélange
[…]
Sirène noire aux dents de sel nous voilà échoués pour mille et
une nuits sur la première page toute blanche…

Dans cet hymne aux longues amplitudes océanes où le fruit de la sensualité ‘se fond en jouissance’ de vie, où l’amour est célébré dans les plus hautes harpes de l’inspiration, Delève se révèle frère des poètes au grand souffle, comme le furent un Senghor dans Hosties noires ou un Rabemananjara dans Lamba.

Fera suite un autre écrit, Pour apaiser la faim de loup des mots nocturnes, que l’édition refusera ; peut-être à cause des allusions politiques trop marquées… Delève se montrera lui-même assez critique sur les textes de ce recueil dont il regrette le manque de fougue, de passion. Il s’en ouvrira à Kinds.

Le poète nous donnera encore un beau témoignage de son génie avec L’Anniversaire du merveilleux qui demeure inédit et contient cependant de très belles pièces.

Delève retrouvera enfin une occupation stable grâce au service des Bibliothèques Publiques du Ministère. Il s’était déjà vu attribuer en 1961 une ‘bourse de travail’ par le Service des Beaux-Arts et des Lettres du Ministère de l’Education, ce qui lui avait permis de s’adonner, la conscience en repos, à sa création et de prendre quelques vacances sur la Côte d’Azur. Son quotidien s’était adouci.

La dernière phase de sa vie fut encore consacrée à l’écriture et à la réflexion sur la poésie On en trouve trace dans les lettres qu’il adressa à son ami Edmond Kinds.

Ernest Delève s’éteindra le14 juillet 1969 succombant aux complications d’une bronchite chronique à laquelle la cigarette n’était pas étrangère. Dans un carnet qu’il a laissé, on a retrouvé cette note sous la forme d’une question : Poésie : un reste de soleil au fond d’une fenêtre ou un germe de soleil ?

Ainsi et pour toujours s’identifiait le poète aux « reflets d’un vieux canal qui tremble ».

Ernest Delève, éternel insurgé, notre frère en mal d’Amour-idéal, en mal d’une Cité Radieuse où règnerait l’harmonie suprême entre les hommes… Delève, ‘chu d’un désastre obscur’, tel le poème, lave refroidie sur la page et que consume intérieurement ce feu inextinguible, celui qui transmute le plomb du quotidien en or – lumière de ta Belle Journée – nous te saluons ici, poète et te rendons la parole, celle de ton verbe créateur d’espace.

©Jacques Taurand

(Étude parue au n° 19 de la revue Les Hommes sans épaules, premier semestre 2005)

Mahamoud M’SAIDIE : L’Odeur du coma (éd. Librairie-Galerie Racine – 2005, 12 €)

La langue somptueuse de l’auteur de Mur du Calvaire (publié en 2001 par L’Harmattan) est celle de son rêve intérieur qui prend sa source à M’dé Bambao, aux îles Comores, là : « …où les miroirs d’eau continuent à nourrir les enfants de leurs reflets… ». Ce recueil, en deux actes : LUI, ELLE, yin et yang soudés, est un voyage scandé par les allers et retours entre la terre nourricière, celle des rites millénaires, et la terre d’adoption, celle de l’exil. Entre les deux, M’Saidie connaît ‘l’odeur du coma’ : « Il y a longtemps que j’ai appris à me baigner dans le liquide amniotique du sommeil… », qui est devenu son troisième élément – apesanteur poétique et salvatrice – état créatif où ses yeux sont tournés vers l’intérieur, face au kaléidoscope où se déploient la féerie des souvenirs et des ‘ombres étranges’ – archétypes de sa culture insulaire : « C’est depuis mille ans que je suis en contact avec des ombres étranges (…) Elle n’est pas ma muse mais ma tempête celle qui bouscule mes veines et réclame les chants de mes fibres intimes… ». Le principal mérite de ce livre est de nous donner à vivre une langue qui se fond dans les images exotiques les plus colorées, les plus épicées, les plus parfumées. Cette langue intègre tous les sucs de la Terre natale du poète, elle lui est verbe consubstantiel et le recrée ; elle transfigure, transmute et transcende la matière souvent rugueuse d’une réalité où les tensions et les conflits, on le sait, font partie du quotidien : « Il retrouve son souffle de naissance et son lait dans la profondeur des mers même les plus décharnées / Il a la carapace ruisselant d’odeurs salées des lisières et la ligne dorée des horizons suaves / Il dit que sa vertèbre est faite du bruit musical des algues et des mascarets » ou : « Dis-lui que j’ai des champs de parfums des aurores de miel qui versent leurs filets sur mon alcôve / J’ai des airs de balafon et des mélodies riches en fibres qui bercent la fureur des cailloux / J’ai la bénédiction de la magie que je conserve dans mon poing fermé… » Cette grande et vitale complicité avec les forces telluriques de son île originelle a fécondé la langue métaphorique du poète qui nous en livre ici tous les chatoiements et toutes les saveurs subéquatoriales : « Les algues devenaient de plus en plus exquises sous l’onde magnifiée par les radars du ciel (…) Ces algues étaient mes amies d’enfance celles qui m’entraînaient dans les abysses quand le soleil de midi fleurissait la mer d’Iconi… ». On aimerait citer et citer encore des passages de cette œuvre qui est une oasis de délectation dans la sèche grisaille de la poésie cérébrale du moment. Ce miracle tient probablement au fait que Mahamoud M’Saidie «…tient à survivre pour pouvoir vous apporter l’air onctueux de la terre et le minerai d’amour ».

