Pierrick de CHERMONT : Des Citronniers et une abeille. Postface d’Alain Breton (Librairie-Galerie Racine, Paris, 2000)

Sous le titre rusé, sous le masque sinisant de l’esthète et sans nulle velléité de prétendue révolution langagière, voici ce qui est rare : un verbe où nous sentons poindre comme un avènement dans notre poétique occidentale parfois si platement surmenée. Et d’abord, ce poème se fait libre oraison : il sait dire sa faim de Dieu, non sans une brusquerie toute claudélienne. Il est aussi parole d’amour dans la mutuelle présence/ absence, avant qu’un soleil encore nous sépare (Je ne contiens rien de toi/ mais un baiser dont tu as soif).

Au fil des pages, qui sont autant de paysages peints ou de profondes méditations (Le soir descend parfumé de sagesse/ brûlante impatiente et nue), Pierrick de Chermont nous initie à son art de haute stature où nous voyons réapparaître, et la bure du moine-soldat, et le chatoiement du vrai « dandysme » (au meilleur sens du terme, c’est-à-dire alliant aristocratie, élan esthétique, humour et profondeur) ; sous des dehors énigmatiques et précieux (mais jamais inutilement), il nous achemine sur les voies sacrées (Ah la grande fête qu’est le détachement de soi-même/ non par cette attente encore sensible au tremblement de vivre// Mais par la main fière […]).

Une très belle postface d’Alain Breton, elle encore poème et vérité, relance comme un feu de miroir sur cet ouvrage en tous points réussi : ce livre – cela non plus n’est pas si fréquent – est aussi un plaisir de lecture.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 11, 2ème semestre 2001)

VOIX DANS LA NUIT, Jean-Paul Hameury (Éditions Folle Avoine, Bédée, 2000).

Au départ, la double image d’un arbre/ d’un cheval/ qui tombèrent d’un coup, tronc et flanc versés/ à même la terre. Ce sont des morts. Certes, la mémoire les garde sous leur lumière vivante, mais pour poser l’ultime question : est-il un monde qui les contienne encore ? Ainsi s’ouvre l’abîme de ce livre, « abîme du monde » désigné en trois lignes d’Heidegger choisies pour épigraphe.

Pour que nul n’en ignore, la porte de la transcendance est aussitôt fermée, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles comme en miroir de celles d’Exils[[Jean-Paul Hameury, Exils, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler : « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence (cf. Requiem[[Jean-Paul Hameury, Requiem, Thierry Bouchard-Folle Avoine Éditeurs, 1994.]] : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici.). Et c’est pourquoi ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Parvenue au bout du terrestre, la sorte de parabole qui clôt la première des quatre séquences de Voix dans la nuit doit être citée en entier, car elle dit bien, d’une manière qu’à première vue seulement on pourrait croire paradoxale en perspective immanentiste, ce qui distingue encore et sépare radicalement un au-delà d’un en deçà :

Sur la frontière on m’arracha les yeux
puis on m’enfonça d’autres yeux
dans les orbites afin de voir
ce qu’avant je ne voyais pas.
On sutura mes lèvres.

Dès lors j’allai entre soleils et neiges
par des chemins sans retour
voyant toute chose clairement
et non plus comme dans un miroir
— mais je ne pouvais plus parler.

J’attends qu’on vienne couper
les fils qui scellent ma bouche.
J’attends qu’on me rende aveugle
comme autrefois — qu’on me ramène enfin
sur le seuil de l’ancien jardin.

L’épigraphe de Heidegger s’accomplit : le poème « éprouve » et « endure » l’abîme, il y « atteint ». Nous sommes prévenus que c’est sans retour.

Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi dans la deuxième séquence, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être —? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité.

