Jean-Vincent VERDONNET : Furtive écoute, coll. Le Buisson ardent, éd. L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 2011, 5 €.

Sous l’offrande chuchotée de ce titre, nous recevons la grâce d’une parole parvenue à la vraie sérénité, comme à la vraie simplicité. Non pas dépouillement, qui sous-entendrait on ne sait quel effort pour un vers décharné : le poète ne s’est nullement imposé d’émacier le verbe ; la bonne ascèse a produit sveltesse et jeunesse pour les octosyllabes de ces cinquante-six poèmes à la brièveté rayonnante (cinquante-cinq tercets et un quatrain pour conclure).

Paradoxalement, le poème bref – petit maillon de la chaînette offerte – ne doit surtout pas inciter à une lecture trop rapide. Si ces quelques mots posés sur la page ne requièrent nul décryptage, le poète ne s’étant livré à aucun brouillage intellectuel, en revanche ils réclament l’amitié du lecteur, celui-ci venant à les chérir pour les faire siens dans un consentement profond. À vrai dire, cela se fait sans effort tant la suite des tercets recèle de séductions simples – et parfois même franchement rieuses :

Au fond du pré voici qu’un âne
se met à braire t’emplissant
d’une muette hilarité

ou encore :

Dans le brouillard l’aube inquiète
en tâtonnant cherche ses billes
Un geai s’invite à la partie

Le plus souvent, c’est un regard d’émerveillement tranquille qui est porté sur la vie environnante :

Un pont de pierre une fumée
le val est un bol de lumière
que le chant d’un coq a fêlé

et, dans l’âge, intérioriser ce regard ne lui ôte en rien l’acuité :

D’un pas craintif tâtant le sol
c’est dans tes yeux que maintenant
tu regardes la nuit tomber

Au total, une lecture qui, pour peu qu’elle soit attentive, donne ce sentiment, rare, d’avoir pu, un moment, fouler librement les pentes du « royaume ».

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Roger GONNET : La Traversée aveugle, coll. Le Semainier, éd. du Petit Pavé, Brissac Quincé, 2010, 12 €. Un si fugitif éclat, éd. L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 2012, 10 €.

La production poétique de Roger Gonnet est abondante : une quarantaine de livres à ce jour. Qu’elle soit suivie de volume en volume ou considérée par époques successives, sa qualité ne faiblit pas. S’il y a bien des constantes dans cette œuvre – ainsi le dépouillement aphoristique d’une parole dans l’immédiateté d’un regard soustrait à toute illusion, ainsi encore, un souci éthique fidèlement maintenu –, des éléments singuliers viennent caractériser ces deux ouvrages, pris parmi les plus récents.

La Traversée aveugle : ce titre, image bouleversante de l’humaine condition, est tiré d’un poème (« Le cliché décoloré ») où il semble que tout soit dit d’un versant de l’existence :

Entre l’opaque et le transparent
la traversée aveugle

Les murs muets

Les chambres vides

Les impasses où tu te fourvoies

Bras ouverts

Et ce n’est pas pour rien que le livre se déroule « à l’écoute d’une parole détruite », à travers « les décors disparus », en chemin sous « les étoiles absentes », et que la fin du parcours est évoquée comme l’ultime élargissement d’un captif :

Avant que

Privé de paroles

Tu t’évades

Les yeux grands ouverts

Libre

Avec Un si fugitif éclat, s’il reste gravité de ton et de pensée – ce qui est gage d’authenticité –, il semble bien, cette fois, que sagesse et sérénité vont réussir à l’emporter. L’effort d’« ouvrir/ un chemin de traverse », de « relever les ruines », de « quitter/ un trop plein qui déborde », tout cela tourne en cet aboutissement

pour aborder où les mots reposent
comme peuvent reposer les morts

au profond

Le livre s’achève en éternité, à « la source/ gorgée de lumière et de larmes », là où « un nom/ pourrait s’écrire ».

Saluons ici deux des meilleurs livres de l’auteur.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Maurice COUQUIAUD : À la recherche des pas perdus, éd. L’Harmattan, 2012 – 13 €.

À la recherche des pas perdus court un poète heureux. Avec lui, on pourrait croire la déraison poétique fondée en raison : elle ferait amitié avec la science, flirterait avec l’humour, badinerait un instant dans un érotisme de pure malice. La figure du poète tracée ici se veut, par nature, celle d’un homme bon qui voit juste et aura, pour la postérité, planté des graines silencieuses/ dans le printemps de l’imaginaire.