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006)

Hélène CADOU : Si nous allions vers les plages (Rougerie Éditeur, mai 2003 – PNI)

Si nous allions vers les plages… Qui n’a pas été tenté de se retrouver, à de certains moments de son existence, sur cette avant-scène où le spectacle se joue à perte de vue sur l’immense foule des vagues ?… Hélène Cadou, d’une écriture volatile, à peine posée sur le sable de la page, moins que les pattes d’une mouette échappant à notre approche et ouvrant ses ailes vers un autre horizon, nous entraîne à sa suite, là où tous les souvenirs se nouent avec le vent dans la rumeur du grand large de notre destin.

Les paysages évoqués semblent sortir d’un keepsake des années Vingt, comme ces pâles photos parsemées de taches brunes : «…Ici / Elle se souvient / D’une époque / depuis longtemps jaunie… (…) Cabines de bain / Lignes géométriques (…) … le brocante des villas… (qui) … un instant surprises / retournaient à leur ennui… (…) …Les dunes s’écoulent comme des sabliers…(…) … Sur la promenade / Les regards / suivaient des robes / Envolées…(…) … Le garçon versait une menthe / Où se noyait la mer… (…) …Sur les balustres / Du grand hôtel / Le soir se penche… (…) … Chaise longue // …Après-midi / En creux… (…) … Absence / D’une forme / Devinée sur la toile… (…) … L’ancien bazar / Avait refermé / Ses portes // La ville / Lentement / Se rouillait…» Ainsi l’auteur tresse avec grande subtilité ces petites sensations qui font alliance avec les choses de la vie et remuent en nous les lames de fond de notre mémoire. Puis se succèdent des pages que l’on contemple comme les albums des différentes périodes de cette vie que l’on sait prématurément brisée par la disparition de celui qui n’avait que trente et un ans – mais toute une œuvre accomplie – lorsqu’il entra dans la nuit… : « Il manque à sa place / Et nul ne peut le voir / Même en pleine lumière // Puisqu’il est à jamais / Dans la perte et l’oubli / Dans le silence du regard // Et même si vous brûlez / Si des pas fébriles s’attardent // Il manque à sa place. »

« Cette journée de la terre / Que l’on voudrait éternelle… », Hélène Cadou nous l’offre ici pleine « Des fleurs des fruits et des sèves » qui irriguent une âme et une vie transcendées par la lumière d’un grand partage en poésie.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006)

Jean CHATARD : Pour le plaisir des hirondelles – textes sur des dessins de Claudine Goux (Éditions Soc et Foc, septembre 2005 – 12 €)

