La Ville noire de Nicolas Idier

D’abord une écriture qui se saisit du lecteur, l’entraîne dans un mélange de sympathie trouble et de feinte indifférence, avec une maîtrise qui se surprend elle-même. Une écriture irisée de références, s’en défendant presque, hésitant à y croire. Une écriture véloce, au-devant d’elle-même ; l’espace est si grand et il y a tant de pages en attente d’une rencontre. Et voici qu’une écriture se fait voix, le sait, en est presque gênée.

L’histoire maintenant. Un homme mort, mais bien vivant, raconte sa vie qui se prolonge dans une ville de Tanger si proche et si lointaine de sa jumelle. Mais la question court au long du récit. Est-ce vraiment une histoire ou sommes-nous face à une longue métaphore filée ? Qu’est-ce qui prévaut ? Le plaisir simple de raconter, de surprendre, de piéger ou l’espèce de parabole qui n’ose se dire, ce murmure profond qui choisit le sommeil et le rêve pour se dire ? L’auteur aura-t-il l’audace de se dévoiler, le peut-il sans saborder l’ouvrage ? La tension qui traverse les pages tient à cette interrogation. Où sommes-nous entraînés ? Quelle musique nous verse-t-on ? Le trille potache ou la peau sourde du tambour ? Son personnage rentrera-t-il dans la ville ou restera-t-il devant ses portes, enivré à distance par ses formes et sa couleur d’objet littéraire qu’on tripote pour s’interroger sans en payer le prix. La réponse n’est pas univoque, vacille au gré des pages, hésite avec élégance car l’auteur a perçu par-dessus son épaule le souffle du lecteur qui s’est confié à lui. Alors, il converse, l’auteur, parfois s’échappe, revient plein d’un désarroi rieur. N’est-ce pas assez déjà, le poids de ces soliloques ? Ne supportent-ils pas assez de vérité ? Que peut-on dire de plus sans trahir ce pauvre bien commun, ce maigre humanisme qui nous rassemble ? C’est pourquoi l’auteur préfère la figure du fou, celle qui provoque un attroupement, rapproche les uns des autres mais le condamne à la solitude et au silence. Le lecteur sourit quand le grelot s’agite. Mais quand le grelot s’arrête, aussitôt nous l’oublions.

Un des thèmes du livre est la vie, bien sûr ; la vie entrevue à partir de la mort. Mais comment la nommer ? La vie après la mort, la vie après la vie, ou la mort avant la mort ? La question surprend finalement ; nous croyions bien la connaître, la vie, surtout depuis qu’on a repoussé la mort un peu plus loin, à l’ombre de notre quotidien. Avec La Ville noire, comme il est étrange que la question se fasse si neuve sur nos lèvres ; et comme elle devient étonnante cette vie, dès lors qu’elle n’en finit pas et qu’on ne puisse plus en sortir, et que les gestes accomplis d’un côté de la rive ont encore cours de l’autre côté ; comme elle nous effraie, la vie, dès lors qu’on ne peut plus s’en défaire, tellement elle nous colle, et tellement mieux que notre chair à la plastique si incertaine !