La troisième séquence, la plus désespérée peut-être, dévoile un paysage humain déchiré entre ce qu’il est/ et ce qu’il fut. Chacun des poèmes qui la composent offre un visage différent de l’inévitable, qui est aussi l’irrémédiable : triomphes mués en défaite, failles de la terre en séisme de l’âme, puanteur d’Elseneur se perpétuant au désert de l’histoire, disparition des mythes fondateurs… jusqu’au jardin — inhabitable désormais/ pour des âmes défaites. Une page surtout met impitoyablement en scène l’irruption de l’inexorable :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Dans la dernière séquence, la parole émane de celui qui a vu par-dessus le fleuve infranchissable évoqué au début du livre. La parole est celle d’un voyageur fatal (J’étais donc parvenu/ aux bords extrêmes de l’Occident./ J’avais donc vu cela : le soleil/ se coucher une fois pour toutes/ — laissant toute chose dans le silence/ laissant les hommes contre la nuit) : celui qui a tenté de dire s’il n’est rien d’autre que le rien […] de montrer l’invisible et de dire l’indicible ; celui-là est-il toujours vivant ou déjà mort ? Surtout doit-il taire ce que lui a enseigné l’expérience abyssale ? Le dernier poème habite littéralement une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles.

Même et surtout s’il fait se rebeller à sa leçon dernière d’une vérité que seule autoriserait la mort, ce livre est véritablement envoûtant, où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Il dit le prix dont on dut s’acquitter pour son savoir suprême : le prix de la vie.

Qu’il fallut sacrifier
— jusqu’aux cendres.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1-4, 2000)

CÉLINE VARENNE : La Couleur confisquée (Librairie-Galerie Racine, Paris, 1998)

Étrange éblouissement que celui de ce livre ! Confiscation de la couleur, soit, mais vécue – au sein du blanc secrètement habité de son spectre (porteur des rythmes septénaires) – comme épopée vers un invisible : celui du plus vaste assentiment, le oui en forme d’alliance/ […] le don d’émerveillement/ la vertu d’innocence.

Cela commence par une double allégorie : espace dialogué de la neige et du glacier, qui pourrait figurer comme un idéal d’amour à l’extrême pointe du monde :

ses doigts atteignirent
la lèvre de surplomb

[…]
des doigts aveugles
palpèrent le rebord de la vire

Une deuxième suite (Blanc sur la palette) organise, elle aussi, les fortes tensions d’un champ de dualité car c’est d’une rugueuse confrontation peinture-poème qu’elle se nourrit. Et le Peintre que de nombreuses pièces évoquent ici n’a nul besoin d’être nommé au lecteur qui, peu à peu, identifie les signes de sa présence : Paul Gauguin se devine d’abord (par la tonalité, l’invocation à l’originel, au primitif/ avec ferveur), puis s’affirme, se confirme « en clair », tout au long de ces pages de passion vigoureuse (par exemple par des citations ou reprises de titres connus : « Eh quoi tu es jalouse ? » ou encore « Christ jaune »). Mais d’autres peintres, très différents, peuvent, de loin en loin, s’entrevoir comme par des jeux de contrastes (Bosch sans doute, Ensor peut-être ?), et le poème sait aussi se pénétrer de la matière même de la peinture (encres, huile, toile…) et de tout ce qui, en même temps, fait son objet et son « écriture » : ainsi le nu est-il abondamment célébré au même diapason de beauté dans plusieurs poèmes et, entre autres, dans l’impressionnante cohorte des èves chassées de l’Eden (page 66).

La troisième partie, Blanc qui signes, porte encore plus haut l’ambition poétique, ce que reflète d’ailleurs le sous-titre : la force du verbe. (Tu m’appelles/ parole vive […] mes ailes d’ange me concèdent/ la joie pure). Le désir du poème pour la cime invisible/ par excès de lumière conjure les maléfices et les prestiges d’un monde désespéré, annonce la révélation, explicitement trinitaire, pour vivre selon l’amour/ avec tes compagnons d’éternité. L’horizon du texte, singulièrement élargi au point de se dissoudre dans une forme d’abstraction picturale, ombre du blanc/ sur le blanc, nous appelle au delà même des confins, des limites de l’homme […] dans l’être/ hors de l’être/ ciel et eau.

Le style, sans coquetterie aucune, à l’image d’une pente abrupte, demande des hardiesses de lecture. Un livre comme celui-là s’écrit par passion. Il doit se lire de même.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 31/32, 2ème semestre 2000, p. 138)

ISABELLE PONCET-RIMAUD : Marche en la demeure (Editinter, 2000).

