On entre dans ce livre par une page de magie, calquée dirait-on sur ce moment d’émotion où s’accordent les instruments dans la fosse d’orchestre. C’est précisément de la justesse de ton que se soucie l’auteur dans ce texte inaugural : une féconde rêverie de fin de nuit, environnée de la couleur bleue du mystère, poursuit tout d’abord et démultiplie l’image toujours si prégnante du poète démiurge ou prophète qui nous transfigure dans l’incendie du temps. Pourtant, la tension des cordes sur le chevalet sera réglée, non pas sur telle « musique des sphères », mais à l’opposé, à un humain diapason de réalité, de proximité :
[…] le poète que chacun parmi nous pourra découvrir en soi-même, porteur d’une humanité vraie, faite d’espoir et de crainte, d’élans, de peines et de passions, celui qui, tant qu’il le peut, tient encore les mancherons de la vie et s’avance solitaire dans les labours de fond de notre condition plutôt désespérée.
Et de fait, au fil des trois parties de cet ouvrage (Dans l’incendie du temps, Artisan de toi-même, Poussière de soleil), c’est un proche que nous suivons dans sa mémoire qui est aussi la nôtre, dans la « condition » que nous partageons, et même au cœur de nos ultimes questions « sans réponse ». Le principal interlocuteur, oserait-on dire, demeure le temps, auquel se mesure Sylvestre Clancier ; il prend ainsi rang dans l’innombrable lignée dont fait aussi partie un poète comme Lionel Ray, qui a défié « le Maître Temps », et dont, en l’adoptant, il cite, tirée de Syllabes de sable, l’expression : « dans l’incendie du temps ».
Te voici dans le temps
qui te brûle
après le matin de l’enfance
à nul autre pareil
[…]
Mais le souffle du temps t’égare
te voici habité
par un feu surprenant
qui a longtemps mûri
dans l’attente de la vie.
L’œuvre de mûrissement du temps décantera même le rapport père/fils qui affleure dans un délicat et sensible poème (page 41), permettant au poète « Sylvestre » d’assumer, non plus la charge, mais l’émergence en propre de son nom :
te voici plus près de toi-même
une personne moins abstraite
qui accepte l’écriture des jours
celle que tu signeras
de ton nom.
Ce travail du temps l’emporte d’ailleurs, inexorable, sur l’effort, dit pourtant « souverain », de la mémoire qui savait se bâtir « un lieu »
où rien ne changerait
ni la lumière du jour, ni les visages aimés
ni les paroles échangées dans l’enfance
alors qu’on ne peut plus rien voir sinon
la lumière s’altérer
les visages passer comme fleurs en été
les promesses et leurs mots se laisser dissiper
À l’avant-dernière page, entre mémoire et temps, le poète se déclare même « pris entre deux feux ». Dans les tons crépusculaires où s’achève le livre, les deux derniers vers désignent ce qui aura été recours suprême et inattaquable :
La couleur de ta nuit
demeure la poésie.
Une parole qui sait rester émouvante dans la simplicité du vocabulaire et de l’expression, une manière assez inhabituelle de rendre à tous partageable ce que l’on révèle de plus personnel.
©Paul Farellier
Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2013, 2.