Un autre thème pourrait être celui de la foi – encore qu’on n’écrive pas un roman sur ce genre de sujet, dira-t-on. Ici, il ne s’agit pas de croyance en Dieu, ou d’une spiritualité en open source, mais de la foi au sens d’un assentiment donné à un travail sur soi. La question soulevée est simple : est-il possible de vivre homme au milieu des hommes et vivre sa foi ou vivre de sa foi ? La réponse elle aussi est simple : de son vivant, c’est difficile, mieux vaut y répondre une fois mort car la pression des autres est moindre et le temps plus lâche. Certes, le prix à payer est une solitude un peu plus longue et un désarroi épuisant, mais à tout bien peser, comme il n’y a que cela à faire… Le personnage écrit donc sa vie pour essayer de répondre à cette question de la foi ; il doit évoquer la conversion ou non de sa vie à quelque chose d’innommable. Aussi il en parle sans en parler. L’affaire se joue en creux. Du coup, le récit parle du geste ou de la geste d’écrire, c’est plus convenable. On file subtilement une métaphore sur la littérature. On fait face au même mécanisme qu’on trouve dans L’Art français de la guerre où pour affronter le récit des guerres coloniales, on fixe l’attention du lecteur sur les dessins du capitaine Victorin Salagnon. Question d’époque. Ici, au fil des pages, on affronte la question de la foi sur tous les tons jusqu’à celui du blasphème, avec une gratuité dessinant en secret une forme d’hommage qui sied bien à la nature profonde de la foi, honore son tempérament sauvage et profondément libre. Foi et liberté ne sont-ils pas synonymes ?

L’amour est un autre thème qui se propose à la méditation d’après-lecture. En le découvrant au gré des pages, on pense à la définition proposée par Octavio Paz : l’amour est cette disposition intérieure qui ouvrant par l’autre au mystère de sa propre singularité, son autreté, dit le poète, fait découvrir l’existence des âmes, la sienne et celle de l’autre. Mais l’amour nécessite de croire à ces figures du monde, produites par le monde, et qui lui résistent en se distinguant de lui. Le personnage y croit-il ? Oui, mais alors malgré lui. À ce titre, La Ville noire est ce livre qui enregistre la propre surprise du narrateur devant tous ses éclats d’âme qui lui remontent au fil de la plume.

Revenons à cette histoire de pages à écrire, attardons-nous sur ces travaux d’écriture auxquels doit se livrer le narrateur, complaisons-nous à ces échos borgésiens d’un univers du livre qui rassemble tous les écrits et unit si étroitement les morts et les vivants. Après tout, ne sommes-nous pas invités à nous lancer dans ces conversations qui nourrissent si bien l’intelligence et telles que Dante les voulut dans les Limbes, en compagnie des esprits les plus brillants qui peuplèrent cette terre ? Mais, il semble que l’objet du propos soit moins le thème de l’écrit que celui de la libération de son âme au moyen de ce véhicule, de la dessiller et de la rendre visible à l’autre, fût-il vivant ou mort, fût-il Dieu ou le diable ! À cette aune, le personnage hésite, recule, retourne à la dialectique des corps, à celui de l’érotisme dirait Paz, à cette grande plage de l’imaginaire qui reflète la nature et offre un premier cadre à communauté des hommes. Mieux vaut finalement ne pas se libérer. La pitrerie pourrait suffire. Reste cette soif et cette faim inextinguibles, cette attente qui semble commune à la vie et à la mort et n’en finit pas ; reste ce mouvement à oser, cette impulsion à recevoir qui élance et fonde la foi et l’amour. Le roman s’arrête avant. Il jette la clef dans un éclat de rire qui s’éteint.

