FRESQUE AVEC ANGE, Pierre-Alain Tâche, La Dogana, 2012.

Entièrement tourné vers les ciels d’Italie – une Italie mentale, et surtout picturale, tout autant que charnelle –, ce livre illustre l’une des plus résilientes énigmes de la « chose » poétique : depuis l’Ut pictura poesis d’Horace, ici sobrement relayé dans les vers de Montale placés en exergue, quel poème n’a-t-il pas dû, un jour, hésiter, voire transiger, entre ces deux partis extrêmes devant le monde : le « représenter » ou le « changer » ? Pierre-Alain Tâche préférerait, lui, l’« habiter » : il nous immerge, avec ces pages, dans un paysage d’art, celui de peintres italiens du Quattrocento (ou du siècle précédent, pour l’un d’entre eux), et non pas, d’ailleurs, dans les tableaux eux-mêmes, mais dans la dimension plus proprement poétique qu’ils atteignent une fois transposés et en quelque sorte « retraités » dans la mémoire du poète et de son lecteur. Ils composent alors une nature seconde dans laquelle nous pouvons nous mouvoir par la pensée tout aussi aisément que nous le faisons quand le poème induit la présence même du monde – et plus précisément de l’Italie, œuvre d’art à elle seule – en tel de ses « lieux » bien réels ; or, notre auteur, nous ne saurions l’ignorer, sait tout spécialement en dresser des « états », et ici, nous nous laissons entraîner vers un village de Toscane, ou dans l’île sicilienne d’Ortygie, ou encore sur le lac alpin d’Orta.

Ce n’est pas, au demeurant, que le poète soit dispensé d’effort s’il veut passer de la « nature seconde » de l’art à l’immédiateté d’un pays. Il en témoigne en Toscane :

Le premier jour, tout (vigne, olivier,
chêne vert et cyprès) s’est retrouvé
figé, peut-être même prisonnier
d’une fresque, où je m’égare volontiers,
flanqué d’une suite arrogante d’images.

Mais, dès ce passage réussi, l’instant saisi, le lieu visité, si modeste soit-il (la cuisine/ où chuintait le bois vert), promeuvent à leur tour au plus haut des émotions artistes :

L’ici n’avait plus le pouvoir
de congédier l’ailleurs
– et l’inverse était vrai pourtant !
Un temps d’immense sablier
coulait sur les choses mortelles.

Au terme de ce recueil, qui regroupe différentes époques et, à travers la fluidité du voyage, toute une glane de sensations prises au plus aigu du regard, leur donnant à la fois forme et sens, le poète se livre à une sorte d’« examen de conscience », semblant se reprocher, par exemple, une vision d’art muée en refuge ou voilement de la face sombre de la condition humaine :

J’ai cherché la source de lumière
[…]
dans les calices des coupoles d’or
ou sur le caparaçon des chevaux.

Le soleil nettoyait les villes.
Je n’ai pas su, je n’ai pas voulu voir
les montagnes de détritus.
Je regardais ce qui m’élèverait.

Il accroche un soupçon d’illusoire à l’interpénétration de l’art et de la vie :

J’étais dans l’illusion des noces.

Le paysage était souvent
le double vivant d’un tableau.
La ville devenait son musée
dès l’instant où je la quittais.

Avec la même intime lucidité que dans l’épilogue du Dernier état des lieux (éditions Empreintes, 2011), le poète en arrive à se suggérer qu’il n’a pas écrit la poésie qu’il voulait écrire :

Je fus comme un enfant,
face aux excès de la beauté :
excessif à mon tour.
Rien n’a été réduit à l’essentiel
[…]

Me reste, me sera resté
la sensation sournoise de l’inachevé.

C’est là le « ressenti » de tout vrai créateur – à nos yeux, un signe supplémentaire d’authenticité, et comme un charme de plus à reconnaître à ce livre particulièrement attachant.

©Paul Farellier

Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2013, 1.