Dans une langue très pure, débarrassée de « poétisme » jusqu’à un rien d’austérité, sensible surtout au début du livre, Isabelle Poncet-Rimaud nous précède sur ce chemin mystérieux où chacun, pourvu qu’il unisse désir, courage et lucidité, peut approcher sa propre vérité. L’oxymore du titre, Marche en la demeure, éclaire déjà singulièrement la portée spirituelle du parcours, comme le relève d’ailleurs le prière d’insérer dû à Katty Verny-Dugelay : La « marche » ou mouvement, ici comme une sorte d’arrêt en la « demeure », à l’intérieur de l’être, lieu de réflexion et de contemplation. Autre éclairage très vif, cette belle parole de Gilles Baudry placée par l’auteur en épigraphe à son livre : Sait-on que l’on trouve sa voie où le chemin se perd de vue ?

Nue mais riche d’origine, celle qui prend le départ de l’écriture met aussitôt le cap sur le devenir d’être soi. Elle n’est qu’à l’entame du voyage et, déjà, ne sait plus que pressentir/ le lieu lointain d’où elle revient […] Elle se sait seule/ dans l’amoureuse promesse d’être. On conçoit, dès lors, que la poésie soit ici à la fois, comme pourrait l’inspirer telle sagesse d’orient, la « voie » et le « véhicule », et aussi parade du rire des éternités ; elle place d’emblée le destin personnel dans la quête d’un sens universel unissant l’éphémère/ à l’infini/ des éphémères.

Mais bientôt s’éprouve la rudesse du parcours sur le chemin instable/ où crisse la lourdeur du pas : aucun avenir, le présent n’est que page vide de sens ou encore instant sans voix. Ce n’est que peu à peu que se feront jour les éléments d’une « méthode », d’une « règle de vie » : Être de nulle part,/ sauf de la soif/ de ses terres […] Il faut se désapproprier du visible,/ pour que se dise le secret du souffle […] Il faut taire les voix qui ordonnent/ pour que monte l’indicible […]

Seul le désir peut guider vers le lieu secret/ où demeurer. Quand se manifestent partout la main tendue des prières, […] l’humus des libertés, […] l’offre d’aimer, n’est-il pas tragique d’avoir peut-être oublié qu’entendre/ c’est s’abandonner ?

Non sans avoir aussi, et pudiquement, fait l’apprentissage du rapport à « l’autre » (Se désaltérer de l’autre./ Reposer en ses mots […] Mettre l’autre en sa liberté/ dans le lieu où se déployer. Lui tendre manne de vie/ au désert de ses faims […]), celle qui cherchait trouve soudain ; celle qui s’armait de préceptes – y compris celui de ne plus chercher – se voit brusquement libérée par la grâce inattendue où l’on reconnaît, une fois de plus, le coup d’éclat des expériences mystiques :

Elle regarde tomber la corde
qui la retenait.
Simple serpent sans plus de consistance.
S’ouvre la fenêtre sur le pays adulte,
arbre déplié dans l’air de ses désirs.
Elle tend les mains
et reçoit l’œil multicolore
des rosées qui lui teignent
les doigts des sèves à venir.

Mais, loin que la contrée rejointe soit en rien séraphique – ce qui pourra combler, c’est l’épaisseur d’aimer –, ce pays mien (invoqué comme pays engendré du plein/ dont n’émerge que le manque) attend toujours l’incarnation/ au risque de ta chair, une luminance/ aux terres réincarnées. Vers ces terres promises, c’est encore en l’aridité/ du désert qu’il faudra marcher la demeure.

Une intense prière, alors, s’élève, fruit du regard partagé :

Indique moi la confiance,
le retrait où se déprendre de soi,
l’écoute fragile où frémit ta présence.

[…]
Prête-moi l’amour
en écho confié
par toi.

Amour où il serait futile et vain de vouloir séparer le terrestre du céleste, quand s’arrondit le pas ferme des terres,/ se fend la saveur du ciel, et que le soir est annoncé (dans l’admirable page 56, poème de l’union mystique des contraires au plein du manque […], où l’endroit atteindra son envers,/ liant la mort/ à l’éternité de sa vie.)