Pour finir, on pourrait tirer des parallèles entre les deux livres sortis cette année, David Grossman, Une femme fuyant l’annonce, et Nicolas Idier, l’un confirmé, l’autre jeune premier. Dans les deux cas, on trouve une écriture soignée, travaillée, un goût pour la virtuosité technique qui laisse peu de place au hasard. Du bel ouvrage. Frappe également une disposition similaire vis-à-vis du lecteur. Les deux livres sont résolument tournés vers lui. Il ne s’agit plus de questions angoissées, d’objets littéraires se suffisant à eux-mêmes, de mise en batterie de concepts esthétiques ou encore de forages furieux d’une énigme obsessionnelle, mais d’écritures qui misent tout sur l’appel du lecteur, sur son interpellation et espèrent une écoute en retour, un écho humaniste. Le lecteur a sa place. Il est attendu. Il dispose même d’une certaine liberté, car il est partie prenante. Autre point commun : dans les deux cas, le récit avance entre des blocs de symboles et de mythes qu’on essaie vaguement de réveiller, de circonscrire, de métamorphoser sans trop y croire. L’écriture les approche, les observe, se garde de les saisir puis repart, les ruminant distraitement. Mais, ce fourmillement d’allusions, ces jeux de correspondances voilées, au bout du bout, jettent une ombre sur les pages, produisent une énergie fébrile qui électrise le récit et lancent une note sourde qui n’ose se dire à pleine voix. Autre rapprochement : pour Idier comme pour Grossman, une place singulière est donnée à la sensualité, et plus crûment au sexe. Dans les deux cas, il joue un rôle d’ancrage, il est le point ultime de la réalité quand tout cède ; il offre, il promet une ouverture vers le champ mystérieux et indicible de l’existence. Sans lui, tout ne serait, peut-être, que silence. Dernier point commun relevé sous forme de différence formelle : chez Idier, nous sommes face à un monologue car il n’y a pas assez de temps pour attendre l’autre. Il y a une espèce d’impatience avide. Chez Grossman au contraire, seul l’échange existe, pas moyen de lui échapper ; il est une plaie nécessaire, purulente, une souffrance inépuisable, l’unique existentiel possible car soi-même n’existe que pour se vivre dévoré par l’autre. Dans les deux cas finalement, il s’agit d’un état d’esseulement profond, d’une solitude face à des voix qui, telles des chants d’étoiles brûlent d’une charge spirituelle qui ne sait ni comment se dire, ni à qui, ni pourquoi. Elles produisent une lumière qui les consume. On voudrait les rejoindre, les toucher, s’unir à elles fraternellement, ici, ou là-bas.

©Pierrick de Chermont

Paul FARELLIER, Une odeur d’avant la neige (L’Arbre à paroles, 2010, 12 €).

Après l’état de stupeur provoqué par la perte, le souvenir des disparus, « Père et Mère, maintenant si jeunes », introduit au mystère du passage, à sa réserve d’insoupçonnable et au travail de la mémoire. Lorsque « la chair s’en va », que l’on appartient désormais à la « patrie des séparés », comment « flairer du sens à l’abîme » ? Mais le froid n’a pas encore tout recouvert et l’appel aux âmes de ceux qui furent, le déboulé de leurs visages, leur petite musique intermittente nous investissent comme d’une « odeur d’avant la neige ».

« Tout près de jamais », « Intérieur de l’ombre », « Parole en silence », « Couleurs sous la nuit », « Sans lieu ni date »… les titres des chapitres sont des fanaux. Ils constituent aussi des frontons où vibrent les paradoxes, et inaugurent des chambres d’initiation. L’auteur y mesure l’intensité du temps vécu, la chaleur des promesses (ou de la promesse) qui clignotent en s’estompant, la guerre perdue et gagnée de vivre, en délicats foulages, comme autant d’empreintes d’oiseaux sur la neige.

Pour Paul Farellier, même si l’âge avive la plaie de l’« horloge de poussière », toute vie « se tresse d’éternité » grâce au pouvoir des mots. Car, s’il est conscient de « cette folie// d’ajouter de la parole au monde », le poète n’en doute pas moins que soit sage « l’obstiné silence ». Alors, les mots, « leur pas sur le vide », pour une « soigneuse lumière », nous aident à compenser « la belle jeunesse animale », à nous faire oublier « l’instant déganté » et à tenter de capter et de dire qui parle dans notre voix.

Sans doute, les « violences d’un sang » sont-elles devenues peu à peu des objets à ranger dans notre musée intérieur, mais la grâce du poème n’est-elle pas de nous aider à entendre « le
brasier » qu’elles consumèrent, et à nous prolonger afin de nous faire « débusquer la lumière jamais traduite » ?

Le beau texte de présentation de Véronique Daine, en quatrième de couverture, résume bien la singularité de cet ouvrage émouvant et pudique, l’un des meilleurs de son auteur.

