Janine MODLINGER : Une lumière à peine, Éditions de l’Atlantique, 2012, 19 €.

Nos lecteurs connaissent Janine Modlinger, à qui des pages des HSE ont déjà été consacrées (dans les numéros 2, 19 et 28 de l’actuelle série). Nous avions souligné la haute qualité de ses écrits (ceux, notamment, publiés dans deux livres de poésie : Veille, paru à L’Harmattan en 1998, puis De feu vivant, chez Éclats d’encre, en 2008). Nous avions aussi appelé l’attention sur les proses extraites de « Carnets » rédigés au long des années, textes qui nous frappaient par leur solidité d’émotion et de pensée et, le plus souvent, par leur singulière beauté. Aujourd’hui, les Éditions de l’Atlantique, dirigées par Silvaine Arabo, publient l’intégralité de ces Carnets sous le beau titre Une lumière à peine, avec une remarquable préface de Gérard Bocholier.

Avec ce livre, et comme toujours à l’écoute d’une sensibilité juste et généreuse, on renaît à soi-même dans la parole d’autrui, et tout étonné de la retrouvaille. Le « Je », à tout moment exposé par l’auteur, ne nous exclut nullement : il reste partout en fusion totale avec la lumière du monde, si bien que l’aventure de ce « Je » devient aussitôt la nôtre. Aucun mot n’est d’ailleurs vainement sollicité : dans les mots, Janine Modlinger, à travers un très petit nombre de thèmes essentiels, trouve la grâce d’une présence au monde.

Et peut-être est-ce là un point central : au monde est offert un assentiment total, un consentement confiant à la terre humaine, par quoi seront surmontés le deuil et la douleur. L’acte d’écrire se fait adoration, accueil du monde, passion de vivre. À chaque instant, étonnement et célébration devant la merveille, le miracle d’exister. Être là : ces deux mots reviennent avec fidélité :

Être là, veiller : simplement. Haute tâche. Faire recueil à la beauté, sous tous ces visages, y compris ceux de la plainte ou de la douleur.

Chez notre poète, c’est à la lumière que revient le pouvoir d’opérer cette sorte d’assomption de la douleur dans la beauté :

Il y a une bonté de la lumière au moment où elle consent, vers la fin du jour, à ne plus donner le plein feu de son éclat. Elle se retire alors, elle se défait de sa puissance. Ce qui s’élève maintenant, de la vallée jusqu’aux sommets, c’est la douceur elle-même, celle que les humains appellent. Car la lumière se met à genoux. Un voile de mansuétude et de tendresse recouvre le monde, atténue ses rugosités, dans la douceur de ces roses, de ces pastels, de ces jaunes d’or bientôt.

Cette lumière est immédiatement ressentie comme créatrice d’un lien au monde, lien par lequel le poète à la fois reçoit le don et est offert lui-même au monde. Le poète sait alors « recevoir le monde », se faire joie du simple « exister », du quotidien :

Ces jours où notre sensibilité est si aiguë que la moindre chose du visible lui fait signe, signe de la présence, signe du miracle du vivant à l’abrupt de la mort, signe de la beauté d’être là. Le regard se pose […] voici que tout nous alerte : petits bouts de fils, vieux crayons, bouteille d’encre, et tant d’autres choses anodines mais toutes imprégnées du tremblement de l’être.

Janine Modlinger, on le voit, chérit particulièrement les plus humbles présences : le « très peu », le « presque rien », d’humbles traces logeant le monde au cœur de ce qu’elle appelle « l’Intime ». Lieu, élu entre tous, de la veille permanente, de la présence au monde et à l’autre, d’une expérience immédiate de l’être, « l’Intime » est un pôle qui relie poétiquement à cet autre pôle qu’est, pour l’auteur, « l’Immense » :

Promenade dans la montagne vers ce lieu aimé où les torrents ruissellent dans le paysage en abondance, en éclats d’eau de toutes parts sur la roche. Progressivement, le moi devient parcelle de l’Immense.