Voici un petit livre dans le sillage de Totem (qu’avait fait paraître le regretté Marcel Chinonis en 2001) et qui nous donne – tiré par le même attelage d’auteurs de talent – de bien agréables pages à lire et à voir. Le titre est déjà une figure aérienne dans le vent de l’inspiration. Page à page, jouant de l’empathie, nos deux artistes vont se contempler dans le miroir ami afin d’y trouver l’autre ‘je’, celui des mots ou, vice versa, des formes et des couleurs. Il s’agit, bien entendu, d’un certain regard, subjectif, que porte le poète sur l’objet dont l’image prend alors, dans le collage des mots, un second sens et se recrée en l’autre. Une manière de « bivouaquer sur l’autre paysage » Cette entreprise est toujours vouée aux écueils d’une interprétation qui s’éloigne ou au bonheur de celle qui se rapproche – selon la perception que chacun peut avoir du sujet appréhendé. Mais, l’exercice est intéressant et mérite d’être tenté avec ses chutes et ses envols pour le plaisir des hirondelles de nos yeux. À ce titre le texte, sans titre d’ailleurs : « Attentif à l’instant… » mérite une halte car il cerne bien le personnage inquiétant qui lui fait face « …seul dans la rapsodie du froid (…) Muré dans l’heure (…) austère et scrupuleux (…) coincé dans son miroir (…) il a peur du regard ».

Le trait d’humour n’est pas absent de ce livre d’heures et de couleurs où la vie joue ses variations sur la palette ou la page, passant du dessin au dessein, des formes à l’intention d’en décrypter le sens. Le « Repas de famille après le dessert » sur une composition de beiges et de bruns fort réussie, retient l’attention pour son émouvante cocasserie. Comment qualifier la création de Claudine Goux… Du néo-Cobra revisité par l’art négro-africain ? Peut-être… L’important est le partage : « Elle a cassé le geste elle a / donné sa voix à ce nouvel écho… » dont le poète a su s’emparer, le métamorphosant en chapelets de mots juchés sur un fil, telles des hirondelles, pour notre seul plaisir.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006)

Suzanne LE MAGNEN : Le Pain de ma lampe – (Préface de Jean Joubert – Éd. du Soleil Natal – Collection Nouvelle Tour de Feu – Mai 2004, 98 pages : 10 €)

