HENRI FALAISE (1948-1999), UNE MÉMOIRE D’ÉTERNITÉ

Pendant la deuxième moitié d’une vie trop brève, Henri Falaise révéla une poésie parmi les plus troublantes et les plus mystérieuses que nous aura données la fin du siècle.

Peut-être le charme (au sens premier du mot) qu’elle exerce dans l’esprit provient-il d’abord de ce qu’elle allie, à une extrême richesse et diversité de ce qu’elle donne à voir, une authentique simplicité, pour ne pas dire une humilité, dans le ton même de la voix. Mais ce charme opère aussi à partir d’une évidente empreinte surréaliste : les délicatesses d’un Delvaux, l’insolite d’un Chavée se fondent dans une voix toute personnelle et originale, sans aveu d’allégeance, semble-t-il, ni adhésion raisonnée à une doctrine ; simplement selon la pente instinctive d’une création apparemment « naturelle », parce que souvent exposée, même dans la minutie de son exécution, aux vertiges d’une écriture automatique. Toute une part de l’œuvre de Falaise demeure ainsi enfouie dans une profondeur d’énigme dont le paradoxe est de ne faire sens que par l’indécidable de ses mots. C’est surtout dans Le Cycle des Oiseaux (in Le Pays de Geneviève, 1988), que ce pari poétique est porté à l’extrême. Mais il commande bien d’autres créations de ce poète ; nous citons plus loin, dans notre choix de poèmes, deux des textes les plus étincelants appartenant à cette veine : ce sont les deuxième et troisième de notre sélection. On en remarquera l’étrange beauté qui fait qu’on se tient en leur pouvoir : l’autonomie des mots l’emporte sur tout vouloir comme sur toute censure.

À noter que nombre de poèmes de Falaise, même dans l’étendue d’une grande page, ne sont formés que d’une seule phrase. Sa course peut traverser cinquante univers, déployée à la faveur des incidentes ou des relatives : aisance et agilité d’une plume que ne soucie nullement l’essoufflement possible du lecteur.

Il y a là, dans cette convocation impérieuse des réalités les plus éloignées à travers les plus proches, quelque chose qui, par des moyens différents et bien personnels, rivalise avec les plus hautes ambitions de l’image reverdyenne, ou encore n’est pas sans rappeler la cursive follainienne manifestant la profonde unité des mondes multiples ; quelque chose également qui ressemble assez, quoique, à notre avis, avec plus d’efficace et de réussite, aux « oraisons » baroques, aux concaténations, aux défis syntaxiques d’un Edmond Humeau.

Mais la liberté des mots, l’autonomie du signifiant trouvent aussi, dans l’œuvre de Falaise, une limite qui, loin d’être synonyme d’échec, en assure au contraire le véritable aboutissement poétique : nous voulons parler de ce trouble nostalgique partout sensible chez Falaise, de l’émotion reine de sa poésie. On devinera plus loin, à travers la sécheresse d’un résumé biographique, ce que fut en effet, pour ce créateur, la donnée de départ : à peine né, orphelin de mère ; à peine adolescent, orphelin de père. Même si l’on se refuse à l’idée déterministe et réductrice d’une poésie dictée par le manque existentiel, comment dénier à ce double déracinement sa valeur révélatrice, sinon productrice, d’un destin poétique ? Quelles furent et ne furent pas les sources absentes où la mémoire si cruellement élaguée d’Henri Falaise ne cessa de puiser ?

Peu de poèmes, dans cette œuvre vaste, où l’on n’entende pas vivre et revivre un passé aux présences à la fois fugaces et insistantes, une enfance jamais quittée, dans chaque mot, comme le dit le poète, un leurre et une gloire :

Réconciliée,
la pomme cueillie
appartient
aux confidences du temps
et nous la nommons
parfois
dans l’interdit
pour accepter
au retour du chemin
le paysage fragile
de notre éternité

Et de fait, une lutte avec le temps s’est engagée, parfois perpétuée en litanie avant les jours innombrables ; le poète s’est placé au cœur élu/ de cette intimité/ immense, là même où, dans l’orage, il peut inverser le flot, où, même/ foudroyé/ tout l’avenir/ [lui] revient en mémoire. D’abord, presque sans le savoir, puis peu à peu le sachant, Henri Falaise s’était mis en quête nostalgique d’une éternité. Elle vivait dans l’instant qui meurt, dans la fragilité, la mélancolie, dans le détail d’une ancienne broderie, sous le voile d’une photo sans date :

[…] et je me dis
que le matin
l’éternité
est un apprentissage
qui s’enchevêtre sans raison
dans la simplicité
de la mélancolie
[…]

À poursuivre, sinon à rejoindre, cette éternité, le poète en est venu à récuser la voix de la « vérité » ; il agite le voile de la Maya : peu à peu, j’écris dans un poème où seule l’erreur est lucide, écrit-il en ouvrant son recueil Les Beaux Miracles par un admirable manifeste que nous n’avons pas manqué de reproduire en tête de notre sélection. Il va jusqu’à révéler la présence, l’ultime survivance de ce qui n’existe pas (dans un texte de 1997, dédié à ses enfants, où il « commémore » son propre centenaire… en 2048) :

[………….] Ensuite elle regardera des photographies. Il y aura là une femme aux cheveux bistre fort effacés, un vieux lundi de passerose, et des noms de famille qui ne lui disent rien. Peut-être même quelques paysages […] elle se dira hâtivement qu’en quelque sorte, en des temps éloignés, le souvenir de sa mémoire achevait en rêvant ce qui n’existe pas.

En l’an 2000, les éditions de L’Arbre à paroles (Maison de la Poésie d’Amay) ont réuni en deux forts volumes toute l’œuvre poétique d’Henri Falaise, avec une préface de Jean Tordeur. Les premiers poèmes, si prometteurs, tous les inédits, y rejoignent les recueils publiés chez différents éditeurs. L’ensemble forme un monument non seulement par les proportions, mais aussi par la richesse et la variété de ses parties. S’il permet d’approcher l’émouvante personnalité de son auteur, il donne accès surtout à des perspectives encore mal explorées, mais fascinantes, de l’aventure poétique.

©Paul Farellier

(Note introductive à une biographie résumée et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)