Hervé DELABARRE : Effrange le noir, éd. Librairie-Galerie Racine, 2010 – 15€.

Un livre étonnant. Il faut lire ce long poème d’une seule volée à peine fragmentée pour la respiration. Ici, compacité et éloquence soigneusement évitées, avec naturel et sans effort apparent. Ici, libre cours à une parole que l’on ressent plutôt pointes colorées, légères touches à étendre l’imaginaire dans les champs de l’entrevision. La géométrie ténébreuse d’un espace démultiplié pour les sens, le sombre éblouissement de leur plaisir – que tout porte à croire entretissé de douleur – concertent la nuit d’un Éros mêlant sa sourde menace à un irrésistible attrait.

Comme dans la sophistication d’un collage, il est fait appel, avec le plus grand bonheur, à tout un attirail lexical tiré de la pure convention sadomasochiste ou encore du kitsch de la transgression et du sacrilège : lèvres d’une poupée, perles qui saignent, stèles brisées, croix défaites, inaccessible outrage, le fouet (bien sûr !), la déchirure des seins, épaule marquée au fer rouge…

Le décor, le costume, eux aussi, paient tribut à une tradition de perversion élégante et, pour tout dire, aristocratique et décadente : parc à l’abandon, statue d’Hécate, revers glacé d’un habit, boudoir et bibliothèque… Des Esseintes n’est pas si loin.

Des animaux – fabuleux de proximité – observent la scène :

Une main somnolente
Remonte le long des cuisses
Suivie du regard hypnotique
Du chat sous la table

Et surtout de multiples êtres emplumés (corbeau, pic épeiche, chardonneret…), acteurs ou témoins obligés, parsèment le parcours nocturne.

Nous ne voudrions pas que les éléments ci-dessus de l’analyse, sorte d’inventaire structural à l’excès, dissuadent en rien d’approcher ce très beau poème dont le charme et la puissance oniriques persistent longtemps après que le livre a été refermé. Ce fut l’aventure d’une nuit du monde (de toutes les nuits ?). Ce fut aussi l’entremêlement du réel des sens et du réel de l’esprit, ce qui érige le rêve en réalité et conduit aux espaces du surréel. Enfin, une émotion se dégage, d’autant plus forte qu’inattendue dans un texte à première vue « distancié » : les dernières pages tremblent dans l’incertitude des « délits » qu’aura couverts la nuit et sur lesquels la demeure fantomatique appose les « scellés » :

Des souvenirs peut-être

Mais le regard
La mèche de cheveux
Le sang encore humide

Est-ce bien un souvenir
Ce corps

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Jean-Vincent VERDONNET : Dernier fagot, Rougerie, 70 p. – 12 €

Ouvrant le dernier recueil de Jean-Vincent Verdonnet, on est envahi par un sentiment de tendresse qui ne nous quitte que longtemps après avoir tourné la dernière page. On connaît de Jean-Vincent Verdonnet la plus grande partie de son œuvre, également publiée par Rougerie, « Où s’anime une trace », et c’est chaque fois la même émotion, la même possession de la terre et des hommes qui habitent le cœur et l’esprit. Le pessimisme de Jean-Vincent Verdonnet n’est pas à démontrer ici, mais les vers sont tant bellement versés à ce dossier de la tendresse que je ne puis m’empêcher d’en citer quelques extraits.

« Mais un écho inespéré
a tissé lentement sa toile
dans les yeux qui ne verront pas
la grande nuit gagner le monde »

Après une éblouissante existence vouée à la poésie, Jean-Vincent Verdonnet se retourne et considère avec un certain humour la philosophie qui le tint debout parmi les poètes.
« Dernier fagot » ? Sans doute ! mais d’un bois précieux.

« Chaque mot que tu as laissé
dans le cœur battant d’une page
t’empêche de mourir vraiment »

Un livre dense, conçu par un poète ouvert au monde qui se crée, ouvert au monde qui s’en va.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Michel PASSELERGUE : Ombres portées, ombres errantes, « Le Semainier » / Éd. du Petit Véhicule) 90 p. – 12 €

Il y a tellement à puiser dans un livre de Michel Passelergue que l’on ne sait plus très bien quel vers choisir en exemple afin de donner corps à une pensée dont la richesse côtoie la générosité avec un égal bonheur.