Quitter ses rigidités, ses petitesses. Devenir matière souple, poreuse, matière en fusion jusqu’à entrer en union vive avec le monde et les autres. Ce serait chemin de vie.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Jean-Luc MAXENCE : Soleils au poing, préface de Patrice Delbourg, Le Castor Astral, 2011.

La préface, et c’est rare, ébruite sans complaisance un pan de l’histoire de ce poète ; ses grands défis à l’ombre encombrante du père, son parcours d’éditeur, son installation dans la psychanalyse, son aventure humaine. Elle dévoile un peu du voyou d’Éros, du voyeur mystique, du poète romantique et réaliste qu’il sait être à la fois. Présenté comme un auteur hérétique par Pierre Seghers, hanté par tout ce qui bout dans l’alambic du siècle, Jean-Luc Maxence propose un choix de poèmes courant sur quarante ans, réparti sur huit recueils et intitulé : Soleils au poing… On pourrait disserter sur le pluriel du titre, y lire tous les appels (Éros, Dieu, la poésie…) d’une passion comme démultipliée. Peut-être que cet extrait éclairera le lecteur :

Vous étiez la dernière étape avant la lumière
Mais je n’avais pas encore pleuré à perte,
Pour comprendre quelle nuit claire d’après l’orgie
M’attendait à la porte, là-bas, du côté de la chapelle,
Pour faire de mes paumes des lampes éternelles.

Il s’agit du bilan d’un homme qui s’est engagé dans l’expression de l’art sans tricher. En cela, son œuvre coïncide avec les grands enjeux de la poésie de l’homme ordinaire : assumer son état de ludion lyrique, jongler avec ses contradictions et prendre le parti des déshérités contre les monstres engendrés par la société libérale (« Près du Parlement-guignol/ À la manière d’Éluard/ Ils ont écrit ton nom/ Coca-Cola »). La cueillette comprend des témoignages intenses de l’auteur sur sa vie et sur son époque. Maxence n’y cache rien : il a écumé les dangers de la nuit au plus noir de l’être, rencontré le « jeune beatnik éthéromane/ Qui vend des croix ivres/ Aux jaguars », tangué entre la vie et la foi, avec « des tentations d’en finir » et la volonté de « chasser ses viscères mystiques ». Non sans humour parfois, surtout dans son rejet des mondanités (« Mon nœud papillon est de travers », « Et tu prenais la fuite d’un air bien élevé »), les poèmes accumulent les témoignages sur des événements intimes, sur les amours qui tourmentent mais sont aussi fécondants, les douloureux tripotages fraternels, l’expérience – réussie – du divan, tous ces caïds d’une histoire individuelle compliquée dont les traits les plus marquants furent la solitude et le scepticisme qui envenimèrent l’enfance : « Je savais par cœur la fausseté du monde », « Puisque tout insulte la planète …/ Puisque tout meurt dans l’amertume des dieux ». Une étrange malédiction est évoquée parfois dans les pores de l’angoisse, comme une haine de soi : « On ficelle comme on peut le cadavre/ On décline la peur banale/ On est androgyne pour finir. » Des blessures morales, des hontes sont égrenées dans le chapelet des humiliations : « Vingt fois les femmes m’ont tué/ Vingt fois j’ai souhaité renaître/ Du désastre de mes nuits ».

Le poète, pour exalter le sentiment de la beauté, sait faire jaillir des formules souveraines qui expriment assez le rang que la poésie occupe dans sa vie : « Tuez-moi aussitôt si je ne chante pas vrai », ou « Ne dites rien qui ne soit neige ». Certains couplets magnifiques invitent même à une lecture magique :

Singes bizarres de Nazca
Astronautes incas
Araignées d’écriture géante
Que dites-vous sur la pampa
Du temps qui meurt ?

©Alain Breton

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, 1er semestre 2012.