Mais Maurice Couquiaud est un poète bien trop conscient pour pouvoir être soupçonné d’« angélisme », selon le mot à la mode ; pourtant on brûle, tout au long de ce livre captivant, de lui poser la question de la place du Mal dans son univers ; et voilà qu’il a attendu les dernières phrases de son ouvrage pour donner la réponse tant souhaitée – réponse qui éclaire d’un jour singulier le sens de cette écriture délibérément « positive » :

Le Mal nous attend au coin des phrases. Heureusement le poème est le Bien des mots.

Cette formule-clé rend parfaitement compte du charme qui opère dans cette poésie et, en toute priorité, dans la première partie du livre, intitulée Des bancs pour bien rêver ; il s’agit d’une suite de regards à la vraie tendresse poétique, portés sur une série de sièges adaptés aux « circonstances », depuis la banquette de moleskine où s’est « posé le lapin » de la Poésie, dédaigneuse des rendez-vous de café, et qui attend à l’extérieur sur un pliant de fer dans le soleil ; jusqu’au dernier banc où la vieille amie semble s’être échouée (moment plus que tous émouvant : Plus doucement que Dieu, je referme la porte sur le cimetière des images venues mourir ce soir dans mes sanglots.) Preuve de l’extrême sensibilité du poète, qu’il a su discipliner, aguerrir à la discrétion, sinon au complet voilement – ce qui paraît d’ailleurs, entre les lignes, dans la petite parabole de L’Engoulevent, vers la fin du livre : Débarrassé des clichés vainqueurs, tu entreras dans la densité profonde du langage. Une discipline bien ordonnée qui, mieux que la charité, commence par soi-même :

L’humour véritable, avant de tremper sa dérision dans la baignoire du prochain, la rince toujours avec les eaux lucides qu’il emploie pour sa toilette du matin.

Avis sobrement donné à ces bons entendeurs de confrères.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

François LEPERLIER : Attraction, planches graphiques de Jean-Pierre Hamon, Trace(s) – Passage d’encres, 68 p. – 15 €.

L’œuvre de François Leperlier pour éclectique qu’elle soit, obéit, me semble-t-il aux assauts brûlants d’un Surréalisme omniprésent dans lequel il détient les rênes de l’action et, en même temps, subit les vibrations du vivant qui l’entoure.

On sait qu’il s’intéressa à Magloire Saint-Aude ainsi qu’à Claude Cahun, deux personnages proches de Breton sur lesquels il apporta de précieuses informations. Cela pourrait n’être qu’une « attraction » foraine mais cela ressemble fort à une « attraction » qui implique le poète au plus intime de sa sensibilité.

« Et de vider à proportion de ce désir, pourquoi pas, un monde bien plein, tout de long, d’un coup, hourra, avec son idée dedans. »

L’idée »)

Avec « Attraction », François Leperlier fait appel au graphisme de Jean-Pierre Hamon, un graphisme étrange qui rappelle les relevés géométriques et en même temps les précieux manuscrits conçus afin d’exprimer ce que la créativité emmagasine avant de se répandre en œuvre d’art.

« Chacun a eu son mot sous la porte et l’a pris pour une tâche… chacun a vu son sang sous la porte. »

La tâche »)

« Attraction » est un livre que l’on sent maîtrisé, porteur de rigoureuses images que l’on partage dans la complicité littéraire et l’amour de l’étrange.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Jean-Paul GIRAUX : Aragon, Césaire, Guillevic et 21 invités du « Mercredi du poète », études et entretiens, Anthologies de L’Arbre à paroles, 270 pages – 18 €.

Cette anthologie est le résultat de diverses rencontres organisées dans le cadre du « Mercredi du poète » à la brasserie du « François Coppée », à Paris, rencontres et entretiens que Jean-Paul Giraux a publiés, dans un premier temps dans diverses revues (dont « Poésie sur Seine » et « Poésie / Première ») et qu’il rassemble aujourd’hui en un volume de plus de 250 pages pour les éditions de L’Arbre à paroles.

Pour chaque invité, Jean-Paul Giraux rédige un texte (de différentes longueurs selon la personnalité de l’un et l’inspiration de l’autre) et le publie dans l’une ou l’autre de ses revues de prédilection.