Dans ce nouveau livre, «Ombres portées, ombres errantes», (Éditions du Petit Véhicule) qui fait suite au volume « Le sang étroit » (GRP), Michel Passelergue en effet, reprend ses thèmes favoris, bien conscient du « feu qui sombre » en chacun de nous.

« Et jour après jour noire langue
se vide
à pétrir tant d’oubli, tant d’usure »

Le livre se divise en une douzaine de séquences et chacune se plie à une écriture qui exige beaucoup du créateur afin d’aboutir à un juste équilibre entre chimie des corps et harmonie des mots du poème.

On pénètre dans l’univers de Michel Passelergue si l’on veut bien admettre ses relations privilégiées avec la science. Le fait qu’il ait été rédacteur en chef de la belle revue, aujourd’hui disparue, de Gérard Murail, « Phréatique », et qu’il s’intégra au GRP (Groupe de Recherches Polypoétiques), est un élément très significatif de sa démarche qui gouverne par la seule authenticité.

« Le drap respire encore
où la lumière secoue
en vain toute son écume »

Proche du « Centre », cette poésie « bouge l’espace » devant le miroir du temps. Ombres et lumières, ici, se confondent.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Marie-Josée CHRISTIEN / Guy ALLIX : Correspondances, Éditions Sauvages, 130 p. – 13 €

Dans la collection « Dialogue » et sous une couverture signée J. G. Gwezennec, avec le portrait des deux auteurs dessiné par Jacques Basse, Marie-Josée Christien et Guy Allix entament pour nous un dialogue poétique qui, certes, n’a rien de neuf en tant que tel, mais qui apporte, par la qualité des intervenants, une vision originale de la Poésie d’aujourd’hui.

Marie-Josée Christien a fondé la revue « Spered Gouez / L’esprit Sauvage » en 1991 et participe activement aux diverses manifestations de la ville de Carhaix, en Bretagne.

Quant à Guy Allix, outre la dizaine d’ouvrages poétiques publiés, il se produit sur scène avec le pianiste Olivier Mélisse dans le groupe « Glenn Mor ».

Tous deux ont la fougue des amateurs et la maîtrise des seniors. Ils ont de la Poésie une haute conception. Ils ont de la poésie une conception qui tend au dialogue et à l’échange dans la générosité de l’être humain.

Comme toujours dans ce genre d’exercice, la différence entre l’un et l’autre enrichit le propos et c’est un grand plaisir d’assister à leurs joutes aussi amicales que constructives.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Jacques TORNAY : Gains de causes (L’Arrière-Pays, 1 rue de Bennwihr, 32360 Jégun)

Une gravure originale de Claudine Goux accompagne les exemplaires de tête de cet ouvrage de Jacques Tornay qui, dans la cinquantaine de pages nécessaires à l’épanouissement de son œuvre présente, s’attarde avec une complaisance constructive sur des faits anodins qui, sous l’impulsion du créateur deviennent des événements essentiels.

«Quand la nuit s’assied à nos côtés
dans le noir quelque chose toujours s’élance et pour finir nous rencontre.»

Les vers, à l’image des gestes, sont ici à l’échelle humaine et la sophistication n’est pas une question de forme mais de fond, d’intime. Jacques Tornay avance dans le vaste domaine poétique avec cette assurance propre aux hommes de bonne volonté dont la simplicité naturelle n’affecte en rien le travail syntaxique.

« Je pressens un bonheur dans l’écheveau incandescent de la broussaille en août aux alentours de quinze heures,
et l’éternité qui trottine jusqu’au bout de l’étang pour en revenir
imprégné d’une odeur d’algues fraîches.»

« Gains de causes » entrouvre les portes, déplace les ombres pour mieux montrer les richesses d’une nature aux aspects multiples dont l’être humain dispose sans en être toujours conscient. Les poètes, mieux que bien d’autres, savent unir les gains que leur apportent les causes en marchant allègrement dans la clarté des textes.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Jean-Claude TARDIF : La Nada (Nouvelles pour l’Espagnol), Le Temps qu’il fait, 31 rue de Segonzac, 16121 Cognac cedex – 96 p. – 15 €.

Partagé entre prose et poésie, Jean-Claude Tardif dispose d’un éventail assez vaste pour s’affirmer dans l’une comme dans l’autre de ces disciplines et cela nous vaut alternativement la publication de poèmes (« Dans la couleur des merles » – LGR – , « À contre-fruits » – Éditinter –, « Les Tankas noirs » – Rafael de Surtis –) et celle de nouvelles et de récits (« L’homme de peu » – La Dragonne –, « Louve peut-être » – La Dragonne – et aujourd’hui : « La Nada »).