Dans sa préface, Jean Joubert nous éclaire sur l’itinéraire poétique de Suzanne Le Magnen de même que sur l’évolution de son style dont les variations sont perceptibles au fil des cinq parties qui constituent le recueil. Il a raison, en conclusion, de souligner que c’est une ‘voix juste et sensible qui nous parle (…) pour l’émotion et le partage’. On se sent immédiatement en bonne compagnie avec cette poésie qui se garde de ‘poser’ mais pose des accords authentiques, ceux du ‘cœur émietté de sa lampe’ de femme et de poète. La lampe, symbole riche est ici associé au pain – deux vocables qu’avait su marier Eluard – et dont Suzanne Le Magnen nous donne plusieurs déclinaisons à partir de ce qui pourrait être son Art Poétique : Le pain de ma lampe (p. 21) : « Je voudrais que ma poésie / ait la franchise d’un coup d’aile / la confiance de la maison / suspendue le soir à la lampe…». L’enfance évoquée, son « Galop perdu dans ma mémoire… » ce rêve enfoui dans son ‘grenier’ personnel, le poète se questionne : Qui es-tu ? Janus ? (pp.14 – 15) prenant ainsi acte et possession de son double visage : « … quelle est la femme qui écrit / quelle est cette autre qui regarde / tomber les graines de ma lampe… » Consciente de sa mission de poète elle va donc poursuivre son interrogation mais, cette fois, au plan de la création, de son mystère et de ses avatars : « J’ai pour faire tourner le fuseau du langage / délivrant mes pensées comme un peuple d’oiseaux / des mots au cœur noueux patinés par l’usage… (…) … la maison appareille à la moisson montante / avec son feu qui bat pavillon sur ma main ». (On ne peut, ici, s’empêcher de songer au célèbre : ‘J’appareille tout seul vers la face rayonnante de Dieu’, de Cadou.) SLM va donc nous faire participer à cet obscur et ingrat combat avec la page blanche : « Parfois le fil se tend / le bouchon plonge / la tension du fil me traverse / je lutte pour remonter / l’ange ferré à l’hameçon / Le fil se rompt / L’ange replonge en ses eaux-mères… » Certes on n’accouche pas toujours ‘du dieu Pan’, fait-elle remarquer, mais il y a tout de même, poursuit-elle, ‘des jours de grâce’. Ainsi ces petites réussites : « Je trime dans les ports à débarder mes ombres / Je fais escale dans tes yeux ». N’est-ce pas en effet le but de tout poète, de faire un instant escale dans les yeux du passant-lecteur ? Ou encore : « J’écoute dans mon sang / le tambour de la terre / J’incube la musique / les galops de la pierre… (…) … sur l’autel où la voix / vient promulguer l’éclair… (..) … Dans le pain le blé / a fait son chemin ». Je préfère personnellement ces petits chemins – plus proches de la voix ténue, compacte, d’un Louis Guillaume – que certaines métaphores, quelque peu émoussées, faisant partie de la panoplie d’un ‘merveilleux’,
d’une chevalerie de carton-pâte, d’images-chromos, d’un Graal en cristal d’Arques où fusent à l’excès les vocables ‘étoiles’, ‘fables et chantefables’, ‘galops’, ‘sirènes’, ‘coups d’aile’, etc. À la manière
discursive, parfois trop narrative du poète, je préfère la forme ramassée, celle des poèmes de la cinquième partie : ‘Un pas vers la lumière’ : « … /et que le marbre se déroule / et se met à transpirer / aux commissures des lèvres / comme lys à travers la peau » ou : «Toute écriture est une colonne en marche ». De bon ton, également, ces textes où le poète manie l’humour-dérision : « Il faisait beau sur la planète » : « Dieu lui-même en tablier bleu / qui de l’autre côté du zinc / d’un coup d’éponge magnanime / effaçait toutes les ardoises » ; ou encore l’apesanteur chagallienne de : « Photographie d’une vie » : « De la fougue du champagne / gicle un petit violoneux / qui propulse dans la danse / cavaliers et cavalières / la mariée flottant au vent / en haut du mât de cocagne » Oui, le meilleur de Suzanne Le Magnen me paraît résider dans ces pièces brèves comme « Faire front » : « … tu cherches au fond de toi / dans le noir affouillé / le feu qui te recentre / À travers pulpe et peau / le noyau irradie / tout l’obscur à brûler / dans le fruit qui se forme ». Là, à mon avis, se trouve le meilleur pain de sa lampe.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)

Jean-Philippe AYZIER : Ici là & ailleurs (Édition ‘Les Caillochonnes : Association pour l’Art en tous Lieux’ – Coll. « Poésie contemporaine » – avril 2003 – 9 €)

Jean-Philippe Ayzier, peintre et poète nous donne ici à lire et à voir. De son écriture, toujours proche de la toile et de ses couleurs à géométries variables, naissent des visions entées sur un réel incertain qui ne tarde jamais à dériver sur le fleuve de l’imaginaire du poète : « …selon l’humeur qui vous habite en ces instants de solitude où les couleurs conditionnent la vision que l’on prête au monde environnant pour y trouver un peu de soi-même dans l’insignifiance d’un paysage aux allures de monochrome véritable toile de réflexion… ». Ce petit livre, finement conçu, nous offre une succession de textes en prose ou en vers qui sont des sortes de jetées, des promontoires vers le large des rêves. Le voyage intérieur se confond avec l’espace appréhendé sur le seuil du banal quotidien. Surgissent alors les contrées mythiques les plus lointaines que l’on croyait perdues et qui ne sont qu’enfouies dans l’inconscient et les songes endormis de l’enfance : « …Légendes échappées des livres dorés (…) … Il est des contrées que vos pieds n’ont jamais foulées et pourtant vous les vivez avec l’assurance du grand voyageur… » Ces notations, qui nous transportent au-delà des océans prennent parfois l’allure d’un carnet de voyage où sont consignées sensations et impressions à la manière d’un Blaise Cendrars qui s’amusait parfois à faire se télescoper ses échappées lointaines avec son paysage familier : « … Îlot de banlieue / Sous le parfum du soleil d’Orient / Ceci n’est pas un leurre… (…) … Et le balai des pigeons / En rase-mottes / Au-dessus des têtes / Dix-huit heures déjà / Le flot des voitures s’accélère / Le vent d’avril balaye les songes… ». On se laisse inviter au voyage, ‘ici, là et ailleurs’, on tourne les pages, désireux de découvrir la suivante, avec ‘un cœur nomade’. On se laisse transporter sur un marché d’Asie, ou vers l’antique Greyhound ou cette Amazonia inquiétante avant la chute toujours inévitable et le retour au banal décor, avec néanmoins l’espoir qu’une « nouvelle vie se dessine / À l’avant des nuages couleur d’ardoise ». On reste parfois sur sa faim, je veux dire sur celle d’une écriture que l’on souhaiterait plus débridée, moins disons « discursive »… Mais, n’anticipons pas sur le prochain voyage de Jean-Philippe Ayzier !

