SYLLABES DE SABLE, Lionel Ray (Gallimard, Paris, 1996).

Sur ce chemin de rigueur, de douleur lucide et maîtrisée, où le poète s’est engagé dès son précédent livre, Comme un château défait [[Gallimard, Paris, 1993.]] , le lecteur, confident d’un univers sitôt déserté, sera conduit d’une main douce, fraternelle, très sûre, très pure aussi, en ces Syllabes de sable – un titre à la beauté friable, furtivement allitérative.

Au tout premier de ces cent quarante poèmes d’un ensemble fortement unitaire, apparaissent déjà deux des éléments-clés du livre : la « séparation », tout d’abord (Te voici séparé si profondément/ cherchant en toi-même asile), que le deuil rend manifeste, mais qu’il révèle en même temps permanente dans sa valeur de négativité en quelque sorte originaire. S’y oppose l’irrécusable lumière, l’autre élément, sur lequel il serait possible de chercher un peu d’appui, même s’il paraît d’emblée faible et menacé (jour maigre/ échappé à l’abîme), et qui resterait, dans la dépossession, la dissolution de tout, dans la nuit et jusqu’à la fin du livre – et au delà –, l’allié assez sourdement lumineux pour prévaloir à la fois contre et avec le maître Temps.

Car c’est bien celui-là le vrai rival, le vrai sphinx :

Terrible est le visage du temps
tapi en toi
dans un détour de l’être
et qui attend, prêt à surgir.

Face à cet interlocuteur insaisissable et redouté, Le monde alentour se défait, se résout en une géographie frêle dont on a/ perdu l’usage. Le temps, certes, n’a pas qu’un visage ennemi, et la poésie a connu que nous vivions aussi d’une étroite alliance avec lui : tu savais que nous sommes// Les noms du temps, et qu’il nous rêve et nous construit […] inscrit en nous des questions sans réponses. D’autant que le message ne sera pas perdu que délivrait, fermant son livre, le poète de Comme un château défait : le temps qui se dépose comme une encre invisible dans les paroles, j’ai voulu lui donner une chance, et qu’il persiste dans l’envol et dans la chute, dans la fraîcheur des nouveaux élans et dans la catastrophe. Le temps est mon Icarie. C’est sans doute pourquoi une telle minutie dans le mystère est dépensée pour dire, du temps, les images de la plus délicate simplicité :

sable sur sable l’heure épuise
l’heure au nœud du temps.

[…]
dans le retrait, tu écoutes
se disperser les oiseaux futurs.

Et c’est aussi pourquoi tant de respect se devine dans l’intime approche du poète et de son heure inhabitée, cette heure qui n’a pas eu lieu, qui vient dans l’imminence/ et l’impalpable et, avant de basculer dans l’avenir, mérite d’être nommée temps pur.

Cependant, en nous absorbant, le temps ne fait rien d’autre que nous dérober discrètement à nous-mêmes : L’heure/ cette bouche/ qui t’avale/ – puis une autre.// Ainsi tu te défais/ de toi-même/ sans violence/ sans retour. Comme le temps creuse dans les objets, comme il dépose/ en eux sa parole de sable, il conduit tacitement en nous son ouvrage de sape : sans mémoire, sans voix, ses marteaux/ frappent de grands coups de silence/ en nous et contre nous. D’où le désir d’échapper à ce temps insidieux, de triompher de la quotidienne imposture. Il n’est, dès lors, d’autre recours que de se placer hors de soi-même, dans l’heure vide, l’instant sans poids, l’essentiel retrait et la parfaite absence :

Séparé du lieu — de toute parole,
de tout objet obsédant — retranché
hors de tous et de toi-même.

[…]
Tu n’es personne.

Et, comme il n’y a personne, rien non plus n’existe sinon/ l’abîme du rien. Le poème, dont les pas semblaient s’égarer dans le temps massif, va migrer hors du temps, hors de tout lieu, au lieu nul de l’âme vacante, là où même la mort, cette sœur difficile, cette institutrice (comme le temps est maître), s’annihile dans une vraie mort de la mort, disparaît/ dans son propre écho, […] n’est plus/ qu’un mot insubstantiel,/ secret vide, lieu de nulle part.

Ce livre, pourtant, reste un grand poème de deuil, parole entre les deux rives, en recherche de ce qui a fui parmi/ les oiseaux faibles et le temps étroit, toujours guettant la voix dans le silence […] un visage comme un grain d’ombre. Et pure émotion, si dominée soit-elle :

Tu n’es plus
qu’un nom sans personne
une voix silencieuse
et sans ombre.

Comme un jardin qui n’a
jamais eu lieu,
flamme sans feu,
regard qui s’efface.
[…]
Mon amour ! ma jeune saison
murmurante ! rose
ensevelie dans l’eau cruelle !

Durement enseigné par l’irréparable, à la poursuite de quelqu’un// Qui marche plus loin que soi/ fermant les yeux pour entendre et voir/ La nuit de personne dans nulle voix, le poète éprouve comme des alternances de réel et d’illusion, explore la Maya de la présence et de l’absence, se demande si ce qu’il voit est réellement présent ou ne serait pas autre chose que du temps// Épars, des heures disjointes, s’il peut lui-même exister comme/ le peuplier, une corde ou une crevasse. Au moment où il va s’avouer vaincu dans le jeu métaphysique de l’illusion et de la vérité (tu attendais venant d’ailleurs ta vérité […] La vie qui t’arrive du dehors/ n’est pas la vie […] la vérité depuis longtemps t’a quitté […] et tu te retrouves/ dans l’ignorance de qui tu es), c’est alors que le poème, l’art insensé de poésie, parvient seul, par son intériorité d’aveuglante épée lyrique, à délivrer sa part de vérité :

Le poème lui aussi
se lève,
il s’ouvre vers le dedans,
se déchire.

Ce que nous ne savons pas,
le poème le dit […]

Restent, bien sûr, les questions ultimes (Qui nous attend sur l’autre/ rive ? là où la vie/ et la mort se confondent/ et il n’est plus de lieu), mais n’est-ce pas enfin l’irrécusable lumière, entrevue au départ, qui revient dans le dernier poème, soleil entré dans la chambre, à travers montagne et nuages, son chemin sur la table/ et le papier, […] entre les doigts,// Entre les mots ?

et tu te demandais
si cela qui vibre sur la page était

Du temps, un temps très ancien,
visiteur furtif qui approche à pas feutrés
puis disparaît sans écho.

Ainsi s’achève le maître livre qui pourrait bien devenir l’un de ces repères, très rares, permettant, dans une génération, à tout créateur, humble ou magnifique, de se situer lui-même quand il en a pris la mesure. Qu’elle se développe et s’exprime sur le mode de l’indécision, de l’errance, du questionnement, l’expérience poétique ici révélée n’en est pas moins radicale, comme est admirablement adaptée la forme qui la sert : coupe du sonnet français, respecté mieux qu’en ses lois – en son âme.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1998)