Jean-Luc MAXENCE : Soleils au poing, préface de Patrice Delbourg, Le Castor Astral – 100 pages – 12 €.

Le premier texte publié par Jean-Luc Maxence, « Mai 1968 », situe le poète dans le temps ainsi que le début, à 22 ans, d’une existence vouée à la poésie, aux poètes et à la « révolution ».

Tout au long de cet ouvrage d’excellente facture, « Soleils au poing », Jean-Luc Maxence nous fait partager ses émois et ses passions de créateur mais également d’éditeur. Il écrit, il rédige, il édite avec la complicité de Danny Marc et des auteurs mal connus ou à peine révélés et il n’est pas abuser que de considérer « Le Nouvel Athanor » comme la maison d’édition la plus jeune et la plus « actuelle » qui soit.

C’est au « Castor Astral » que Jean-Luc Maxence confie l’anthologie personnelle qui retrace quarante ans de luttes, souligne Patrice Delbourg en une préface chaleureuse retraçant le parcours d’un homme révolté par l’injustice et d’un auteur qui a l’intelligence de le faire savoir.

La poésie de Jean-Luc Maxence ne ressemble à aucune autre. Il suffit de lire « Le mauvais cheval » (page 47) pour s’en convaincre.

« Simon de Cyrène jure par tous les saints
Que ce n’est pas son boulot
Qu’il n’est pas chargé de Ta croix
Qu’il ira se plaindre au syndicat…
»

Il est difficile de ne pas s’attarder sur un tel ouvrage qui montre une poésie de combat au service de citoyens capables, s’il le faut, de lever le poing avec le créateur.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n°33, premier semestre 2012.

Jacques MORIN : Contrefeuilles, Gros Textes, 66 pages – 6 €.

Sous une couverture signée Marie-Claude Pignet, Jacques Morin entreprend de nous conduire vers les méandres glacés d’une mort annoncée. Les détails cliniques sont laissés au vestiaire afin de n’aborder que le simple vécu du quotidien.

« tu es ailleurs
dans le sas d’indifférence
à tutoyer les ombres

épure idéale vers l’absence »

La mort du père donne à Morin l’occasion de s’interroger sur la vie, sur la mort, sur le passage obligé, sur l’impuissance, sur la fragilité des êtres devant la maladie, la vieillesse et surtout la déchéance.

De très belles formules permettent au lecteur de partager l’angoisse de Morin qui réalise tout à coup qu’il est mortel et que toutes les déclinaisons imaginables aboutissent au même résultat.

Parfois révolté (par un laconique « date de péremption », par exemple), parfois blessé par un sort injuste qui frappe et s’en va, parfois furieux de disposer de si peu de temps, Jacques Morin réinvente la patience et un peu la fatalité. Son livre est, en quelque sorte :

« la condition humaine
juchée sur la note si
»

Frisson rétrospectif garanti.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

José MILLAS-MARTIN : À mots rompus, anthologie, coll. Jalons du XXème siècle, éd. Fondencre, 2011 – 15 €.

C’est plus d’un demi-siècle de publications que nous offre cette anthologie personnelle à vol d’oiseau – d’un oiseau qui sait se poser à propos sur les saillants d’un haut caractère. Une pénétrante préface de Philippe Biget, tout en décortiquant les « mécanismes » d’un style parfois ressenti comme déroutant – analyse à vrai dire utile pour ceux qui aborderaient cette œuvre pour la première fois –, insiste aussi à bon droit sur la vraie profondeur existentielle que révèle cette poésie, prolongée, par moments d’élection, jusqu’à des confins philosophiques.

José Millas-Martin traque en effet le quotidien et le banal de telle manière que, de leurs platitudes surgissent la surprise et l’émotion. D’être désabusé, cela le mène, via l’humour masquant la révolte, à une sorte de maîtrise morale (que voilà de bien grands mots, qu’il récuserait sans doute !).

