MARCEL HENNART : Aventure d’un souffle (Rougerie, Mortemart, 1996)

Voici un livre qui ne se lit pas sans effort : il y a là en effet une poésie étrange, sombre, défendant son territoire, non par l’opacité du sens ou les obstacles de la forme, mais à proportion de l’intensité du combat qu’elle semble livrer dans l’imaginaire. C’est l’enjeu de ce combat qui justifie l’effort de la lecture, et la beauté du poème qui le récompense.

L’adversaire – aux dimensions métaphysiques qui le montrent peut-être aussi adulé que redouté – est ici le vide, expressément désigné dès la page liminaire et à de nombreuses reprises dans le cours des poèmes. Ce vide, nié par deux oiseaux qui l’effleurent du désir de leurs becs, est inconscience du temps ; il n’est que clignotante mémoire en son néant précis pour le simple passant, ce mort/ qui fait semblant de vivre/ ce reflet échappé d’un miroir éteint à travers le vide du temps ; il est vide entre les herbes des rails qui s’en vont, s’effilochent à l’horizon ; vide assigné même par le sourire dans la sobre fulgurance de ce poème :

sourire à la fragilité d’instant
comme une eau qu’avive un reflet
en cette égratignure
de la lumière
où s’engouffre le vide.

Devant une autre mer, vide dont s’habille la vie, avant qu’ait percé les flots une sourde clarté ; et devant un même soleil […] appelant à un même chemin, un même vide où les ombres se perdent ; et vide aussi de la parole, construction de l’instant, bulle de vide où la pensée vacille en sa pérennité au bord de son abîme ; et vide encore du Parlant et de l’Écrivant lui-même : je ne suis ni ma tête penchée, ni ma main qui écrit, et ne suis non plus, et moins encore, ces mots qui leur répondent, je suis un vide du corps en mon corps, et qui le cherche et le quitte sans cesse en son unité insaisie.

Ce poète nous met donc en face d’une réalité : la mort, auteur d’un simulacre : la vie ; car tout homme meurt avant son heure et nourrit un fantôme en son regard. Dans le vide du monde il n’est pour lui de repos de corps ou d’âme où se loger. À sa fenêtre, devant la nuit finissante, immobile, sans poids, n’ayant de chair […] qu’en [s]on regard, il se meurt en [s]a joie d’un seuil, d’une aurore qui ne vient pas. Et au moment où le monde redevient monde, il ne peut le voir que près de crouler/ si l’invisible main se relâche/ à tout jamais dans le vide univers.

Beau livre, presque désespéré, mais qui, à l’affronter, procure une sorte de joie. Lecture dont on sort fortement ébranlé, notre vie résumée au bref instant mouillé de notre souffle, mais plus que jamais en recherche de ce que l’auteur invoque : ô difficile lumière de l’homme !

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 21/22, 1er semestre 1998, p. 131)

Yves BONNEFOY entre présence et effacement (Sur les livres de poésie d’Yves Bonnefoy)

Une rare unité rassemble au sommet de notre langue les poèmes d’Yves Bonnefoy ; sur plus d’un demi-siècle, une fidélité de ton, d’inspiration et de pensée. Cependant, à lire et relire ces livres de poésie[[Anti-Platon (1947) ; Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) ; Hier régnant désert (1958) ; Pierre écrite (1965) ; Dans le leurre du seuil (1975) ; Ce qui fut sans lumière (1987) ; Début et fin de la neige (1991) ; La Vie errante (1993) ; Les Planches courbes (2001). À l’exception d’Anti-Platon, à la Galerie Maeght, ces ouvrages ont paru au Mercure de France.]] , et en risquant une simplification sans doute abusive, on y discerne comme une évolution thématique avec l’exploration successive de deux versants : de l’Anti-Platon de 1947 jusqu’à Dans le leurre du seuil, publié en 1975, le versant de la présence, attesté par nombre de commentateurs ; puis, à partir de cette date, comme nous le croyons, le versant de l’effacement.

À vrai dire, plutôt que de simples thèmes, s’opposent là deux ordres qui paraissent se disputer la poésie de Bonnefoy – l’ordre de la présence, l’ordre de l’effacement. Quand ils se manifestent, c’est moins par contrariété formelle des caractères que par subtile et subite inversion des signes. La présence va se conquérir, dans l’espoir d’un règne. L’effacement, lui, ne vient qu’en soupçon, s’introduit beaucoup plus tard dans l’œuvre, pour devenir hantise par de nombreuses occurrences ; mais on ne saura même pas si son pouvoir de négativité aura pu jeter plus qu’une ombre sur la présence ; si, en définitive, à l’image d’un doute méthodique se résolvant en cogito, il ne l’aura pas confirmée. Une réponse sur ce point sera peut-être à rechercher dans le livre le plus récent : Les Planches courbes.

Ce qui contribue à rendre cruciale l’opposition de ces deux ordres, c’est que l’œuvre poétique d’Yves Bonnefoy est aussi l’une des plus résolument engagées dans une expérience de l’être. Celle-ci, d’ailleurs, menée dans le prolongement de l’évidence rimbaldienne et sans rien devoir aux instruments de pensée du philosophe : Yves Bonnefoy a très vite récusé le concept, y voyant le premier responsable de notre impuissance à saisir le monde dans sa plus simple et fraîche réalité ; le concept, dès qu’il apparaît, semblant donner congé irrémédiable aux évidences de l’ici et du maintenant – de ce que Bonnefoy invoque si souvent quand il en appelle à une terre.