Avec « La Nada », Jean-Claude Tardif semble régler des comptes avec ses origines et c’est, dès l’abord, une saisissante photo de Robert Capa qui orne la couverture de ce superbe petit ouvrage. On sait, dès lors, que les thèmes abordés seront I’Espagne, le peuple espagnol, la guerre, l’enfance, peut-être…

On ne peut oublier ce visage, ce regard dur et volontaire que les six nouvelles de Jean-Claude Tardif font revivre au gré de la sensibilité et des souvenirs. Si l’on y trouve l’ombre superbe de Louis Guilloux et celle de Lény Escudero, ces nouvelles sont surtout construites autour de silhouettes anonymes et de mélancolie.

Ces nouvelles, par leur simplicité narrative, rejoignent l’espace secret où la mémoire se fait légende, où la réalité épouse chaque phrase, chaque mot, chaque silence. Le passé, ici, devient tangible et prend place dans l’histoire du peuple qui souffre et combat afin que les hommes et les femmes de l’avenir s’éveillent à l’amour.

Chaque livre de Jean-Claude Tardif est un petit bonheur d’intelligence et de talent. « La Nada » ne faillit pas à cette règle.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Claude ALBARÈDE : Un chaos praticable, peintures d’Alain Dulac, (éditions L’herbe qui tremble, 25 rue Pradier 75019 Paris).

La pratique du poème de Claude Albarède nous a habitués à cette manière sensible qu’a le poète de creuser son poème comme on pénètre la matière du monde, à cette manière si particulière de faire surgir les blessures et les douleurs humaines en écho à celles trop nombreuses de la planète.

Son nouveau recueil, « Un chaos praticable » nous semble avoir atteint des zones de non-retour. Claude Albarède nous offre ici des poèmes d’une rare intensité où chaque mot coïncide avec le sens que le poète pressent de son dire.

La forme adoptée du poème en prose nous semble réfléchir exactement le sens de ce qui est donné à voir et à découvrir et son rythme, intimement lié aux pas du locuteur, l’accompagne dans ces chemins, sentes, et errances multipliées au travers du Causse ardéchois, lieu d’origine du poète.

« Cette marche ardente » ne conduit pas seulement à la finitude malgré les ruines et tous les précipices rencontrés, elle conduit vers un chaos, « Un chaos praticable » car générateur d’un nouveau monde, tout au moins dans l’esprit du poète. Marcher, avancer car « il te faut trouver l’homme interminable » jusqu’à « la pesée du couchant »

Le poète s’interroge et interroge le monde. Suivre un chemin de terre c’est pour lui suivre un chemin d’humanité, approcher des maisons habitées, ressentir les battements des vies toutes proches. « Un bout d’affection avec les fleurs » surgit avec beaucoup d’émotion dans le poème afin de le partager avec la nature et ceux à qui il n’est pas donné de pouvoir l’appréhender.

Albarède parle du monde avec amour, un amour tremblant, comme le brin d’herbe, comme les pierres (Guillevic n’est jamais loin) mais un amour d’autant plus tragique que le poète sait comme tout être humain que tout doit disparaître. Alors il lui faut devancer le chaos, croire en une sorte d’éternité, croire au-dessus de tout qu’il y a de « Possibles futurs » malgré que : « Comme des mots qui n’ont pas fait poème les ruines n’en finissent plus… »

Mais une chandelle reste toujours en veille sur les chantiers poétiques d’Albarède, une petite flamme qui éclaire des sentiers encore praticables au milieu de ronciers épineux, de contre-pentes et d’à-pic qui l’appellent à toujours confronter ses mots à la pierre, à attiser les feux du camp, pour retourner chaque matin à la source. Cette source que nous espérons intarissable.

Les peintures d’Alain Dulac accompagnent très justement les poèmes d’Albarède dans un jeté de pierres, d’entremêlement de racines, de big-bang praticable lui aussi, dans ses douceurs et ses violences. Tracés du peintre et du poète cheminent sur les sentes éclatées du monde, à l’infini de l’approche plus concrète de son devenir.

