Jacqueline BREGEAULT-TARIEL : Ensorceler une loque – Librairie-Galerie Racine, 2007

Il est pour le moins malaisé de classer cette dernière publication de Jacqueline Bregeault-Tariel. On pourrait la ranger dans la rubrique des ‘curiosités littéraires’ si elle n’était porteuse d’un message qui dépasse le seul caractère insolite de son contenu.

Est-il surprenant que l’auteur ait choisi de placer en exergue une citation du fin lettré que fut le trop oublié Pierre Louÿs, cet amoureux invétéré du ‘mot’ ? C’est dans cette citation éclairante que l’on trouve l’expression : « ensorceler une loque ».

Le propos de Jacqueline Bregeault-Tariel serait-il, ici, secouant notre torpeur, de raviver notre regard, émoussé par l’habitude, et de faire apparaître les mots sous un jour inattendu, autrement dit de nous les faire redécouvrir ces ‘mots de la tribu’ si souvent tombés au rebut ?

La première partie de l’ouvrage est : L’écrivain & le rebut. L’acte primordial consiste précisément à sauver les mots du rebut : « Et si l’on nommait le Rebut. Il porterait haut et fier les stigmates de son nom – c’est important d’aimer son nom, d’être plein de sollicitude envers soi-même, de se saluer le matin, de s’étreindre le soir. // Réchappé du pilon, il lui faudrait du temps à ce malotru vêtu d’une loque usée pour gagner ses lettres de noblesse ! »

Puis, après avoir examiné la morphologie du mot Rebut, après l’avoir réhabilité, nous sommes invités à nous questionner sur son orthographe et les possibles variations de sens que l’on peut obtenir en troquant l’une de ses lettres contre une autre : « Quand tu dis orthographe c’est pour respecter la règle. Mais alors, Le Rebut, si tu changes une lettre, une seule, et que tu annonces rébus en substituant à la rigidité castratrice du t la souplesse d’un vermisseau, si en plus tu l’accentues, tu ouvres des horizons insoupçonnés. » Et Jacqueline Bregeault-Tariel de nous le prouver en appréhendant le mot sous des angles différents, sans omettre, au sein de la phrase, la ponctuation qui, elle aussi, est porteuse de signification.

Dans les pages suivantes, mots et signes, mis en scène dans une sorte de chorégraphie délirante, nous entraînent dans un jeu extravagant et ensorcelant où la démonstration est faite sur les incidences croisées polysémiques, sémiologiques et sémantiques de notre champ lexical. Il n’est pas surprenant que Michaux soit évoqué, qui a su tordre le cou à une certaine rhétorique en loque. J’ajouterai qu’un Michel Leiris, autre goûteur de mots – celui de Biffures – eût apprécié cet exercice de Jacqueline Bregeault-Tariel.

Quoi qu’il en soit, chacun aura sa lecture de Ensorceler une loque et se forgera son opinion. Il est bon dans le ‘ronron ronronnant’ de nos quotidiennes parutions que nous dérange un tel écrit dont le questionnement et l’humour sont revigorants.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Chantal LAINÉ : Incendies du brouillard – Librairie-Galerie Racine, 2007

Les poèmes de Chantal Lainé sont des « paquets lourds de choses légères », pour reprendre l’heureuse expression de Cocteau, qualifiant ainsi la neige, dans Les Enfants terribles.

La palette de l’auteur se compose des vocables : cendre, brume, brouillard, ombre, écume, océan, nuages, vent, vagues, fumée, rivage, miroirs, sable… et ces mots reviennent inlassablement, tissant un décor flou, entre rêve et réalité, où, dans une sorte de sfumato à la Turner, le poète déroule sa pensée et nous révèle ses sensations et sentiments. Au centre, vraisemblablement la perte d’un être cher dont le souvenir, par bribes, est évoqué et se confond avec le surgissement et l’évanouissement du poème sur la page : « C’est un vaste reflet / Blanc de toute inscription / Le tombeau d’une image sur l’eau bleue / Un regard s’élève vers lui / Le suit et l’abandonne / D’autres morts apparaissent / Bientôt le courant / Emporte les écumes / Échappées des fonds marins / Un reste de fumée / À la surface de l’océan / Tout s’envole avec le vent ». Certes, la douleur de cette disparition, dont il est fait état en maints poèmes plaque ses accords dans les graves : « Le monde est noir / Sous un soleil blanc / Et dans la brûlure pâle des couleurs / Le soir prolonge son ombre / Il s’achève et sombre / À la surface de ton regard / sans avoir révélé / Un seul souffle de douleur », mais cette douleur, pour présente qu’elle soit, se veut aussi dépassement par le verbe, ce qu’annonce le premier texte : « La feuille est blanche je la vois / Remplie de mots évanescents / Dont je suis la cendre éparse / Les points sont des pas que je dépasse / Chaque lettre est un monde / Qui n’existe pas ». Le concret et l’abstrait, la matière et l’esprit, le réel et l’imaginaire s’entrecroisent, flottent un instant à fleur de page et s’évanouissent, ne nous laissant que ce goût de l’éphémère, celui-là même de notre existence.