Bien plus qu’un très beau livre, où a mûri l’ordinaire du silence, il faut le lire pour sa grande lumière.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 31/32, 2ème semestre 2000, p. 139)

Louis GUILLAUME dans l’Anthologie de la poésie française du XXe siècle

On doit saluer la parution toute récente, dans la collection Poésie / Gallimard, du tome premier de l’Anthologie de la poésie française du XXe siècle, dans la belle édition de Michel Décaudin, revue et augmentée, avec la préface de Claude Roy écrite pour la première édition de 1983.

Louis Guillaume figure dans cette anthologie, aux pages 498 à 501, pour les poèmes ; 538-539, pour la notice ; 565 dans l’index ; 569 dans la table.

Choix fort judicieux, au demeurant, que celui des cinq poèmes reproduits, même s’il se situe hors de la sélection due à l’auteur et ses proches, éditée par Rougerie en 1977, sous le titre Poèmes choisis.

Les deux premiers poèmes cités, « La vitre » et « L’oiseau », dont l’onirisme est si représentatif de la poésie de Louis Guillaume, sont extraits de La nuit parle (Subervie, 1961), livre dans lequel étaient recueillis les textes publiés antérieurement sous le titre L’Ancre de lumière (Subervie, 1958). Du premier de ces deux poèmes, « La vitre », Bertrand Degott, dans sa contribution au Colloque du 26 mai 1997 (Louis Guillaume, poète des songes vécus, Bibliothèque historique de la Ville de Paris, 1997), parlait d’un « texte essentiel », d’un « poème qui fait de la contradiction logique son principe d’écriture ».

Viennent ensuite :

• le poème « Le jour tout neuf », extrait du livre Le Sillage seul (Barberousse, 1967), impressionnante allégorie du temps, avec, entre nuit et nuit, ce jour qui n’est qu’un sommeil, « illusoire / Autant que le cœur noir du silence est réel » ;

• « L’oiseau d’écume », extrait de Fortune de vent (Corti, 1964), trois strophes d’une éternité aérienne, trois fois son envol de sept vers de sept syllabes ;

• enfin, tiré du chef-d’œuvre, l’un des matins d’Agenda (Subervie, 1970 ; Corti, 1988 ; L’arbre à paroles, 1996), le poème 122, « Incertitude » (annoté : « Entre nuit et jour », par le poète sur un exemplaire unique de la première édition : celui de son épouse Marthoune, déposé à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris avec la totalité du fonds Louis Guillaume).

©Paul Farellier

(Note de lecture in n° 25 des Carnets de l’association « Les Amis de Louis Guillaume, novembre 2000)

Jean MALRIEU : Lettres à Jean-Noël Agostini (L’Arrière-Pays, Auch, 1999)

Si vous aimez Le Nom secret, La Vallée des Rois, Vesper ; si vous remontez souvent vers Le Château cathare ; si vous êtes de ceux que Malrieu illumine au détour d’images inespérées, jetez-vous sur ces lettres à son meilleur ami. Couvrant la période 1950-1975, elles peuvent, sans doute, présenter un intérêt « historique » : on y entend, par exemple, l’homme généreux dans son engagement social et politique, ce communiste pur, trop pur (et forcément déçu) comme il y en eut tant, mais rétif à l’endoctrinement, au langage préfabriqué, et, pour tout dire, ami fidèle d’André Breton. Cependant, là n’est pas l’essentiel attrait de ces missives incomparables : parfois lourdement soucieuses ou même désespérées, ou encore empêtrées dans un quotidien mal vécu, elles laissent exploser ce merveilleux de nature et d’amour qui n’appartient qu’à Malrieu (Mais la forêt est là devant la porte, la fenêtre, jalouse, émeraude, avec ses ombres portées et des escadres de guêpes viennent rôder autour des fruits. (…) Il règne un air serein d’antichambre céleste. Le temps ne passe plus. La joie, c’est Josué qui arrête le soleil.). Libre cours est ainsi donné à son lyrisme du paysage, de la chaleur, des plantes, des rues inondées de soleil (superbes errances poétiques dans Montauban ou à Penne-de-Tarn), bref à tout ce qui faisait la « matière » des grandes Lettres à Jean Ballard (1956-63), déjà publiées aux Cahiers du Sud, puis reprises en volume aux mêmes éditions de L’Arrière-Pays en 1992. Mais ici, à la différence des lettres à Ballard, où l’apollinien règne sans partage, la parole lyrique doit d’abord s’extraire de la gangue des soucis, des combats, de la vie prosaïque et fragile, des chagrins implacables. À coup sûr, elle n’en devient que plus précieuse, élevée sur la dignité du tragique. Lisant ces lettres, on mesure enfin l’abîme d’où naissaient des poèmes qui nous faisaient si heureux et libres.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 9, 3ème trimestre 2000)