©Monique W. Labidoire

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Henri VANDEPUTTE : Lettres à Félix Labisse 1929-1935, édition établie par Victor Martin-Schmets, avant-propos et repères chronologiques par Jean Binder, (244 pages, 25 €. Éditions Rafael de Surtis, 7, rue Saint-Michel, 81170 Cordes-sur-Ciel).

Henri Vandeputte a approché Utrillo, Modigliani, Apollinaire, Marie Laurencin, Picasso. Il a défendu Zola au moment de son célèbre procès de février 1898. Il fut cité comme témoin à décharge au procès d’Henri Guilbeaux accusé d’anarchisme. Il a correspondu avec Gide, Max Jacob, Claudel, Francis Jammes, Henri Ghéon, Maeterlinck, Mallarmé. Il a rencontré Mistinguett, Chaliapine. Spilliaert et Labisse ont peint son portrait. Il fut l’ami d’Ensor, de Ghelderode, de Crommelynck, de Paul Neuhuys, de Max Elskamp. Il a fondé et dirigé quatre revues auxquelles collaborèrent Camille Lemonnier, Verhaeren, Gide. Il a collaboré lui-même à plus d’une centaine de revues et de journaux. Sur le plan matériel, il est devenu l’un des principaux actionnaires des Palaces d’Ostende. Il a accumulé de fabuleuses collections. Il fut riche, puis pauvre, parce qu’il finit par tout perdre, victime de son addiction au jeu et de la crise de 29. Sur le plan professionnel, il fut commerçant, éditeur, professeur, agent de publicité, secrétaire de casino, journaliste, directeur de galerie d’art, libraire, bouquiniste, mais avant tout poète, mais aussi romancier, critique et chroniqueur. Il servit de nègre à Willy et écrivit des romans populaires sous différents pseudonymes. Né à Bruxelles en 1877 et mort à Ostende en 1952, Henri Vandeputte, cet écrivain belge d’expression française, est aujourd’hui méconnu et oublié. Personnalité hors du commun ; écrivain qui s’est toujours tenu à l’écart des écoles littéraires, les traversant sans adhérer à aucune, Henri Vandeputte ne méritait pas le purgatoire. Victor Martin-Schmets a consacré de nombreuses années à l’en tirer, notamment avec sa monumentale édition des Œuvres complètes de Vandeputte (éd. Tropismes) en douze volumes (près de 6000 pages). Cette édition est aujourd’hui épuisée, mais Victor Martin-Schmets, n’en poursuit pas moins son travail sur le poète. Avec le précieux concours de Jean Binder (éminent spécialiste, nous le savons, des œuvres de Félix Labisse et de Lucien Coutaud), il publie aujourd’hui, dans une très belle édition, avec un superbe cahier iconographique en couleurs, les lettres de Vandeputte au peintre Labisse ; lettres qui témoignent d’un âge d’or (celui d’Ostende, la « reine des plages », ville cosmopolite du début du XXe siècle) que la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale allaient faire disparaître. Ces lettres sont un témoignage non négligeable sur l’essor et les débats artistiques de l’époque, et bien sûr à propos du poète Vandeputte, du peintre Labisse et de leur entourage.

©Karel Hadek

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Alba ROMANO PACE : Jacqueline Lamba, peintre rebelle, muse de l’amour fou, traduit de l’italien par Pascal Varejka, Coll. Témoins de l’art, (320 pages, 23,50 €. Gallimard, 2010).