Citons ce poème :

Et si je ne vivais là / qu’en demi-solde d’un endormi, // dans le demi-rêve d’un réveil, / dans la demi-vie d’une autre mort, // malgré ceux de la maison / qui savent la date et l’heure, // infiltré dans les tentures, / entre les pages du livre, entre les lignes, // et dans l’âtre vague de l’hiver, / avec ceux qui peuplent d’étincelles // ce frottement de brindilles, / les jeunes pousses d’un feu entre les pierres ?

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Yves MARTIN, Le ciel s’envoie en l’air (Librairie-Galerie Racine, 2010, 15 €)

Le travail d’Yves Martin illustre bien la définition de Valéry sur le travail poétique : « Écrire avec des mots, pas avec des idées » ; ces mots que le poète s’approprie, retape, pour leur donner une vie de fétiches contre les tourments du monde et sa propre apocalypse intérieure. Sur l’établi d’un enchanteur jamais à court d’astuces, déferlent les aventures d’un imaginaire surpeuplé et prompt à brouiller les cartes entre songes, figures du cinéma et de la littérature, fantasmes et dures réalités. Entre ses pages, nous pouvons dire bonjour à Jack l’éventreur ou admirer l’Impératrice rouge car tout est possible, toute incongruité devient évidence, lumière, pour le magicien minutieux qui règne sur l’infime (lui le colosse) et qui instruit en légende (lui le hors-la-vie) la mêlée savoureuse des univers adulte et enfantin : « Immobile, je bouge, horizontal, je lévite », c’est-à-dire, « Comme Charlot, je suis toujours à l’endroit où on m’attend le moins ».

Caricaturiste, il fait des posters de ses angoisses en annulant les charges négatives, en transformant le malaise en trésor inédit. Il provoque le réel en duel, lui colle des bottes imparables, en jubile, « enfant démesuré » heureux de ses tours, conscient de leurs possibilités de contamination. Il dote chaque verbe d’un nouveau code génétique et accomplit des performances d’images incomparables — pochettes-surprises d’où germe une myriade d’icônes. Surtout, il dresse son propre procès de raté (coin que sa mère lui enfonçait dans le crâne) en donnant la mesure de sa misère sexuelle et d’un manque à vivre seulement compensé par les bals de l’imaginaire et les flots alcoolisés : « Possible de rêver, impossible de vivre » ; « Seul, aucun vin ne pourra jamais le dire ».

On ne pourra pas réfuter ces caps saugrenus où les météores entrent en télépathie avec chaque nouveau venu, où la chiquenaude devient l’arme absolue, où les poissons-chats sont « les frères James des profondeurs » et les « girls du gel » les putains de l’Éden.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Yves GASC, Soleil de minuit (Librairie-Galerie Racine)

On habite l’absurde par défaut, on déambule dans la stupéfaction d’être « ni né ni mort » dans une misère parfois somptueuse mais toujours terrible, où la solitude est virtuose, « où la voix même du temps s’étiole ». Et puis on rencontre l’amour et tout passe à l’ivresse, le monde se transforme dans les ovations du cœur. On devient, ou l’on redevient, protégé de la barbarie universelle, même si, pour vivre, la passion qu’on éprouve doit s’enfouir dans la nuit et se réjouir au soleil.

Attisé par le « lit de braise », toute souffrance lévitant, l’âge comme expulsé, le poète a fait une rencontre sans frontières. De cette illumination « plus forte que le réel », de « ce bonheur et ce malheur d’être deux sur terre », sont venus des poèmes, fracas surgis d’un terreau méditerranéen où la ferveur amoureuse fascine.
Car aimer, en dépit du message des « faux prophètes de la mort », est la seule merveille contre l’heure exténuée, la seule loi fondée sur le butin des étreintes, et une puissance apte à conjurer même la honte maternelle. Ah ! l’immense trésor que son visage hissant l’élu « près de la soif », parmi les peuples de la mer…

Avec ce recueil, Yves Gasc donne la parole au vertige amoureux et « ses vagues unanimes » pour « ranimer la lumière ». Ses poèmes valident la promesse de « nuées immortelles » et le miracle d’un « doux lit d’algues dans les étoiles » qu’un sortilège — celui de la distance — ne lui permet d’éprouver que durant la saison de l’été.