Si ce premier recueil de Chantal Lainé contient quelques faiblesses, dont le recours, un peu trop fréquent par exemple, au mot « étoile », cela est véniel en regard de belles réussites comme : « Le visage des astres lointains / Porte la blessure des glaces / La lumière des idées / Et les parfums inconnus de la mort » ou : « Tes yeux se ferment / devant le monde qui scintille / Et l’oubli / Où tu t’endors / Traverse ton dernier regard ». Cette contraction dans le dire, proche du haïku, atteste d’une maîtrise prometteuse.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Monique W. LABIDOIRE : S’aventurer avec Guillevic et neuf poètes contemporains – Éditinter, 2006 – 18 €.

Le titre de cet essai est éloquent. Toute approche de la création d’un poète est une aventure. Monique Labidoire a choisi de se hasarder dans la voie qui conduit aux neuf poètes que sont : Marc Alyn, Marie-Claire Bancquart, Serge Brindeau, Andrée Chédid, Charles Dobzynski, Alain Duault, Daniel Leduc, Bernard Vargaftig et Serge Wellens, en se référant à l’œuvre éclairante – à la fois novatrice et fondatrice – de Guillevic. L’aventure de Guillevic est en effet celle d’un engagement total dans la vie, elle est l’aventure d’un poète bâtisseur d’avenir qui a pris à bras-le-corps la matière généreuse et souvent ingrate de l’existence, l’incorporant à sa propre création, la pétrissant, faisant ainsi lever cette nouvelle pâte humaine pour obtenir ce pain de poésie qu’il nous a donné en fraternel partage.

Dans son Liminaire, Monique Labidoire nous explique : « Je veux parler d’une certaine perception du fait poétique transmis par Guillevic que j’ai eu la chance de connaître en poésie et en affection pendant plus de trente ans. » Elle met ensuite en lumière les correspondances qui s’établissent entre la démarche poétique de l’auteur de Terraqué et celle des poètes appréhendés : « L’un sculpte le silence, l’autre habite le poème, jusqu’au tremblement de la terre. L’une adresse des messages d’espoir et persévère dans sa confiance en l’humanité tandis que l’autre bouscule la petite musique de la poésie pour nous faire entrer dans une vérité qui nous dérange. » Ce qui retient le lecteur dans cette circumambulation autour de la poésie qui prend, tour à
tour, le visage de chaque auteur, c’est la finesse d’analyse de Monique Labidoire, le don de la formule qui condense en quelques mots l’essentiel de l’art de ces neuf poètes, c’est son aptitude empathique – autant de qualités qu’il faut mettre à son crédit. Cette vivante étude, grâce à la clef guillevicienne et au doigté de son auteur, nous permet d’approcher le Saint des Saints de chaque poète et nous communique incontestablement l’envie de pénétrer plus profondément les œuvres évoquées.

Si tel est l’objectif majeur que s’est fixé Monique Labidoire, sans nul doute elle l’a atteint.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Jacques KOBER : L’inusable des lèvres (2007, Maeght Editeur – 42, rue du Bac – 75007 Paris)