Nous ne nous attarderons pas sur Aragon, Césaire et Guillevic, trois grands de la poésie francophone que tout le monde connaît. Si nous en avions le temps, nous nous pencherions plus volontiers sur les essais concernant Claude Albarède, Jean-Louis Bernard, Claudine Bohi, Jacqueline Bregeault-Tariel, Danièle Corre, Monique W. Labidoire ou bien encore Jacques Simonomis à qui l’on accorde une « postérité » de tous les instants.

Jean-Paul Giraux présente chacun des « invités » avec une très chaleureuse aisance et ce n’est pas sans émotion que nous retrouvons ici Jean Joubert, Vénus Khoury-Ghata, Lionel Ray, Nohad Salameh, Jean-Pierre Siméon et quelques autres qui nous pardonneront de ne les pas citer.

Cette anthologie « intelligente » mérite que l’on s’y arrête et que l’on fasse chemin commun avec ceux et celles qui font la poésie aujourd’hui.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Colette KLEIN : Derrière la lumière (« À vous de l’autre rivE » / Alain L. Benoit)

Colette Klein a confié à l’éditeur Alain Lucien Benoit la réalisation de cet ouvrage de luxe dédié au regretté Pierre Esperbé, décédé il y a peu. C’est dire que le livre, bellement illustré par l’auteur, est sans doute un hommage sensible, mais également le cri désespéré d’une femme qui pleure un amour disparu à jamais.

« Je me cogne à la lumière derrière laquelle tu cesses d’exister ».

Avec la pudeur qui la caractérise, mais avec aussi le désespoir omniprésent qui accompagne chaque geste, Colette Klein dénonce l’injustice de cette séparation qui la prive d’une essentielle raison de vivre.

Éperdue, elle demande avec une ingénuité peu commune :

« Crois-tu que je puisse encore te ramener jusqu’au rivage ? »

Personne ne répond à sa question et elle sait bien qu’elle devra assumer sa solitude. Déjà, elle constate combien cette solitude envahit l’espace avec, cependant, l’espoir d’un vague Paradis, ici, là-bas, n’importe où.

« Je suis l’ombre que tu attends ».

L’amour n’oppose aucun tabou et la passion s’alimente au lyrisme d’une poésie dont le désespoir est le fer de lance de toutes survies.

« Je dors près de toi dans un lit de feuilles mortes ».

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

André BRETON persiste – Dossier collectif réunissant des textes de Jacques Kober, Pierre Schroven, Antoine Colavolpe, Pierre Grouix, Cécile Mainardi et Jean-Michel Robert. Postface de Daniel Leuwers : « Grandeur pour l’essentiel ». Avec divers documents : lettres, photos, etc. Imprimé en Belgique (revue « Remue-méninges ») 7 €.

Les rêves les plus fous assaillent les principes dans ce nouvel ouvrage (dont André Breton signe les premières lettres, adressées au jeune loup qu’était Jacques Kober dans les années cinquante).

Plusieurs lettres donnent à Kober le feu vert du Surréalisme, un Surréalisme que Breton tient à maîtriser aux yeux du futur auteur de « Jasmin tu es matelot » qui, s’il fréquente les artistes et les littérateurs de toujours, n’en demeure pas moins un homme intègre capable de remettre sur pied un vieux mas, mais également une grande sensibilité qui installe sa réputation auprès des meilleurs.

Le livre s’articule autour d’un malentendu opposant Kober à la nouvelle équipe stalinienne. On sait combien le phénomène fut courant lors de diverses rencontres nécessairement agitées. Jacques Kober bataille pour attiser « l’intraitable » qui n’a aucune ambition d’école littéraire mais celle de découvrir et de changer la vie au plus près de la vie, entouré de ses admirateurs les plus fanatiques. André Breton, dont on fêtera bientôt le quarante-cinquième anniversaire de la mort, « persiste » dans cet ouvrage conçu tout à sa gloire mais en sauvegardant une grande part de vérité.
Sur plus de 50 pages denses, Jacques Kober rassemble les témoignages où le positif et le négatif s’affrontent, se heurtent, se complètent à telle enseigne que l’auteur des « Manifestes » en ressort moins « pape » et plus humainement écrivain.
On retrouve dans cette étude les noms de Pierre Schroven, Antoine Colavolpe, Pierre Grouix, et Jean-Michel Robert.