Une lecture attentive de ces textes, finement choisis, fera justice en tout cas de la sorte de malentendu dont peut être victime le poète qui a opté pour ce type de parole et de registre. Immanquablement, le premier regard posé ici va ranger l’auteur dans la catégorie des fantaisistes, pour ne pas dire des amuseurs. Mais on néglige alors la « bombe » anarchiste dont la mèche continue de se consumer sous les blancs du poème. L’illusion d’optique produit le plus fort risque de « passer à côté ». José Millas-Martin n’aura d’ailleurs pas été le seul à subir ce genre d’erreur d’appréciation : comment ne pas songer, par exemple, à son (notre) ami disparu, Simonomis ?

Les poèmes/ nos procès-verbaux, constate le poète dans La Part du quotidien (1997) : voilà qui en dit long, en si peu de mots, sur la force de vérité humaine dont témoigne en réalité l’œuvre poétique tout entière de Millas-Martin. Ainsi, ce texte prodigieux, Asthme (in Recto verso, 1961), déjà cité par Serge Brindeau dans La Poésie contemporaine de langue française, impose à lui seul la nécessité quasi thérapique d’essoufflement de la forme écrite :

[…] Expirer Cœur à 140 Poitrine en pierre Aspirer Expirer […] Piqûre morphine Ventouses scarifiées Crise se détend Équilibre respiratoire L’univers redevient normal C’est élémentaire au fond de respirer

Au fil des recueils se manifeste la continuité, l’unité d’une œuvre pourtant construite à partir des matériaux les plus divers pêchés à tous les recoins du monde et de la parole – choses vues, entendues, reniflées… Cependant, le resserré télégraphique cède peu à peu à un phrasé qui, pour ne pas être proustien, vient tout de même adoucir et densifier le ressenti du poème. Les inédits publiés en fin de volume consacrent avec émotion cet aboutissement : Je regardais par la fenêtre/ Maison-de-la-mort-douce/ Un jardinier arrosait/ Tu m’as appelé sonore/ je t’ai regardé surpris/ tes lèvres ont remué/ mais je n’ai pas compris/ tu sais que j’entends mal/ Tu es resté les yeux fixes/ tes deux mains retournées/ à plat sur les draps/ Que m’as-tu dit ?

Répondant à l’appel du poète, on lira cette anthologie pour « décaler les heures, suivre la flèche du temps ».

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Yves MARTIN, Le ciel s’envoie en l’air (Librairie-Galerie Racine, 2010, 15 €)

Le travail d’Yves Martin illustre bien la définition de Valéry sur le travail poétique : « Écrire avec des mots, pas avec des idées » ; ces mots que le poète s’approprie, retape, pour leur donner une vie de fétiches contre les tourments du monde et sa propre apocalypse intérieure. Sur l’établi d’un enchanteur jamais à court d’astuces, déferlent les aventures d’un imaginaire surpeuplé et prompt à brouiller les cartes entre songes, figures du cinéma et de la littérature, fantasmes et dures réalités. Entre ses pages, nous pouvons dire bonjour à Jack l’éventreur ou admirer l’Impératrice rouge car tout est possible, toute incongruité devient évidence, lumière, pour le magicien minutieux qui règne sur l’infime (lui le colosse) et qui instruit en légende (lui le hors-la-vie) la mêlée savoureuse des univers adulte et enfantin : « Immobile, je bouge, horizontal, je lévite », c’est-à-dire, « Comme Charlot, je suis toujours à l’endroit où on m’attend le moins ».

Caricaturiste, il fait des posters de ses angoisses en annulant les charges négatives, en transformant le malaise en trésor inédit. Il provoque le réel en duel, lui colle des bottes imparables, en jubile, « enfant démesuré » heureux de ses tours, conscient de leurs possibilités de contamination. Il dote chaque verbe d’un nouveau code génétique et accomplit des performances d’images incomparables — pochettes-surprises d’où germe une myriade d’icônes. Surtout, il dresse son propre procès de raté (coin que sa mère lui enfonçait dans le crâne) en donnant la mesure de sa misère sexuelle et d’un manque à vivre seulement compensé par les bals de l’imaginaire et les flots alcoolisés : « Possible de rêver, impossible de vivre » ; « Seul, aucun vin ne pourra jamais le dire ».