Il n’est pas innocent de voir accoler les noms de Maeght et de Kober, comme le poète s’en explique dans sa postface, se remémorant sa rencontre avec Aimé, à Cannes, en 1944. De cette rencontre allait naître la revue Pierre à feu, avec Léon-Marie Brest, Jean Cassarini et Jacques Gardies, soit une revue qui se donnait pour but de privilégier parmi les quatre éléments du monde, la terre et le feu d’une relance depuis sa ruine, et depuis ses ruines, à la condition humaine. Pierre à feu marquera le début de l’une des grandes aventures de l’art moderne. La maison Maeght, soixante-trois ans plus tard, n’a pas oublié Kober et c’est heureux de la voir éditer cet inusable des lèvres, un recueil au titre éminemment koberien : Île barrant la lagune à l’horizontale – avec l’inusable des lèvres. Paul Sanda, qui signe la préface, écrit avec justesse que, chez Kober, la poésie est de tous les instants, relevant que l’univers est souvent plus minéral et plus végétal qu’animal, donc plus enraciné que mobile, ce qui est étonnant pour un « nomade », car on ne cesse de voyager avec Kober, dans L’inusable des lèvres, comme dans ses recueils précédents : Tout homme et tout amour est un Jonas de cette grève – qui se roule sur d’éternels soubresauts d’hiver ; on voyage physiquement, géographiquement et oniriquement : la mer est une épine dans le gris mouillé de pluie des galets. Il est tout aussi juste d’affirmer que chez lui, c’est un précipité d’émotion qui provoque l’action : Ô comme cette houle est prosaïque qui destine l’amour sans pouvoir prononcer le cri ! Toujours initié par une émotion, le poème de Kober, comme la mer, monte et déroule les vagues de ses images pour se figer en croquis inusable. Le poème part souvent de petits riens, de moments anodins, que le poète intègre dans son univers intérieur, fusionne avec l’état de rêve, pour déboucher sur une surréalité qui lui est propre et qui culmine souvent vers le Merveilleux : L’après-midi rien ne vaut la peine… mais tout d’un coup il y a l’ouverture de la lagune.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Vincent GUILLIER : Maurice Blanchard, L’avant-garde solitaire (2007, L’Harmattan, 5/7, rue de l’Ecole Polytechnique, 75005 Paris, 13,50 €.)

Trop méconnue, voire sous-estimée, l’œuvre de Maurice Blanchard est composée d’une quinzaine de volumes, de plaquettes, et d’un volumineux journal. Elle est de première grandeur. Il s’agit d’un diamant coupant, pur et inaltérable, lancé dans l’œil crevé de la condition humaine. Maurice Blanchard est le poète qui inaugure Riverains du feu (l’anthologie émotiviste de la poésie francophone contemporaine, que je ferai paraître, en juin 2009, au Nouvel Athanor), et ce n’est pas un hasard. Blanchard, qui a écrit : « Le poète n’est rien, c’est ce qu’il cherche qui est tout », est vraiment ce géant de la création poétique, cet aîné merveilleux et intraitable, qui n’a pas encore la place qui lui revient. Quasiment ignoré de son vivant, sauf de quelques-uns et non des moindres (René Char, Paul Eluard, Joë Bousquet, Julien Gracq, Mandiargues, Henri Michaux, Albert Ayguesparse, Marcel Béalu, Jean Rousselot…), Blanchard avait prédit qu’après sa mort, quelques jeunes redécouvriraient ses poèmes. Vincent Guillier est sans doute l’un d’entre eux. Tout comme Maurice Blanchard (Montdidier, Somme) et Marc Patin (Brenouille, Oise) les deux poètes surréalistes du cru, qui ont d’ailleurs travaillé ensemble à la SNCASO, dans l’aéronautique, Vincent Guillier (né en 1978) est d’origine picarde. Ce jeune homme, diplômé en Lettres et en Philosophie, s’est passionné pour l’œuvre comme pour la vie de Maurice Blanchard (1890-1960), et on le comprend. Il a notamment préfacé l’heureuse et attendue réédition de La Hauteur des murs (Le Dilettante, 2006), tout en concevant et en réalisant l’exposition sur l’œuvre du grand poète, en 2003, à l’université Picardie-Jules Verne. S’il ne saurait encore s’entendre comme exhaustif, l’essai de Guillier possède le grand mérite d’être véritablement le premier à défricher un terrain qui est trop longtemps resté à l’abandon, celui de l’œuvre-vie du poète-ingénieur de Montdidier. Né et mort dans cette ville de la Somme, Maurice Blanchard a connu une enfance pauvre, difficile et l’enfer du travail dès l’âge de douze ans. Il s’est engagé, en 1907, dans la marine pour intégrer l’Ecole des ingénieurs mécaniciens. Durant la Première Guerre mondiale, il sera l’un des rares rescapés de l’escadrille de Dunkerque. Dès l’armistice il intégrera définitivement le secteur de l’aéronautique, où il se distinguera comme un brillant ingénieur (s’associant avec Blériot et créant de nombreux prototypes d’hydravions et de torpilleurs). Il possèdera ainsi, dès 1924, sa propre société de constructions aéronavales et obtiendra deux records mondiaux d’altitude. 1927 sera l’année de la délivrance et de la révélation poétique. Durant l’Occupation, Blanchard intégrera le réseau de résistance « Brutus ». Parallèlement, il élaborera dans l’urgence, à vif, son œuvre poétique, et participera aux activités du groupe surréaliste de La Main à Plume, qui le reconnaîtra, et c’est une première, comme un maître. À défaut de devenir un membre à part entière du groupe surréaliste, Blanchard – franc-tireur intraitable – deviendra un compagnon de route, et se liera d’une amitié indéfectible avec Paul Eluard et René Char, qui l’admirèrent et saluèrent en lui : « Toute la vie jetée aux mots enragés, aux mots à face humaine. » C’est cet itinéraire que Guillier, tout au long de son essai (qui comprend également un cahier iconographique et un choix de poèmes), parvient à retracer, s’attachant particulièrement à faire ressentir l’importance du pays natal, des origines du poète et de son enfance-douleur, qui sera à l’origine de sa révolte et de sa colère ; enfance-plaie, dont, jamais, il ne cicatrisera. On remerciera aussi Guillier de ne pas s’être aventuré de façon hasardeuse sur le terrain glissant qu’est l’histoire de La Main à Plume durant l’Occupation, histoire que Blanchard a croisée et dont chacun sait, à présent, qu’en aucun cas, Noël Arnaud et Jean-François Chabrun n’en furent les « dirigeants », mais des membres controversés et pour cause. Le plus important demeure, c’est-à-dire, le génie et la droiture exemplaires d’un Blanchard, qui nous éloignent de la boue.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Jacques TAURAND : Au pays de l’inconsolé, Lettres à Gérard de Nerval (2007, L’Harmattan – 5/7, rue de l’Ecole Polytechnique – 75005 Paris, 11 €)