CHRISTIANE VESCHAMBRE : Les Mots pauvres, (Coll. Grands Fonds, Cheyne éd., 1996, 3ème édition : 1998)

Il n’est pas facile de parler de ce livre, Les Mots pauvres : l’ayant lu, on pourrait se défier de sa propre parole, se sentir obligé d’éprouver chaque mot avant d’en faire usage à nouveau. C’est qu’il s’agit non seulement d’un écrit d’une exceptionnelle qualité, plein de retenue, de pudeur, mais surtout, envers le langage et son rapport au monde, d’un acte de probité – si rare dans les lettres – et d’une expérience de profondeur et de lucidité à laquelle il ne paraît pas possible que le lecteur puisse lui-même se soustraire.

Sous la forme aérée de billets secrètement destinés, jour après jour, à celui qui accompagne sa vie, la narratrice nous conduit pas à pas dans la fable philosophique dont elle a risqué le pari à partir d’un événement certes postulé, mais aussi intime que radical : la perte soudaine de la parole, un matin au réveil, qui la précipite à l’intérieur d’elle-même, d’abord dans la souffrance, puis, progressivement, dans une lumière d’évidence inespérée.

La voici frappée, comme par miracle, d’une claustration qui, peu à peu, devient visionnaire, la rendant réceptive, sans pathos ni prophétisme, à une révélation d’elle-même, des autres et du monde. S’il n’y a plus cette parole-marchandise, cette valeur-travail, cet outil professionnel qui assurait subsistance et statut ; s’il n’y a plus la menue monnaie des banalités d’usage par lesquelles une certaine pratique de la parole fait rite dans l’euphorie facile qui récompense les consensus, il reste à n’être que [s]oi-même dans un silence goûté comme lieu de l’unité, silence tellement valorisé qu’il appelle encore le silence. Dans l’étrangeté de cette nouvelle condition, les signes de la convention sociale n’en finissent pas de s’étioler : par exemple, cet agenda que l’on ferme, instrument dévalué d’une illusion où on se sent propriétaire du temps à venir ; par exemple encore, ce sourire de pure convenance, auparavant si machinalement dispensé, aujourd’hui sévèrement économisé. En sens inverse, des valeurs nouvelles grandissent : le goût de dessiner, de peindre en secret, et, bien entendu, l’attrait du poème, entrevu maintenant comme consentement à la simplicité. Et, par-dessus tout, une capacité de douter encore, où se confirme une tension vers la vérité, vers un absolu qui parle bas.

On ne saurait trop recommander un tel livre : pour ses qualités propres d’abord, qui donnent un plaisir inaccoutumé ; mais surtout pour les prolongements de sa lecture, avec ce sentiment très fort d’avoir atteint, à travers les mots les plus simples, un seuil secret de plus grande authenticité en accompagnant l’auteur dans l’acte le plus intime et le plus mystérieux, celui par lequel un être se quitte, se perd pour accéder à sa vérité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 27/28, 2ème semestre 1999, p. 148)

Claude HELD, Goya – les désastres de la guerre (La Bartavelle éditeur, 1998).

Claude Held, dont c’est ici le deuxième rendez-vous avec Goya (cf. Rencontre avec Goya : les Caprices, La Bartavelle, 1993), nous conduit pas à pas dans la suite célèbre des Désastres de la guerre. Chaque pièce conserve le titre de l’eau-forte qui lui correspond et elle est précédée de quelques lignes resituant très sobrement dans la mémoire la vision du graveur, en lui conférant ainsi, avec mystère, plus de présence et de grâce efficace qu’une reproduction de livre d’art.