Jacqueline Lamba (1910-1993) est la jeune femme qui, une nuit, décide d’aller à la rencontre d’André Breton, ainsi qu’un chapitre de L’Amour fou en témoigne. Pendant la Nuit du Tournesol, le 29 mai 1934, Jacqueline Lamba provoque sa rencontre avec André Breton au Café Cyrano de la Place Blanche. « Je l’avais déjà vu pénétrer, écrivit Breton, deux ou trois fois dans ce lieu : il m’avait à chaque fois été annoncé, avant de s’offrir à mon regard, par je ne sais quel mouvement de saisissement d’épaule à épaule ondulant jusqu’à moi à travers cette salle de café depuis la porte… Ce mouvement, que ce soit dans la vie ou dans l’art, m’a toujours averti de la présence du beau. » Avec lui, elle flâne jusqu’aux premières lumières du matin dans un Paris enchanté. Quelques mois plus tard, elle devient sa femme, la mère d’Aube, unique enfant du poète. Breton dédie à Jacqueline ses œuvres L’Amour fou, L’Air de l’eau, Fata Morgana. Muse de l’écrivain et des photographes surréalistes, Jacqueline Lamba est surtout, et tout d’abord, une artiste d’un talent remarquable et d’une exceptionnelle sensibilité. Dans sa peinture se reflètent le courage et la passion d’une femme scandaleusement belle et rebelle qui a su se révolter contre les valeurs conservatrices de la société, en vivant toute sa vie dans l’art et pour l’art. Elle a été en contact avec les plus grands artistes et intellectuels du XXe siècle : Antonin Artaud, Claude Cahun, Marcel Duchamp, Max Ernst, Frida Kahlo, Dora Maar, Picasso, Diego Rivera, Jean-Paul Sartre, Trotsky et beaucoup d’autres. Elle a vécu à une époque de grande effervescence artistique, littéraire, révolutionnaire. De Paris à New York, du Mexique à la Provence, de Marseille, où elle se réfugie à la villa Air-Bel avec d’autres intellectuels de l’Amérique du nord, où elle a fait plusieurs séjours avec son deuxième mari, le sculpteur américain David Hare. Jacqueline Lamba traverse des lieux et des moments fondamentaux de l’histoire. Protagoniste du passage du sur-réalisme à l’expressionnisme abstrait américain, son art, comme sa vie, est avant-gardiste, lyrique, provocateur, car comme elle l’écrit dans son Manifeste de peinture, Jacqueline Lamba a toujours vécu et peint « au nom de la liberté et de l’amour ».

©Karel Hadek

Note de lecture, in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

À Céline Varenne

Un jour – enfin il faut s’efforcer d’y croire – découvrira-t-on les poètes de l’invisible, ces anonymes de nos années. Ils ont vécu, ils sont passés sans être vus et leurs œuvres, disponibles, se tiennent de l’autre côté de la barrière. À la fois trop impatients, trop sauvages, trop indifférents, ils n’ont ni cherché à être approchés, ni eu l’idée de s’approcher. Sans peut-être le formuler explicitement, ils considéraient que la poésie se suffit à elle-même. En art véritable, elle les abreuvait assez, nourrissait assez les jours à vivre. Visible ou invisible, qu’importe finalement ! La perception sociale d’un ouvrage est un simple attribut qui n’intervient ni dans sa production, ni dans sa permanence. La participation à l’économie humaine, seul bien ayant valeur, s’inscrit dans un registre plus élémentaire, qui arrose les mots et le souffle de vie sans autre motivation que de faire ‘le job’. On peut s’étonner de cette discrétion souveraine, mais n’est-ce pas le propre de l’essentiel des activités humaines qui participent à la communauté sans que l’œil de la conscience publique jamais ne les effleure ? Et puis, il y a dans la poésie un devoir d’avenir, une nécessité de se détacher du présent, et ce devoir participe de son invisibilité, non qu’il s’y trouve l’orgueil de prendre part au progrès en se prétendant en avance sur ses contemporains, mais elle élabore un rapport au temps qui résiste à toute logique d’enchaînement. Pourquoi ce poème aujourd’hui plutôt qu’hier ou demain ? Soudain le poème est là et encore là et toujours là, et seule son inscription dans la durée force l’arpenteur du jour à percevoir et accueillir sa présence.

Une des vertus à se retourner un jour vers ces poètes invisibles sera de découvrir dans leurs œuvres une profonde liberté d’esprit comme il en fait soif aujourd’hui. Ce jour – s’il se produit – mettra sûrement en lumière la poésie de Céline Varenne et on trouvera alors goût à la lire et la réciter ; d’abord parce qu’elle contient des poèmes dont la justesse est faite pour s’imprimer dans les mémoires ; ensuite, parce que sa construction à la fois simple et rigoureuse est un appel à la liberté de l’imaginaire et de l’esprit ; enfin parce que la poésie de Céline Varenne porte la trace de quelques-uns des fantômes qui hantent et interrogent nos jours.