Jacques Taurand a tôt reconnu l’auteur d’Aurélia, comme un maître, comme un frère, dès sa première lecture nervalienne, durant l’adolescence : « La rupture avec la réalité se produisit sur le champ et mon esprit s’envola, se mêlant à votre souffle pour se fondre avec cet autre réel dont les images imposaient la soudaine évidence ». Rappelons que J. Taurand a déjà évoqué l’inconsolé, au sein de sa nouvelle, Un été à l’Isle-Adam (rééditée aux éditions de Saint-Mont, en 2005). « Ne m’attends pas ce soir car la nuit sera noire et blanche. » Nerval laissa ce simple mot à sa tante le soir de son suicide, le 26 janvier 1855. Il avait quarante-six ans. Ce Nerval, Taurand l’aime infiniment et jusqu’au fin fond de ses déboires, de sa détresse, de ses voyages intérieurs, de sa mélancolie, de sa folie, de son génie : « Votre feu intérieur devenait ainsi votre enfer dont les flammes, en vous purifiant, vous détruisaient. » Taurand aurait pu s’attaquer à une biographie, à un essai. Il n’en est rien. Il a choisi une voie plus intime, davantage en adéquation avec la relation qu’il entretient, tant avec l’homme qu’avec l’œuvre, la forme épistolaire : « Séparons-nous à l’angle d’une rue de votre choix et disons-nous à plus tard pour un autre vagabondage dans vos chimères ». Si tout a peut-être été dit sur Nerval, personne, sauf J. Taurand, n’avait osé l’aborder sous cette forme, par ce biais, c’est-à-dire de poète à poète et de l’intérieur : « Non, ce travail est autre, il est celui qui s’opérait au plus obscur de votre être, dans le silence en fusion de votre conscience, dans ces zones où descendaient vos terminaisons les plus sensibles ». Taurand nous captive et parvient en effet tout au long de ce vagabondage poétique en seize lettres, à donner un éclairage neuf et inédit sur Gérard : le sien, emprunt de respect, certes, mais dénué de complaisance : « Cher inconsolé, pauvre et riche Orphée, soyez en paix dans la nuit de votre tombeau, l’humanité a gagné de votre lumière. »

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Hervé DELABARRE : Le Lynx aux lèvres bleues, illustrations de l’auteur, préface de Jean-Pierre Guillon, (2007, éditions surréalistes, 122, rue des Couronnes, 75020 Paris, 12 €).

