PORTES DE L’ANONYMAT, Pierrick de Chermont, Éditions de Corlevour, 2012.

Dans l’œuvre en devenir de Pierrick de Chermont, l’étape des Portes de l’Anonymat révèle, par-delà les motivations subjectives d’un poète, des enjeux de longue visée. Le livre J’appartiens au dehors (Librairie-Galerie Racine, 2008) – qui fut, en 2009, l’un des deux finalistes du Prix du Poème en Prose Louis Guillaume – atteignait déjà à une authentique confrontation au réel. Ce qui est réel ici, c’est l’existence d’un dehors, d’un extérieur, mais si proche, si disponible, tellement à portée des sens et, croirait-on, du sens, qu’il lance paradoxalement une invitation permanente à s’y tenir, à s’en faire un intérieur. Portes de l’Anonymat renouvelle et approfondit cette approche d’un point de contact entre le monde intérieur et le monde extérieur. L’auteur, au cours d’entretiens, s’est expliqué sur la « double pression » à laquelle, selon lui, ferait face sa génération : d’un côté, le poids de « quelques figures emblématiques du vingtième siècle », tellement sacralisées par l’admiration, qu’elles occupent un espace considérable dans le monde intérieur du poète, jusqu’à y créer une sorte d’assourdissement et de dépossession de soi ; et, de l’autre, la vie qu’il mène, source permanente d’impressions, d’émotions, de réflexions, si émiettées, si disparates qu’elles pourraient décourager toute quête de sens. D’où ce besoin urgent d’un point de fusion de ces deux univers, rendant possible l’écoute simple, voire humble, d’une source fraîche et accessible qui redonnerait vie et sens à nos jours.

Ce que le poète ne saurait dire lui-même, il nous revient d’en faire état à partir de l’espace ouvert par ce livre, et où se joue, dans l’éblouissement, la condition même du poète. En réalité, cette poésie entraîne bien au-delà de toute intention déclarée, et c’est là d’ailleurs l’un des signes de son authenticité. Il est vrai qu’elle prolonge et magnifie la parole du livre J’appartiens au dehors. Mais comment ne pas voir aussi que, en toute indépendance, ce nouvel ouvrage s’est très justement désamarré pour une navigation libre ? La pensée y est libre, la forme, libre aussi, car le verset dont le poète s’est rendu maître, même confronté à d’illustres modèles comme Segalen ou Claudel, fait entendre sa voix bien personnelle et nulle autre :

D’OÙ VIENT CETTE POSSIBILITÉ DU REGARD, cette surprise de vivre, plus profonde que la plus farouche des émotions ?
Bientôt la nuit. Ah, si je parvenais à me tenir ici, malgré la fermeture de l’heure, à éprouver
La vie sobre et variée, je reprendrais le chemin alerte et souple comme une algue dans le jeu des courants,
Me rirais des faiblesses et des manques. Il est si difficile de se croire en vie,
De se découvrir fils et frère d’un grain de souffle, d’une feuille au vent sur les quais d’un port,
De s’ouvrir par le regard, malgré son mélange d’attente et de déception prémonitoire.
L’exercice ne suffit pas, mais il mobilise la force, brûle des provisions qui nous furent confiées.
Sauf que le regard ne reconnaît pas l’homme ; rien de sa robe d’humus ne le distingue de la terre.
Reste sa voix qui hante les forêts et les champs,
Qui traverse la solitude et se découvre dans le cœur de l’autre, comme du miel sur la pierre des montagnes.
[…]

Rares sont les livres capables d’éveiller autant d’échos ; même en faisant la part de la subjectivité propre à toute lecture, il doit bien y avoir là quelque chose dont la réussite de l’auteur est seule responsable.

©Paul Farellier

Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 2013, 2.