Trois poèmes pour une anthologie

L’œuvre d’un poète forme un ensemble dont les lecteurs assidus aiment à parcourir les paysages, se recueillir devant tel angle de vue, se déplacer, entendre ici d’autres notes, recevoir là d’autres parallèles, les quitter, y revenir. Ainsi peut se comprendre l’injonction de Jean-Pierre Rosnay, dont Céline était une amie proche : « entrer en territoire de poésie ». Chaque poète met à jour un nouveau territoire, le cultive et l’entretient. Mais chez quelques-uns émergent des poèmes qui débordent le territoire. Ils en sont issus, ils en ont toutes les marques, mais ils s’en distinguent par la puissance singulière qu’ils dégagent. Le poète a disparu, le poème respire par lui-même, cherche secrètement les mémoires qui sont prêtes à l’accueillir pour qu’il déploie sa pleine mesure.

Céline Varenne peut se targuer d’être à l’origine de quelques poèmes de cette nature qui trouveraient leur place dans une anthologie des poètes invisibles. Je ne prétends pas, bien sûr, être exhaustif, mais on ne peut pas citer Céline Varenne sans faire référence à son Christ Jaune [[« La couleur confisquée », Paris, Librairie-Galerie Racine, 1998, p. 77.]]

« Christ jaune
cloué sur le bois
dont on ne sait pas
s’il est vide ou non
creux ou plein (…)

Christ jaune
parent des corps écartelés
de l’enfance égarée
des empires disparus
et de l’aurore boréale (…) »

Le poème est simple, quatre strophes de onze vers qui vont leur chemin sans se retourner, sans commentaire, bien conscients de ce qu’ils ont à faire et qu’ils entreprennent sans faillir. De même, dans le même recueil, le poème Troupeaux d’Èves, qui fait toucher la puissance lyrique et nerveuse de la poésie de Céline :

« Troupeaux d’Èves chassées de l’Éden
Vous les effarées les blafardes les crépusculaires
Les orphelines »

Je retiendrai aussi le poème Océan indien tiré du recueil « Les Tambours du sel », qui fait mémoire d’une rencontre passionnelle avec la terre de la Réunion :

« Je hais l’amour que j’ai pour toi
Qui me lie comme une souche
À ta colère
Qui roule sec
Dans le toboggan de tes chairs (…)

Je hais l’amour que j’ai pour toi
Qui les jours de grand chaud
Encolle mon corsage
À pleine pulpe (…) »

On trouve dans ces poèmes la vitesse propre à la poésie de Céline Varenne, sa puissance évocatrice servie par une maîtrise technique sobre et efficace. Avec ce poème, elle s’inscrit dans la poésie des îles de l’océan indien sous la figure tutélaire de Robert-Edward Hart. On retrouve la puissance des images, l’ardeur et la brutale élévation vers des spéculations les plus hautes et on a envie de les faire dialoguer et lui, répondre à Céline au sujet de cette île :

« Tu es la beauté première
tu es l’adolescence
l’essence
de cette joie de vivre et de ce désir de mourir (…) »
[[« Mer Indienne », Île Maurice, The General Printing & Stationery CY, LTD, 1925, La journée mauricienne p. 10.]]

D’autres poèmes respirent dans ma mémoire comme Poème à rebours[[« La sandale broyée », Paris E. D.P, 1990.]], qui s’inscrit dans une veine de poème en prose, ou sa version des hommes du sud, Les hommes, avec ce cri sensuel « Laissez-les moi mon Dieu. »

Dans l’atelier du poète

Il peut paraître inconvenant de parler de technique en poésie. La décence voudrait qu’on laisse pareilles préoccupations d’arrière-cuisine aux universitaires qui ont choisi d’en faire leur métier. Après tout, le poème vaut pour lui-même, que nous importe les procédés plus ou moins perceptibles qui parviennent à le rendre singulier. Sauf que, le public habitué à lire les œuvres par l’entremise de ces doctes passeurs, a besoin qu’on guide son œil et son oreille pour découvrir le relief d’une œuvre d’art. Il suffit de se rendre dans un musée pour constater tout l’appareillage dont on entoure un tableau pour qu’il parvienne jusqu’au public. Donc, ne boudons pas notre plaisir tant l’art de Céline Varenne se prête à l’exercice par la simplicité et l’efficacité des moyens employés.