Le Lynx aux lèvres bleues est une œuvre fascinante, dont le titre, l’écriture et l’histoire, relèvent du hasard objectif. Les aventures du Lynx ont été écrites à Los Boliches (un petit village d’Andalousie), en août 1963, alors qu’Hervé Delabarre se trouvait en vacances avec Régine Laurent, Annie Le Brun et Jean-Pierre Guillon, qui relate : « C’était le plus souvent le soir que le lynx faisait son apparition. Hervé prenait alors un de ses petits cahiers d’écolier, frappés en couverture d’un énigmatique félin, pour raconter à sa façon les aventures, les rencontres ou les avatars d’un lynx qu’il avait doté de lèvres bleues… Tant d’invention à partir du premier mot qu’il s’était donné, tant de surprise dans le déroulement des phrases, cette façon purement ludique d’en user avec le langage me sidéraient et m’enchantaient au plus haut point. On aurait dit l’esprit de la langue, le vocabulaire, le goût de la narration ramenés à leur fonction poétique initiale, sans remords ni repentir, malgré les embûches du chemin. Il faut noter d’ailleurs que ces deux cahiers livrés aux flots de l’automatisme furent pratiquement bouclés sans ratures. » De retour en France, Hervé Delabarre et son petit groupe gagnent le Lot et Saint-Cirq-La-Popie, afin d’y retrouver André Breton. Subjugué par le Lynx, comme il le fut par le « Poème à Louise Lagrange » (cf. Les HSE, n° 17/18 et Danger en rive, éd. Librairie-Galerie Racine), Breton décide aussitôt d’en publier un large extrait dans la revue La Brèche ; ce qui sera effectif dans le numéro 7, de décembre 1964. Puis, le manuscrit, constitué par deux cahiers, se perd. Il faudra attendre octobre 2004 pour que Jean-Pierre Guillon le retrouve. C’est d’ailleurs ce dernier qui, témoin attentif de cette aventure, signe la préface de la présente édition, rappelant, à juste titre, que le langage du Lynx est dénué de toute utilité pratique, du moindre effet sentimental. Les phrases, les mots eux-mêmes s’y enchaînent dans un respect tout apparent de la syntaxe et des procédés narratifs traditionnels, mais c’est pour mieux les subvertir de l’intérieur. Le Lynx est très certainement l’une des œuvres les plus puissantes qui aient été produites par le biais de l’écriture automatique, qui vise, rappelons-le, à atteindre les états seconds de l’esprit, en laissant de côté les visées logiques, esthétiques ou morales qui enferment et compriment l’individu : La lune sur les yeux, un cormoran aux lèvres, je quittai les lieux, salué par une haie de moignons enduits de sucre, auxquels je ne prêtai guère d’attention, d’autant qu’un émissaire du Vatican s’était dissimulé parmi eux. Avais-je rencontré la mer ? Sur l’hippocampe en feu, à forme de comète, ma main demeurait, en visière, toujours prête.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Serge BRINDEAU : Un poème vient au monde, Postface de José Millas-Martin, (2007, éd. Librairie-Galerie Racine, 23, rue Racine – 75006 Paris, 15€)

Serge nous a quittés il y a onze ans, le 27 avril 1997, à trois jours de son soixante-douzième anniversaire. Un poème vient au monde, est donc un recueil posthume qui rassemble un choix de poèmes inédits, écrits entre 1947 et 1997. Rappelons que Serge Brindeau (Porteur de Feu dans les HSE n°19, avril 2005) est né le 30 avril 1925, au Mans (ville qui, le samedi 8 décembre 2007, a donné son nom à une rue – ce qui fut le cas aussi pour trois autres poètes manceaux : Dagadès, Moreau du Mans, Joël Sadeler). Serge a partagé sa vie entre l’enseignement de la philosophie (au lycée du Raincy) et la poésie ; il a collaboré à de nombreuses revues, dont la première série des Hommes sans épaules (qui édita sa plaquette Mentions marginales, en 1954), mais aussi , et bien sûr, Le Pont de l’Épée. Poète et critique de premier plan, mais aussi conférencier, Serge voulait « vivre avec les hommes de son temps », se reconnaître en « un regard qui passe. Marcher dans les couloirs. Monter, descendre. Poursuivre dans la rue ses chemins d’encre, d’eau noircie. » C’est ce qui explique notamment son amitié et son combat pour la Poésie pour vivre, aux côtés de Jean Breton, avec qui, en 1964, il écrivit la fameux Manifeste de l’homme ordinaire. Dès 1969, il fait partie du comité de rédaction de la revue Poésie 1. En 1973, aux éditions Saint-Germain-des-Prés, paraît La Poésie contemporaine de langue française depuis 1945, un panorama de mille pages, devenu depuis une référence incontournable sur le sujet. Sa création poétique ? Un jeu d’amour avec les mots pour être soi en dépit des conflits : « Nous ne pouvons dire ce qu’est la poésie, ni ce qu’elle fut, encore bien moins ce qu’elle sera. Mais vivre en poésie, nous le pouvons. Je le crois. » Lire Un poème vient au monde ne revient pas à lire les « fonds de tiroir » du poète, mais l’un de ses plus beaux recueils, au lyrisme épuré et lapidaire : Depuis qu’on a blanchi les murs – La solitude écarte ses rideaux.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Pierre DHAINAUT : Levées d’empreinte (Arfuyen), 90 pages – 12 €