©Alain Breton

(Quatrième de couverture, reproduite in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Claude ELISAR, Le Recueil inachevé (Librairie-Galerie Racine, 2010, 12 €)

Il n’aurait pas misé sur son immortalité littéraire (« N’espère pas mourir / Et que vivent ces vers / Le naufrage sans eux / Ne serait pas complet »). Claude Elisar, alias Claude Israël, né le 21 avril 1923 à Alexandrie, nous a quittés dans son Paris, en 2010, en laissant ce Recueil inachevé à plus d’un titre. Hanté par l’imperfection, modeste, secret, tolérant, généreux, il est l’auteur de dix-sept ouvrages qui témoignent de son refus des illusions et de l’obscur, mais aussi de son attachement pour tout ce qui exalte l’émotion esthétique et le sentiment fraternel. Il était bienveillant mais ferme, décidé à combattre avec sa poésie le racisme et les injustices, à se lever contre tous les scandales de ce qu’il appelait « l’inhumain ». Pour l’écrivain qu’il était, c’est-à-dire aussi un accordeur de rythmes, la poésie ne devait pas mourir à l’idée. Il ne tirait pas ses mots de quelque eau lustrale, et les considérait comme des servants, non des seigneurs, au projet de témoigner encore et toujours, jusqu’à son dernier souffle.

Agnostique, pris de vertige devant cette vie « hors de notre entente », marqué du signe de la nuit, mais aussi porté par la musique des lointains, le poète a toujours déploré « la désolation de l’homme nu ». Mais il a su trouver dans l’amitié, l’amour (« Nos bras sont des rayons / Qui éclairent l’aimée ») et l’attention portée à la nature (ne se présentait-il pas lui-même comme ayant la « main verte » ?) de quoi donner un sens à l’aventure d’être, de quoi nuancer les ténèbres.
Cultivant la recherche de l’harmonie et ses sortilèges, tout en étant obsédé par la mémoire des morts (« Ces bribes du passé / Cherchant leur unité »), la Shoah et la lutte avec l’âge, Claude Elisar a écrit des pages ardentes et singulières. Chantre de la liberté (« Lève ce qui t’importe / À hauteur des étoiles »), attiré par l’imaginaire (« Nos rêves sont le lieu »), s’il n’espérait pas en un « au-delà crédible / De lumière et d’amour », s’il était toujours insatisfait – de lui, bien sûr, en premier lieu –, comme par vocation pourrait-on dire (« aurons-nous jamais fait / Le tour de toutes nos extases ? »), s’il définissait le bonheur comme « n’étant rien de plus que notre attente », s’il dépeignait les hommes comme éperdus, « éclats tardifs d’une telle débauche de matière » et chuchotis du suspens, « criblés de remords et de fautes », il portait aussi sa jeunesse en bandoulière, une enfance égyptienne et cette immensité qu’était la mer pour lui, dans une nostalgie qui rejoignait une sorte d’ivresse.

Ce livre, à l’écriture inachevée, est son dernier témoignage.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Yves MAZAGRE, La Lutte finale, introduction de Gilles Lapouge (Librairie-Galerie Racine, 2010, 15 €).

