Richard ROGNET : Élégies pour le temps de vivre, Gallimard, 2012, 13,90 €.

De tous les livres de Richard Rognet, nous parvient, sous l’émotion, une voix toute personnelle, dans le registre de l’âpre et du voilé, quelque chose comme un rayon dans l’obscur, que renvoient les facettes d’une âme illuminée. L’unité de cette œuvre tient à la fois à l’élan du vivre et au désir de se surmonter pour un inaccessible. D’un ouvrage à l’autre, l’écriture change, l’ascèse produit des couleurs nouvelles sans briser jamais la continuité du parcours. Le poète a médité successivement le lien d’abîme entre vie et mort (Le Transi et Je suis cet homme), le détachement des amours (Recours à l’abandon) ; il s’est livré à l’imprécation ironique, même à la dérision (L’Ouvreuse du Parnasse, Seigneur vocabulaire, Belles, en moi, belle) ; il a laissé enfin cheminer, sous un apaisement de pure apparence, la passion d’une mémoire totalisante (Dérive du voyageur, Le visiteur délivré, Le promeneur et ses ombres et Un peu d’ombre sera la réponse).

C’est ce dernier territoire que viennent habiter les poèmes si justement intitulés Élégies pour le temps de vivre ; et c’en est bien le climat qu’ils prolongent autour d’un lecteur dont toute la sensibilité se trouve soudain mise en éveil.

Paradoxe de ce livre : inspiratrice pourtant – provocatrice essentielle de ces poèmes –, si envahissante est ressentie la mémoire, qu’il faut, dès l’invocation liminaire (Ne reviens pas, les retours nuisent au temps/ de vivre), conjurer le personnage mystérieux qu’elle enfante (celui qui résiste en moi,/ sous les pierres ensevelies sous/ d’autres pierres) ; par un nouvel usage de la parole (défaire/ chaque mot et se noyer en lui), il faut désapprendre/ qui je suis […] errer jusqu’à l’entrée/ d’une maison où je n’attends personne. Car la mémoire est sans pitié :

Quoi donc, avec le temps,
s’est mis entre nos corps ? Quelle
pauvreté du cœur ? Quel immense
chagrin du fond de la mémoire ?

Sans pitié aussi, la confrontation avec toutes les amours qui ne/ seront jamais que des traces de fleurs ; et ce questionnement :

Et moi, si près de toi, qui suis-je ?
qui m’obsède ? Ce qui reste de l’homme
après qu’il s’est enfui ?

Sans que la coupure soit tout à fait nette ni soudaine, elle se produit vers le milieu du livre, à la faveur d’ailleurs du retour progressif d’une « forme fixe », bien sûr relativement permissive (que l’auteur avait utilisée déjà dans Je suis cet homme), la coupe du sonnet, qui domine entièrement la seconde moitié des pages. Ce versant du livre est celui d’une paix, certes par moments cruellement rompue (cette photo retrouvée par hasard, entre deux magazines, au grenier), mais reconquise de patience obstinée :

Le long de la rivière, dans le soir apaisé, tu
remontes vers la forêt où t’attend la clairière
toujours éveillée, la clairière aux ombres,
ancestrales, celles que tu portes en toi, mais

qui, en même temps, perdure là-haut, avec des
douceurs de mousses chatoyantes, de pierres franches,
de plumes perdues par les oiseaux, d’insectes
mêlés aux poussières du temps, […]

Un homme est là, parent d’un monde proche qui peut lui rendre l’innocence du souffle et le calme du sang, lui faire entendre la leçon d’humanité immédiate des oiseaux complices de la lumière, celle des arbres et des plantes (Chers crocus, tendres flammes…), pour le réconcilier avec lui-même dans son propre langage. Et ce n’est pas la moindre réussite de ce livre, profondément troublant et fascinant, que d’avoir su, avec tant de bonheur et de simplicité, dans une langue pure, affranchie des tiraillements idéologiques du moment, parcourir ce chemin de la vérité en soi-même.

Un bel équilibre : intelligibilité totale et mystère préservé. À notre avis, un sommet de poésie. À lire d’urgence.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.