La langue de Céline Varenne est économe en verbes qui fournissent comme deux ou trois photographies. Entre deux verbes, se succèdent des descriptions rapides, qui accentuent la distance, le décalage entre les verbes. Cela donne un peu une première photo, la description saccadée d’une scène ou d’un paysage, et une seconde qui révèle combien les choses ont avancé entretemps. Exemple : « il portait / haut sa tête sèche / à la peau fendillée (…)/ son âme était en fête »[[« La couleur confisquée », p. 13.]] Première photo décrivant non une personne, mais un glacier – enfin on le suppose puisque tel est le titre – les détails hésitent entre un regard amusé et une sereine miséricorde puis, décalé, rapide et ferme, un éclatant « son âme était en fête » qui éclabousse la description première, la fait jaillir autre et la suspend brutalement puisque le poème vient de s’achever. Parfois le verbe est à la fin pour arrêter la description et l’ouvrir comme une note qu’on prolonge. Parfois le verbe est au début et on use jusqu’à l’extrême son potentiel de vie jusqu’à l’éteindre comme par étouffement : « La main s’exprime / plus que le visage / mais le pied / moins contrôlé / cherchant le laid / pour fuir le beau à l’heure tue (…) »[[« Tireur de langue », Roumanie, Galaxia, 1995, p. 42.]] Bien sûr, l’emploi des verbes chez Céline Varenne ne se résume pas à ces schémas simples, reste qu’il est une des pièces clefs de sa poésie. En lui, repose le rythme secret de chaque poème. Dépouillé du sens ou de l’action, il porte la charge du souffle qui est l’identité profonde du poème.

Une autre caractéristique de la poésie de Céline Varenne tient au choix provocant de sa palette de vocabulaire. En un mot, elle aime à mélanger les genres, à touiller les registres : les mots recherchés et les mots simples, les mots de l’écrit et les mots de l’oral, les mots qui s’opposent deux à deux, se disjoignent, s’ignorent. La provocation est souvent flagrante, joyeusement excessive : « un troupeau de blancs pachydermes / passait dans le brouillard »[[« La couleur confisquée », p. 25.]] ou « d’une main conductrice / l’aède vous débusque »[[« La couleur confisquée », p. 81.]]… Parfois, elle est subtile, un léger décalage qui colore le vers d’une mélancolie de clown triste : « va-et-vient de l’ange »[[« La couleur confisquée », p. 71.]]. Parfois aussi, se dégage une simple étrangeté, une bizarrerie qui interroge le lecteur : « imploration à la rudesse / d’un calvaire breton »[[« La couleur confisquée », p. 70.]]. Dès La sandale broyée, on note chez Céline une attirance pour la langue parlée, en particulier pour les expressions locales qui avivent de leurs couleurs le poème. Au fil des recueils, la tendance se précise jusqu’à plonger entièrement dans l’oralité de la langue pour y puiser sa force et son étrangeté. Le recueil bilingue franco-roumain Tireur de langue est un manifeste pour déloger la poésie de son terrain naturel. « Dur d’être poète / un casse-gueule / dur d’entrer dans la peau de ses victimes »[[« Tireur de langue », Roumanie, Galaxia, 1995, p. 35.]]. En effet, la recherche n’est pas esthétisante, ce n’est en rien la nature de la poésie de Céline Varenne, mais une volonté de se décentrer, d’aller vers l’autre. La provocation n’a rien de gratuit, bien sûr, elle abrite une volonté d’accueillir l’étrangeté de l’autre pour ce qu’il est, une fidélité à la différence qui ne peut s’enclore.

Dernier élément technique que je voudrais dégager, c’est la qualité des vers de Céline Varenne. Ils sont brefs, peu d’enjambements, des cellules de sens et de couleur qui reflètent bien la brièveté et la rapidité de sa poésie. Ils affichent également un mélange de fermeté et de fragilité. La fermeté est souvent donnée par le choix d’allitérations qui rend l’unité insécable, la fragilité par la suspension du vers qui découvre un premier sens, presque inavoué, pudique et dont le sens complet, englobant, est repoussé dans l’unité sémantique de la strophe ou du poème, ce qui retarde la compréhension d’ensemble, qui semble comme hésiter à se dire. Deux vers, très simples, arrachés de la gangue de leur poème m’ont marqué car ils contiennent deux affirmations prononcées à voix basse : « Il n’y a que l’errance / comme lieu de vie »[[« La couleur confisquée », p. 98.]] et « Je suis le grain / dans la terre consentante »[[« La couleur confisquée », p. 107.]] Le reste des deux poèmes ne vient pas recouvrir ou amoindrir leur affirmation, mais la chanter, la parfaire en la dégageant de tout pathos. Il ne s’agit pas de peser sur le lecteur, juste de lui ouvrir la force du dire en vérité, de découvrir la force fragile de la franche simplicité.