Yves Mazagre a ouvert la voie au poème d’aventures. Le lecteur participe avec lui à une chasse au trésor où le moindre brin d’herbe a le rôle principal, où chaque mot nous tient en haleine, où les anciens dieux sont ressuscités pour nous faire vivre les exploits et les défaites du vivant, avec un désespoir en liesse et une extraordinaire sensualité. Ses textes se dégustent à la manière d’un thriller d’un genre nouveau ; ils en combinent les ingrédients en jonglant avec les paradoxes, l’humour, l’Histoire, la science et l’érotisme. Ils expriment les facettes mystérieuses d’un monde intense – notre planète, telle que nous ne l’avions jamais vue –, assujetti aux claquements de doigts d’un rêve grouillant de désirs. Loin de ces poèmes arrêtés où l’or est osé et la rose rossée, Yves Mazagre nous fait jubiler en surprenant toujours. Il s’inscrit comme une sorte d’Homère contemporain, de ces auteurs rares qui ont le pouvoir de jeter du feu sur notre myopie.

De mes yeux provisoires, je regarde ma naissance et l’obscène beauté de ce paysage où le pire est certain

Eden cruel qui n’est pas le jardin de la source où je puise ma vie

Y grandissent des arbres angoissés aux feuilles vastes comme des voiles
Et les mancenilliers évaporent leur poison
Pire que le sang des massacres
Que ce déchirant hôpital où nous nous étripons où même la torture est dénaturée
Pire que le pire
J’aperçois l’indifférence de la nuit qui s’avance

Expliquez-moi pourquoi si souvent je jubile

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Alain SIMON, Dans le bleu détruit des fenêtres (Librairie-Galerie Racine, 2010, 15 €).

Lire Alain Simon est un régal, tant il raffole de choses fines, tant il exprime de sentiments rares en bateleur d’un cœur énorme et marmiton de nos magies, en faisant fusionner, grosso modo, les sortilèges du surréalisme et l’écriture du quotidien. Son prétendu dandysme était une pudeur, dont il s’est pour partie défroqué avec le temps ; sa préciosité une recherche esthétique, une quête du Graal, dont il s’est grandement rapproché depuis quelques livres. Son sens du pittoresque, du nanan enrobé de feinte désinvolture. Mais quelle puissance lyrique chez cet ermite ambivalent ! Et quel sens de l’image ! Qu’il fasse saillie sur la musique : Il s’agirait peut-être d’un domaine d’épouvante avec des basses, des contrebasses en rêve de cordée ; qu’il évoque, grande affaire !, les femmes : En avril dès qu’on lève la tête une fille affirme : je n’ai pas de temps à perdre/ Viens m’explorer ainsi dans le trèfle à quatre feuilles/ De Chulyma et près de Minoussinsk/ Viens et tais-toi je ne veux pas de la cruauté des mots/ Viens dans mes huit mètres de profondeur dans mon métier d’épouse poignardée dans mes viscères il fait chaud au fond ; ou : Tu seras toujours présente toi ma gouge/ Ma goule devrais-je dire toi ma folle/ Mon exquise débraillée avec du poil aux fesses/ Mais infidèle car pour aimer il faut trahir des dieux/ Et ça tourne mal ; ou encore : Je reconnais la supériorité des femmes face aux éléments fondamentaux/ Si elles chantent sinon adieu. Qu’il évoque la condition humaine : Y a-t-il suffisamment ici de passion pour la vie/ De lièvres apeurés pour fusionner et faire tourbillon / Faire syndicat comme les oies ? Qu’il peigne la Nature, moelle de son inspiration : Toutes les ruses du passeur de ravines ; ou : Genoux de langueur boisée/ Des pentes de Tannu-Ola ; puis : À cause des bergers qui ont tout appris des sources ; ou bien : Castagne à l’aube avec des savoureux/ De roseaux d’argent des cartouchiers/ Je leur ai confié quelques cuillères en argent / Ils m’ont remercié avec un trémolo dans la voix/ Les deltas j’en ai toujours fait mes sorcelleries certains remèdes/ Je n’ai jamais su que parler du Vieux Lac. Qu’il s’en prenne au destin et au progrès : Je n’irai pas jusqu’à la rendre à sa locomotive/ Les mille chevaux des dieux grondeurs, il fait souvent sauter la banque. Grand lunatique, ô combien attachant, anticonformiste enraciné dans l’aventure sur les mers lointaines et les sentiers familiers, Alain Simon marque, tel le fantôme du Bengale de notre enfance, la poésie de ses coups de bague. Même ses bavures restent des performances (C’était trop savant j’aime la maladresse). Un homme ordinaire, certes, dans l’inouï :