On ne pourra pas réfuter ces caps saugrenus où les météores entrent en télépathie avec chaque nouveau venu, où la chiquenaude devient l’arme absolue, où les poissons-chats sont « les frères James des profondeurs » et les « girls du gel » les putains de l’Éden.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Yves MAZAGRE, La Lutte finale, introduction de Gilles Lapouge (Librairie-Galerie Racine, 2010, 15 €).

Yves Mazagre a ouvert la voie au poème d’aventures. Le lecteur participe avec lui à une chasse au trésor où le moindre brin d’herbe a le rôle principal, où chaque mot nous tient en haleine, où les anciens dieux sont ressuscités pour nous faire vivre les exploits et les défaites du vivant, avec un désespoir en liesse et une extraordinaire sensualité. Ses textes se dégustent à la manière d’un thriller d’un genre nouveau ; ils en combinent les ingrédients en jonglant avec les paradoxes, l’humour, l’Histoire, la science et l’érotisme. Ils expriment les facettes mystérieuses d’un monde intense – notre planète, telle que nous ne l’avions jamais vue –, assujetti aux claquements de doigts d’un rêve grouillant de désirs. Loin de ces poèmes arrêtés où l’or est osé et la rose rossée, Yves Mazagre nous fait jubiler en surprenant toujours. Il s’inscrit comme une sorte d’Homère contemporain, de ces auteurs rares qui ont le pouvoir de jeter du feu sur notre myopie.

De mes yeux provisoires, je regarde ma naissance et l’obscène beauté de ce paysage où le pire est certain

Eden cruel qui n’est pas le jardin de la source où je puise ma vie

Y grandissent des arbres angoissés aux feuilles vastes comme des voiles
Et les mancenilliers évaporent leur poison
Pire que le sang des massacres
Que ce déchirant hôpital où nous nous étripons où même la torture est dénaturée
Pire que le pire
J’aperçois l’indifférence de la nuit qui s’avance

Expliquez-moi pourquoi si souvent je jubile

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Robert MOMEUX : Le Bien du mal (Le Luy de France, 2010).

Dans la plupart des textes réunis dans ce récent petit ouvrage de Robert Momeux, il est souvent question de chien : Et voyez le chien il sait bien que l’heure – Va bientôt sonner. Le ton est donné. Le pessimisme, doublé de fatalisme, s’insinue dans les mots du poème. On sait bien que le chien est le témoin attentif de nos angoisses et de nos peurs. Compagnon de tous les instants, l’animal connaît nos haltes et nos désirs. Il sait se hisser jusqu’aux trajets de la parole qui se mue en poème. Il est ce maillon entre instinct et intelligence, celui qui pressent les tremblements de terre avant l’homme et qui sait combien la mort est un accostage délicat pour chacun : homme et bête. Le chien n’est pas, cependant le seul élément marquant de cette poésie qui jongle, comme dans les précédents recueils, avec les mots du quotidien en offrant à chacun d’eux une place irremplaçable au sein de la formulation poétique. On retrouve, dans ce livre, les douces notations que Robert Momeux attribue aux hommes et aux femmes d’ici, avec cette tendresse qui n’appartient qu’à lui : Le temps n’a pas sa place – Le vent son mot à dire – Votre dernier été – Est plus beau que jamais. Le Bien du mal est un recueil de la maturité du poète, et son grand mérite (comme par le passé dans les œuvres de Momeux, mais avec une vigueur accrue, une limpidité dans l’expression) est de choisir les mots des humbles afin de montrer ce que l’homme démuni peut ressentir devant les échéances de l’existence : La mort, c’est lorsque tout s’arrête – Le petit bois devient plus sombre encore – Et la prairie s’enfonce dans le sol. Où est le Bien ? Où est le Mal ? Qui, à part quelques poètes, pourra déterminer la part de l’un et la part de l’autre sur les pauvres individus fragiles que nous sommes, à la recherche d’un bonheur que nous ne trouvons pas. Un livre bouleversant.