Quant au poème de Claude Held – en aucune façon la paraphrase des gravures –, il opère en nous comme révélateur du climat incomparable de ces hallucinants chefs-d’œuvre, et toujours avec une économie de moyens tout à fait digne du haut modèle pictural fréquenté. Comme l’observe l’auteur lui-même dans une prose liminaire, le texte poétique n’est là, tout comme l’image originelle, que pour être débordé par le réel, au sein duquel il œuvre en déplaçant des jeux de miroirs. Travail autonome de vraie poésie, sans nul souci de se faire valoriser par son référent : approche modeste, respectueuse, fidèle.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 5, 4ème trimestre 1998)

Max ALHAU, Le Fleuve détourné (L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 1995).

Il y a une sagesse de poète, plus pure, plus vraie, plus drue, plus habitable enfin que celle des sages de métier. Par ce fleuve détourné, souffrir est devenu connaître. De cette connaissance, le poète nous donne communion en cela même qui fut – et demeure – sa douleur : exil jamais consenti, et qui enseigne pourtant que seuls le blanc, la brièveté du souffle, de la vie offrent au monde sa légitimité. Aussi une extrême attention est-elle, dans ces proses fluides, vouée au plus ténu : la marge, les parenthèses, où s’inscrit l’essentiel, ou encore ce que l’on glane, les mains serties d’épines… Un dénuement nous illustre : d’avoir tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].

Cette belle et profonde méditation, par endroits volontiers aphoristique, s’achève en une célébration de la lumière : quelques lignes décisives pour un parcours cosmique au bout duquel les rêveurs de lumière auront vaincu l’absence pour l’éternité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 5, 4ème trimestre 1998)

PIERRE DHAINAUT : Paroles dans l’approche (L’Arrière-Pays, Auch – 1997)

Paroles dans l’approche : il y a derrière ce titre, simple et médité, beaucoup de la pensée du livre. La parole de Pierre Dhainaut, d’une intériorité qui n’est en rien clôture ni repliement sur soi, au contraire nous la sentons avant tout tributaire des êtres et des « choses », dont elle ne cesse de nous enseigner le chemin et, justement, l’approche :

Nous pencher sur le sable à marée basse
et ralentir et suivre pas à pas ces lignes sinueuses,
ces taches grises, entre les détritus de toutes sortes
où l’écume a séché, est-ce une limite
que montre la mer ? Ce qu’a écrit la vague imprévisible,
à nous de l’épeler.
[…]

Donc, un devoir de déchiffrage, étayé par la foi dans les pouvoirs du langage (Rien ne nous manque,/ rien ne semble étranger pour la langue attentive/ qui réunit le large à la mémoire/ et le mystère à la respiration d’une heure matinale) et surtout par cette faculté d’empathie, plutôt rare chez les poètes, par laquelle l’observation de l’autre se fait intellection profonde, devient vie en autrui. Ainsi, parfois, le regard s’est-il posé sur les vieillards (Ils n’obtiennent de paix qu’en leurs yeux clos,/ leur aube est si étroite) et, le plus souvent, sur le très jeune enfant : celle-ci, rieuse de fouler le craquement des feuilles mortes dans ce matin consacré à la lumière, ou encore sans retard à l’unisson de ce qui vient, quand elle s’apprête à découvrir l’arrivée de la neige, qu’elle ne connaît pas encore ; et ceux-ci, livrés à la nuit et à ses frayeurs, et retrouvés immobiles, debout/ à l’avant du berceau […] la peur en eux plus ferme que la nôtre,/ nous les aidons si peu/ à reprendre souffle et si peu de temps. Et ceux-là encore, d’un autrefois lointain, qu’enfante le souvenir de leur chant dans le si beau poème d’une futaie :

[…] sous les arbres
où les oiseaux commandent aux lumières,

[…]
serions-nous essoufflés une journée complète
à nous tenir à hauteur de leurs lèvres,
nous quitterons très tard la forêt parturiente.

La parole, tout au long de ce recueil, n’est pas moins attentive à tous les jeux des éléments et du paysage, au vent, aux goélands, à l’alouette, aux hirondelles quand elles partent/ comme les enfants dans leurs rondes/ aux cris infatigables. Ce livre est à lire sans faute, et à garder tout près de soi pour y revenir souvent, les richesses ne pouvant s’en découvrir que peu à peu, dans la lenteur de l’approche.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 21/22, 1er semestre 1998, p. 132)