JEAN-PAUL HAMEURY ou LA MORT DU TEMPS

Une immense ambition chez ce poète : nous porter aux confins ; exprimer ce que la plupart d’entre nous, plus soucieux de tranquillité que de conquête, ne veulent à aucun prix voir ou entendre ; moins créer peut-être qu’oser regarder en face notre part terrible et mettre à jour cet obscur qui, faute de ce courage, pourrait rester ignoré. De là, la vérité d’une œuvre où dépossession, déréliction et souffrance ne cessent d’imposer la beauté. De là, un art éprouvé qu’authentifie sa confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu.

Dans l’un de ses livres (Ithaque et après, Folle Avoine, 1993), le poète a choisi l’après du voyage et la figure d’Ulysse, l’homme instruit par l’errance, pour imposer le plus long des suspens : une mort du temps nommée Ithaque. Comme dans la chambre aveugle/ et muette des morts, toute chose/ ici semble à jamais protégée/ des aléas du temps. Après un premier âge où l’on a cru posséder le monde dans l’éternité de l’instant, un deuxième où l’on s’est satisfait de la fuite du temps, on en est venu à l’âge où tout s’arrête et s’abolit : Le temps ne passera plus. Les naufrages sont d’hier. Les vaisseaux s’émiettent sur les grèves. Quant à la parole, ce pourrissoir des nefs, il y règne dépossession et absence : Ulysse est devenu un nom/ qui ne m’appartient plus. […] Que tous ignorent en quelle absence/ m’a transformé le passé. Ulysse a pour mutant irréversible « Outis » et jouit de n’être personne dans la pensée du rien. Sa vie ? un passé définitif. Son présent ? un exil sans recours. Son génie ? une familiarité naturelle avec les morts, dont le vieil homme reste le seul lien, le seul dépositaire, Ulysse, homme-tombeau : puis vint le jour/ où je n’eus plus d’autre souci/ que de creuser en moi pour les morts.

En effet, c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité. Ils n’ont pas passé la porte de la transcendance, laquelle est fermée par le poète, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles tirées de Voix dans la nuit (Folle Avoine, 2000) comme en miroir de celles d’Exils (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Déjà dans Brûlant seul (La Dogana, 1982), livre écrit dans le deuil de son père, le poète donnait à entendre une voix (qu’il qualifie lui-même de « bouddhique ») récusant la permanence de la personne :

C’est votre part d’espérer les morts
habiter un autre espace.

C’est votre part de croire
qu’il est encore un horizon
au-delà duquel passent
dans un autre ciel
d’autres oiseaux.

C’est votre part
de ne savoir penser le rien.

Mais à ces bords
que vos lèvres plutôt se ferment
comme lèvres d’une plaie.

Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler ; « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence – cf. Requiem (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. Et c’est pourquoi, œuvres de la destinée, ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Pris pour titre d’un des plus beaux livres du poète (Atelier La Feugraie, 1999), L’Obscur est sans doute, avec le nihil et la mort, le thème récurrent de toute cette œuvre. Une prééminence est ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition. Mais, comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury reste convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devra surgir une lumière : « Une œuvre authentique, quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. »

Voix dans la nuit est peut-être le livre où le poète se soumet le plus à l’épreuve de l’abîme et, nous est-il dit, sans retour. Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être — ? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité. Et surtout, nous sommes guettés par l’inexorable, dont le poète met en scène l’irruption de façon vraiment saisissante :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Éprouvé lui-même de la façon la plus cruelle par le suicide de son fils aîné, Jean-Paul Hameury accomplit aussi dans ses livres le « travail de deuil » et, sans pourtant l’y réduire, on ne peut ignorer cette dimension personnelle d’une œuvre où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Une œuvre qui dit le prix dont on dut s’acquitter pour le savoir suprême : le prix de la vie. (Qu’il fallut sacrifier/ — jusqu’aux cendres.) La parole émane donc de celui qui a vu lui-même par-dessus le fleuve infranchissable ; la parole est celle d’un voyageur fatal qui a su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles. Et c’est la force de ces livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant justement le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir.

Derniers rivages (Folle Avoine, 2004) poursuit ce chemin d’exploration douloureuse de notre condition et sonde encore plus loin peut-être l’angoisse des destins humains : périple incertain en quête du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel dans ce pari de connaître à partir de l’insu, de glaner à l’obscur un épi de sagesse. Or il n’y a presque plus rivages, mais seulement terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires. On croirait entendre des accents lointains venus d’ailleurs, la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » rendu si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini, avec pour guide le poète, figure décidément virgilienne, pour nous mener dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note introductive à une bibliographie et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)