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)

Jacques FERLAY : Aller simple – Préface de Paul Van Melle (La Lucarne ovale Éditions – Avril 2005 – 12 €)

Oui, Paul Van Melle a bien raison de souligner que l’œuvre de Jacques Ferlay – un des rares poètes qui ne font pas de bruit mais de la vraie poésie – est ‘déjà imposante’. Emile Ducharlet, sympathique et efficace éditeur ‘qui monte’, nous propose ici, joliment relié et portant en couverture « Quatre jeunes filles sur un pont » d’Edvard Munch : ‘Un aller simple’ (qui vaut largement le prix du billet !) Si « L’humour est une tentative pour décaper les grands sentiments et leur connerie » comme l’avançait Raymond Queneau, alors, ici, à chaque page, ces grands sentiments sont passés au ‘Karcher’ de l’humour Ferlaynien. Un humour tendre, parfois un brin caustique, par seul souci de rester pudique – une qualité de nos jours en voie de disparition. Cette suite de textes forme une galerie de petits tableaux dont chacun nous offre une scène de la vie à la meilleure manière du poète. Tout son art consiste, partant de l’objet et de sa préhension sensorielle, à dériver vers l’abstrait, autrement dit à passer finement de la chair savoureuse du vécu à la subtilité de l’esprit. Je suis très admiratif de ce talent – dont j’avais déjà noté les heureux effets dans d’autres recueils – qui, s’emparant de notre ordinaire le hisse soudain au plan de l’extraordinaire. N’est-ce pas précisément cela la poésie : un regard qui habille de neuf cette réalité que ternit l’habitude : « Sur la table des dimanches / deux cygnes de porcelaine / offrent la lumière du sel, / larmes séchées de la mer / sur la joue de la Terre.» (Révélateur) ; ou : «Dans l’évier de pierre usée / où baignent navets et carottes / elle retrouve dans ses mains / la caresse des toilettes d’enfants… » (Pot-au-feu) ; ou encore : « Dans l’ombre anisée du bistro / de vieux copains peut-être récents / jetaient sur un tapis lie de vin / aux réclames éteintes / tous les atouts d’une vie avare. » Ce poème, qui a pour titre ‘Dame de cœur’, ne serait-il pas un clin d’œil au Cézanne des ‘Joueurs de cartes’ ? Mais le ton de ce recueil peut aussi – sans se départir de l’humour ou de l’ironie – plaquer de graves accords : ainsi dans ‘SIDA’ ou ‘AVATAR’ ; car Jacques Ferlay, en douceur et délicatesse, sait évoquer la détresse aux multiples visages ou le questionnement existentiel de l’humain bipède, cette angoisse métaphysique qui peut s’appeler ‘aller simple’ au jeu de la marelle qui nous ‘dépasse’ : « C’est encore loin le ciel ? » Feu Jacques Simonomis n’aurait probablement pas rougi d’être l’auteur de ces poèmes, en particulier de la pièce intitulée : Jardin Public (un petit chef-d’œuvre de compagnon-poète). Allez ! Prenez votre billet, vous ne serez pas déçu de ce voyage en Ferlaynie – même si vous devez revenir par vos propres moyens !

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)