La foi sauvage

La poésie de Céline Varenne se regroupe autour de quelques thèmes forts. La mer est omniprésente : ses odeurs, ses impulsions, ses humeurs traversent la poésie, arrière-plan incontournable qui inscrit le mouvement comme composante première : « je suis d’écume / l’âme y danse »[[« La couleur confisquée », p. 95.]] peut être lu comme une déclaration de principe, mais aussi comme une découverte toujours étonnée de soi-même. Il y a aussi la couleur blanche. Elle est un thème. Certes, la palette de Céline Varenne use avec générosité des couleurs. Elle bariole volontiers ses vers, et pourquoi retiendrait-elle son goût pour le foisonnement et l’exubérance ? Mais blanc, pour le poète n’est pas une couleur. Il agit comme signe qui veut suspendre le temps, ouvre à des intérieurs plus intimes, plus immobiles. Le vers se fait plus méditatif, plus douloureux. S’ouvre aussi avec le blanc, le pays des morts et des fantômes. La neige, chez Céline Varenne, a affaire directement avec la mort et son mystère. Elle n’est pas de ce monde mais comme une porte secrète vers un autre monde qui attire et effraie à la fois.

Autre thème que je retiens : l’ample matériau religieux qui gît désarticulé dans la forêt de ses poèmes. Il porte son enfance, ses espérances et sa rage. Il dialogue avec son regard critique sur le monde. Il nourrit son ironie, ses rêves. Me touche son poème Je rends heureux, qui est une réécriture sensible et sensuelle de la parabole des talents :

Heureux les bonimenteurs, les prodigues, les visionnaires, les proscrits, les petits hommes verts, vagabonds à l’enfance volée; ils atteindront l’île-royaume.
Heureux les paumés, les étranges, les douleurs; ils seront aimés.
Heureux la rêverie aquatique, le rire des amants mouillés.
Heureux les dos blancs miraculés des femmes nues (…).

On y retrouve la rêverie insolente du poète, sa liberté pleine de fraîcheur et d’utopie. On peut y trouver aussi la trace de l’encombrement de nos jours où traînent les blocs énormes d’une culture chrétienne effondrée. Disparates, illisibles, omniprésents, ils étonnent car en se rapprochant de chacun, quelque chose vibre encore, quelque chose parle encore. Et ils n’ont pas leur pareil pour nous solliciter et nous interroger nous-mêmes. Sauf que désormais leur figure d’ensemble est impossible à redessiner, sinon de manière fantasmée et repoussante tant ils semblent plein d’intransigeance, de dogmatisme et de morale étroite. Aussi, aux âmes qu’une foi sauvage nourrit encore, une césure s’est opérée. Foi et religion sont à jamais séparées. La seconde offre un paysage de ruine, la première erre et murmure une méditation blessée, à la recherche non pas d’un refuge, non pas d’une nouvelle institution, mais d’un engagement à renouveler auprès de ses semblables, des déshérités, des naufragés du vivre-ensemble. Quoi d’autre pourrait nourrir et faire vibrer une âme ardente qui veut encore croire à un destin de paix et de fraternité. Finalement, Céline Varenne retrouve les premiers ferments de la foi qui ne reposent pas sur les frayeurs de la nuit, mais sur les chants d’exultation, de louange et de révolte que les premiers hommes ont poussé en découvrant leur liberté face aux forces de la mort, une espèce d’acquiescement et de confiance en la vie ensemble.

Pour conclure, je pourrais raconter les nombreuses anecdotes que je partage avec Céline. Nos promenades sur la plage de la Baule, son sourire de joie narquoise, ses colères aussi brusques que généreuses ; mais, je ne voudrais pas déflorer son statut de poète de l’invisible, son anonymat que les jours d’aujourd’hui lui ont construit et qui sont le lot de tant de poètes. Après tout, pourquoi pas ? Qu’importe dans le fond, tant que le poids de cet anonymat n’entrave pas le verbe du poète. Un jour – faut-il le croire ? – ces artisans de l’ombre apparaîtront comme ces maîtres de l’art primitif, soudain neufs dans des yeux plus jeunes de sept siècles, neufs et libres de toute biographie. Reste, face à soi, leurs tableaux simples, présents, et qui nous écoutent, muets, se parler à nous-mêmes avec les mots qu’ils nous ont prêtés.

©Pierrick de Chermont