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

PIERRE MAUBÉ, PSAUME DES MOUSSES, Éditions Éclats d’encre, 12 €.

Ce recueil s’ouvre sur des images de détresse, et sur un dialogue insistant de soi à soi (le sous-titre de l’ouvrage est d’ailleurs « tu, sa vie, son œuvre ») :

«tu te bats te débats
dans la nuit qui te noie t’assiège te dissout ».

La soif d’identité est prête à subvertir le vieil homme:

«et tu voudrais vomir cela qui n’est pas toi ».

Elle entraîne un examen fasciné du corps, de toute la personne, un désarroi lucide qui oscille de la rage à l’autodérision :

« le rat devrait se chercher une ordure
plus appétissante que toi ».
……………………………
… « tu ne peux vivre
que sous l’écorce de la vie ».

Les vers martelés d’anaphores scandent la hantise et l’horreur d’un échec intime.

Le poète consent au torrent qui l’emporte, à une série d’abandons: abandon de la chose « vautrée au creux du monde / les quatre fers en l’air », de la parole qui « ne fait pas trois pas hors de ta bouche / qu’elle succombe », de soi, même: « ton dernier râle fait écho/ à ton premier vagissement ». Et pourtant:

« l’enfant que tu étais est un rire d’eau tendre».

Mais la litanie des échecs souligne le désir d’une vie fondée:

« tu voudrais
dessiner sur le mur la forme d’une destinée. »

©Gilles Lades

ANNE MOUNIC : POUSSIÈRE AMOUREUSE, Encres Vives n° 342 – 6,10 €.

La poésie d’Anne Mounic progresse, et résonne, et consonne, d’une manière pleinement affirmative: non point assénée, mais sereinement déployée.

Qu’elle use de la définition (« L’âme est un son qui par le poème s’articule ») ou des formes les plus variées de ce qu’on peut appeler la description (s’y greffe tout naturellement le trésor des analogies et des métaphores), elle indique une plénitude à rejoindre, un monde (le nôtre, au plus intime), à rebâtir en le révélant:

« L’inquiétude se résout vers le haut, dans l’intensité de ce son qui brise l’ordinaire, le transfigure, et dessille l’esprit. »

Cette poésie nous apprivoise d’emblée pour une perception du monde (de l’être) globale et simultanée, métaphysique et concrète, puis nous guide jusqu’à la source du regard qui gouverne les mots (le regard suffit à faire naître la réalité, à la faire procéder de sa propre profondeur.)

Nulle platitude, nul minimalisme dans cette voix tenue au plus près, mais une émotion qui fait tout le prix d’une symphonie sereine:

… « et les voici, les mots, qui flottent dans l’air entre vous et moi, comme ces parfums au jardin ».

L’on perçoit, poème après poème, un exercice spirituel: la volonté « d’appartenir pleinement », de faire émerger la vie de l’immanence:

« je ne découvre que ce qui m’est donné
en toute fidélité créatrice ».

Tout à l’opposé de l’ellipse, Anne Mounic opte pour une poésie de l’explication, mais une explication qui enrichit le sens.

Par une esthétique des variations insensibles (« tout est nuance »), par une grâce à assumer la vie (« la pulpe, la sueur de l’accompli » … « toute la puissance d’être et la rigueur d’exister »), Anne Mounic offre une poésie et une poétique du bonheur, où la « poussière amoureuse », vivifiée, peut

« insuffler entre nos lèvres sa perfection à la minute modeste ».

©Gilles Lades