Depuis lecture de Bulletin d’enneigement (Sud – 1974) et notre commune admiration pour Raymond Roussel, j’ai suivi, avec l’intérêt que l’on imagine, la publication de ses multiples ouvrages durant plus de 30 ans. L’œuvre de Pierre Dhainaut, fluide, étale, limpide, égale à elle-même et toujours différente, s’inscrit dans une préhension immédiate de la réalité, mais une réalité exacerbée où les mots, choisis, désignés, cernés, désirés, expriment la douleur sans jamais la célébrer. La dramaturgie qui se fait jour dans les divers recueils publiés n’est perceptible qu’au travers d’images la plupart du temps paisibles et situées dans un contexte de vastitude éclairée où le Nord occupe une place de choix.

Il faudrait parler d’élégance pour situer la poésie de Pierre Dhainaut. D’élégance et de lenteur. Il existe quelque chose de définitif, d’apaisé, d’essentiel dans les vers qu’il nous offre, et c’est chaque fois la ligne d’horizon qui limite les actes des individus. Mais il nous laisse surtout deviner le voyage au-delà du regard.

« Terre sèche, terre blanche, le ciel dévore ses oiseaux / en haut du promontoire : les mains en se crispant / ne font qu’ériger des murs insatiables. / Aucune aide autre part. Au raz de l’herbe / tous les jours, à toute heure, la tempête est chez elle… ».

Levées d’empreintes appartient à ce que Pierre Dhainaut a de plus précieux : le dialogue avec l’Autre, cet Autre qui tente de réconcilier les ennemis, d’allonger la plage, la page, de dénoncer l’intolérance.

L’œuvre de Pierre Dhainaut s’articule autour d’un vaste réseau où le poème s’inscrit en lettres de feu et où, « d’une syllabe inattendue », il sculpte le charme de la vie, le sauvage du temps jusqu’à l’apprivoisement des rives et des mots.

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)

Paul SANDA : Pour la chair de l’île, Gravures et encres de J.G. Gwezenneg (Océanes) 50 pages – 10 €

La préface de Jacques Abeille ne laisse aucun doute sur la nature de ce récent ouvrage de Paul Sanda dont le Surréalisme est la porte de sortie en même temps que l’outil créateur qui sape la candeur afin de révéler l’espace. Si, pour lui, « la nuit / est à table », c’est pour mieux gérer les continents de la mémoire où courent les lèvres les plus riches en salive ouatée.

Surréalisme pas mort à bord de ce vaisseau coulissant entre arpège et midi, concassé par les plages d’une nativité précoce où l’île d’Oléron recompte ses étés, où la poésie déroute ses voiliers et taxe la syntaxe d’un peu de courbe et de parfum.

Le rêve est citoyen et cousin germain de Jacques Kober ou de Guy Ducornet qui œuvrent quelque part entre escale et grand vent.
On se risque à fêter quelque orgueilleux présage, on oublie de changer la couleur des étés. Et si Paul Sanda dérive jusqu’à la chair de l’île, c’est pour mieux gambader au solstice venu.

Le jeu subtil du poète s’articule au plus urgent des comparaisons qu’il secoue d’un geste large et qu’il détaille avec lenteur afin de sublimer les ondes du plaisir.

« c’est la fin du voyage l’accordéon frôle le signe lumineux des grimoires de ma peau si rugueuse si flasque des varechs »

On ne doutera pas que j’ai aimé ces pages sauvages, rebelles, où l’imaginaire fait un pied de nez aux oiseaux de passage.

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 25, 1er semestre 2008)