Vous réciterez comme moi toutes sortes de cris mâles
Et la violence étrange avec des rires fous
Et la capitale misère : muse muselée dans l’obscur utile
Vous me direz je vous hais comme c’est bon sans doute.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Yann SÉNÉCAL : Je ne m’adresse plus la parole (éditions Clarisse, 2010).

Le K.O. qui figure en photographie sur la page de couverture, augure bien du combat que l’auteur noue dans cet ouvrage. Comme l’expression d’un sentiment de stupeur, une défaite génésiaque dont il faut se relever sans savoir vraiment pourquoi, une lutte éperdue qui bégaie mais qui, par la mobilisation de toutes les forces vitales, permet toutefois des trouées dans le vertige permanent. Yann Sénécal se livre ici à un travail émouvant sur le manque à être, la dépossession, et la résistance face aux regards de l’autre, sans trouver de double fond à la vérité ni au mensonge. Cet état d’urgence offre au lecteur un véritable catalogue des mesures à prendre lorsque le sens se dérobe, lorsque les conventions font glu, que l’utilité du moindre geste devient suspecte. Mais il s’agit aussi d’un miroir qui nous aspire, une remise en cause de toutes nos certitudes, de nos faux-semblants, de nos lâchetés : « Qui sommes-nous / Pour convaincre / Pour humilier » ? Parfois, c’est la fragilité qui fait la force. « Se sentir utile », face à une mascarade ressentie comme générale, est la modestie assumée avec talent par ce nouveau poète.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Louis ALDEBERT : Sommes de toutes parts (le cherche midi, 2010).

Sans doute le poète a-t-il tenté de mettre au jour, dans une forme parfois obscure qui est l’apanage et le plaisir de la poésie, toutes les richesses et aussi les douleurs accumulées. Le titre est explicite : il exprime une sorte d’opulence de vivre, presque un merci, et ce butin, partout cueilli, est constitué d’élans, de surprises, de beaux venins dans la lente ou brutale circulation du monde. L’amour de la compagne (et, à travers elle, l’évocation de la femme libératrice), l’ode à l’amitié, les hymnes au pays que le cœur burine, les sports ambigus ou non, la solitude de l’enfance sont donnés en courtes rafales sous la tendresse ou la grimace du soleil. On effeuille, parmi les fines herbes, « une panique dans la menthe », on assiste à la genèse par l’acmé, on incante l’âge dans les ruades de l’enfance, tout « en balbutiant les mots vifs désappris », l’espace de quelques formules simples ou savantes. Il y a les avalanches du bleu et ce rictus qui nous attend – avec, entre ces deux promesses qui s’affrontent, toute « la présence d’un sens ». « À celle qui dort » : calme et lente tu vis la main bleue de la pluie / t’apaise et dans les heures où le tissu de nuit / s’élime à la trame aride du matin / tu étreins des brassées de robes un butin / de fanes égrenées de masques personnages / oubliés par ta chair de veilleuse trop sage / et les rondes où t’entraînent d’androgynes enfants / sont des désirs cruels sous des tourbillons blancs / quand tu halètes fort est-ce encore ta peur / qui suspend ton apnée à fleur d’hypnose ou le tressaut slave de ton humour moqueur / mon obstinée à te méfier des roses / un rai clair des persiennes est assez audacieux / pour fondre l’inquiétude à l’envers de tes yeux. Louis Aldebert, « À celle qui dort », extrait.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)