Daniel Leuwers justifie la postface : « Grandeur pour l’essentiel ».

Dans ce « Cahier collectif » où André Breton, dépoussiéré, plus actuel que jamais, « persiste », les nouveaux « Surréalistes » « signent », et c’est une belle leçon de modestie et de poésie.

Les Surréalistes furent toujours des êtres sensibles capables de tout. Et du meilleur.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Michel BAGLIN : De chair et de mots, Le Castor Astral, 114 p. – 13 €.

Tout comme beaucoup de revuistes (Michel-François Lavaur avec « Traces », Jean-Pierre Lesieur avec « Comme en poésie » ou Jacques Morin avec « Décharge »), Michel Baglin reste lié au titre « Texture », très attachante revue qui laissa derrière elle un sillage des plus créatifs. À ses côtés, à la manœuvre : Michel Baglin qui, par le biais du roman, de la nouvelle, du poème s’établit comme l’un des poètes les plus avisés d’aujourd’hui et c’est une excellente initiative que de le rassembler en une belle anthologie personnelle.
« De chair et de mots » est un tout traversé par l’inspiration d’un créateur dont le charme poétique compose avec la vie de chaque jour.

Poète de l’amitié, poète des contacts (il fut journaliste longtemps), Michel Baglin épouse pleinement la réalité qui l’entoure. Le marcheur qu’il est devenu sait faire halte devant les paysages ou les hommes qui méritent attention. Le chemin qui est le sien n’est pas une route, ni une avenue mais une impasse, un sentier à peine défriché. Seulement perceptible aux connaisseurs.

C’est dire que Michel Baglin découvre pour nous un monde qui nous glisse entre les mains, entre les yeux.

Un monde qui s’évapore dès que né, qui s’évapore pourtant gorgé de suc et de sève.

« Laisser venir au monde tout le réel qu’on porte
et qui mûrit quand on écoute
et s’accomplit si l’on consent.
»

Dans ce livre, chaque mot est un battement de cœur.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd trimestre 2012.

Max ALHAU ou Les Richesses du démuni, par Paul Farellier

Il y a une sagesse de poète dont Max Alhau donne le plus pur exemple : sagesse gagnée à vivre sans jamais exalter ce vivre, mais au prix d’une douleur qui fait le fond de l’existence ; et, de ce fait, sagesse non sereine : souffrir donne bien à connaître, mais reste à souffrir. C’est une « passion », au sens fort du terme, que Max Alhau, dans son livre Le Fleuve détourné, a qualifiée d’exil jamais consenti, signifiant clairement par là qu’il y oppose une réelle insoumission, même s’il reconnaît que seuls le blanc, la brièveté du souffle, de la vie offrent au monde sa légitimité.

Nous avons là un poète de la condition humaine et donc une poésie orientée toute sur la destinée mortelle du cheminement. Celui-ci se déroule au jour le jour : l’espoir est dans le quotidien, puis de même le doute. À chaque pas, les repères menacent de se perdre, et la vie se passe dans l’expropriation :

Cet exode aux allures de conquête
nous ramène en plein soleil,
brûlés par un temps
qui se défait
et nous déboute de nos domaines.
[[Nulle autre saison, L’Arbre à paroles, 2002.]]

C’est bien pourquoi le poète, dans son espace d’évidence pure, nous fait découvrir que même un dénuement nous illustre :

Quand on a tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].[[Le Fleuve détourné, L’Arbre à paroles, 1995.]]

Aussi, dans l’inventaire de ces imprescriptibles trésors, une extrême attention va-t-elle se vouer à ce qu’il y a de plus ténu : à la marge, aux parenthèses, où s’inscrit l’essentiel, ou encore à ce que l’on glane, les mains serties d’épines[[Ibidem.]]… Tout cela parce que l’on n’attend nulle autre saison et qu’il faut cantonner tout désir à la terre, décliner toute promesse de « siècle futur » :

Tout est là
dans la sécheresse des mots,
celle des herbes.
[[Nulle autre saison, op. cit.]]

Même la célébration de la lumière[[in Le Fleuve détourné, op. cit.]] – quelques lignes d’un parcours cosmique au bout duquel les rêveurs de lumière auront vaincu l’absence pour l’éternité – ne veut en définitive atteindre que des confins d’immanence. Dans les ouvrages les plus récents, tel Du bleu dans la mémoire[[Du bleu dans la mémoire, Voix d’encre, 2010, livre dont sont extraites toutes les citations qui suivent.]] , le cheminement spirituel prend une nouvelle ampleur avec un surcroît d’élévation ; la lente approche du poète dans la dimension métaphysique le conduit vers ce point où pourraient se prendre des « paris » décisifs, mais ce Pays, comme il le nomme, demeure celui de l’hésitation et du tâtonnement, lieu d’interrogation continuelle d’un sens, de poursuite d’une vérité fuyante : là se fait le questionnement de l’éternité et de l’absence, deux pôles qui n’ont cessé de l’attirer ; là, l’existence elle-même confine à la simple hypothèse : Si tu existes, c’est au cœur/ d’un vent léger, comme toi, invisible. Et l’on comprend que l’asile recherché, c’est d’abord l’instant et le lieu où se puisse déporter le malheur. Mais si, dans cette recherche, le poète se confie à la mémoire (le ciel met du bleu dans la mémoire), voilà qu’il la découvre impuissante à nous restituer à nous-mêmes – les signes, les visages, les lieux sont passés de l’autre côté du souvenir –, impuissante à nous faire présents à nous-mêmes :

Tu t’arrêtes, il te reste le ciel
et plus rien pour justifier ta présence.

Les signes se multiplient d’un mal-être que Max Alhau sait assumer, en le sublimant sans l’idéaliser. La pensée quasi mystique d’un point désiré où les contraires se confondent jusqu’à s’unir (cette alliance des contraires/ qui est pour nous/ passage entre deux mondes/ et rien d’autre pour le regard) n’aboutit nullement en perspective de salut (On ne peut rien sauver:/ les oiseaux et les mots/ ou même cet instant/ captif entre les paumes/ et déjà aboli). Le terme du voyage humain, terme proche et lointain, est celui de l’absence ; c’est là qu’il faudra poursuivre cette maraude dans un temps/ délivré de tout avenir. Pour le poète, l’autre rive renoue ainsi avec nos origines ou la naissance même. C’est pourquoi rien ne commence, rien ne s’achève et tout a lieu dans « l’éternité » d’une immanente simultanéité :

Je reste au bord du vide,
le corps chancelant
pour ne pas dire « adieu »,
pour ne pas dire « ensuite »
mais comprendre que « maintenant »
a l’éclat de la foudre.

©Paul Farellier

Étude pour la revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Judith CHAVANNE : À ciel ouvert, L’Arrière-Pays, 2011.

La vie fragile, la chaleur à prendre et à donner, et on laisse le monde à distance, par crainte d’être blessé, par défiance de « ces gestes qui pansent la souffrance que, même lointaine, tu pressens au monde », et l’on mijote dans le temps, en meublant d’inventions le quotidien, en élargissant le regard qu’on porte sur les choses. On choisit d’ouvrir son écriture pour éviter d’encombrer son esprit, « on sent ou non, selon le vent, l’odeur de chèvrefeuille », on réclame l’hospitalité à la lumière, on plaide pour « quelque chose comme l’herbe, une bonté à venir », on en appelle à des philtres splendides et si ténus, suspendu « à ces mots dont nous avons tout épuisé/ sauf peut-être l’inespéré – la résonance. » Tout un art poétique s’infuse dans ces pages à l’allure modeste, rythmée par la monotonie des jours serrés autour de la maison et du jardin où figure un cœur immense, « où rien n’a semble-t-il de nécessité ». Un lien fragile garde la vie sauvée que l’on noue et renoue en dressant des constats pour s’appuyer sur des présences familières (« La chaise est demeurée au jardin malgré l’automne ;/ les feuilles du saule parfois se posent sur le siège, parfois le soleil, ou un moineau sur un dossier »), pour se rassurer sur l’état de soi et du monde : Une mésange à l’équilibre/ sur l’arche d’une tige/ de rosier aux roses rouges ;/ ils se sont tus de l’autre côté du carreau/ pour n’être plus/ qu’une seule lumière tournée vers l’oiseau./ Si peu – l’oiseau un temps se balance,/ déjà il a fui –,/ à quoi tient peut-être un amour :/ quand on suspend à deux son souffle pour/ autre chose, n’est-on pas liés dans l’indicible ?

©Alain Breton

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.