De ceci, dès l’origine, l’Anti-Platon de 1947 a su témoigner poétiquement :

[…] Ce rire couvert de sang, je vous le dis, trafiquants d’éternel, visages symétriques, absence du regard, pèse plus lourd dans la tête de l’homme que les parfaites Idées, qui ne savent que déteindre sur sa bouche.

[…]

Sensible seulement à la modulation, au passage, au frémissement de l’équilibre, à la présence affirmée dans son éclatement déjà de toute part, il cherche la fraîcheur de la mort envahissante, il triomphe aisément d’une éternité sans jeunesse et d’une perfection sans brûlure.

Dans ce dernier fragment, apparaît cette étrange expression : la fraîcheur de la mort envahissante. C’est que toute l’œuvre poétique qui va suivre, si ancrée sera-t-elle dans la vie et dans la présence, intégrera constamment la mort dans son projet de vérité. En fait foi la citation de Hegel placée en épigraphe à Douve : Mais la vie de l’esprit ne s’effraie point devant la mort et n’est pas celle qui s’en garde pure. Elle est la vie qui la supporte et se maintient en elle. En font encore foi ces quelques phrases, tirées de l’étude sur Les Fleurs du Mal de Baudelaire, dans L’Improbable[[Mercure de France, 1959.]] : Le concept cache la mort. Et le discours est menteur parce qu’il ôte du monde une chose : la mort, et qu’ainsi il annule tout. Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort.

Ainsi, une fois de plus, le mythe d’Orphée se fera source de poésie. Et, dans le premier grand livre de poèmes d’Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, paru en 1953, c’est bien la présence qu’un Orphée innommé va quérir au royaume de la mort, dans l’adoucissement tragique que lui donne le nom si troublant de Douve, quand le poète nous le prononce tout bas :

Je me réveille, il pleut. Le vent te pénètre, Douve, lande résineuse endormie près de moi. Je suis sur une terrasse, dans un trou de la mort. De grands chiens de feuillages tremblent.

[…]

La lumière profonde a besoin pour paraître
D’une terre rouée et craquante de nuit.
C’est d’un bois ténébreux que la flamme s’exalte.
Il faut à la parole même une matière,
Un inerte rivage au delà de tout chant.

Il te faudra franchir la mort pour que tu vives,
La plus pure présence est un sang répandu.

Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, publiée sous le titre La présence et l’image, puis insérée dans les Entretiens sur la poésie[[Mercure de France, 1990.]] , Yves Bonnefoy, se confiant à son public, a raconté lui-même sa rencontre de la présence, survenue à l’époque de sa jeune expérience surréaliste et à la faveur d’une sorte de désappointement, chez lui, à l’endroit de ces signifiants prétendument « autonomes » : […] passée la première fascination, je n’eus pas joie à ces mots qu’on me disait libres. J’avais dans mon regard une autre évidence, nourrie par d’autres poètes, celle de l’eau qui coule, du feu qui brûle sans hâte, de l’exister quotidien, du temps et du hasard qui en sont la seule substance […] la vie comme on l’assume jour après jour, sans chimères, parmi les choses du simple. Qu’est-ce, après tout, que toute la langue, même bouleversée de mille façons, auprès de la perception que l’on peut avoir, directement, mystérieusement, du remuement du feuillage sur le ciel ou du bruit du fruit qui tombe dans l’herbe ?

On entend bien là cet appel à une terre qui nourrit l’obsession de la présence. Philippe Jaccottet, dans le numéro 66 de la revue L’Arc consacré en 1976 à Yves Bonnefoy, a su très exactement caractériser cette obsession. Il évoque la mystérieuse réalité poursuivie, ce que Bonnefoy appelle la Présence. La formule est riche de sens dans ses trois vocables : réalité – la présence est celle d’un monde réel et concret, non pas celle des abstractions ; cette réalité est dite mystérieuse : le monde n’est pas celui des parfaites Idées ; pour mériter sa lumière, il faut d’abord se lier à son obscur, à la terre craquante de nuit ; enfin, et peut-être surtout, cette réalité n’est jamais entièrement saisie, elle doit sans cesse être poursuivie, selon l’heureuse expression de Jaccottet. Et, de fait, la présence chez Bonnefoy apparaît comme une conquête jamais pacifiée, toujours contestée, cent fois reperdue, livrée au doute, écrite puis désécrite, un vrai lieu certes, mais un lieu précaire.

C’est cette recherche inlassable de la présence à travers le temps, à travers la mort, cette quête d’une lumière jusque dans l’ombre même de l’absence, que nous disent tant de poèmes du livre Hier régnant désert (1958). Ainsi, comme dans une de ces fresques italiennes que le poète a tant regardées et admirées, nous voyons une orante, figure de la poésie en état de solitude essentielle, dans la salle basse très peu claire,/ Sa robe a la couleur de l’attente des morts. Et voici que le poète lui dit : Ta présence inapaisable brûle/ Comme une âme, en ces mots que je t’apporte encor. D’ailleurs, dans le poème suivant, Une voix, n’est-ce pas la poésie elle-même qui parle, comme est présente l’ombre au cœur de l’être ? J’entretenais un feu dans la nuit la plus simple […] Je veillais […] J’avais un peu de temps pour comprendre et pour être. Et, de même que, chez Douve, la lumière profonde naît d’une terre rouée et craquante de nuit, de même ici la présence sera débusquée au fond d’un ravin d’absence, où le poète est ce chevalier prédestiné à arracher de la pierre la vieille épée de l’absence : Et tu savais qu’il te fallait saisir/ A deux mains tant d’absence, et arracher/ A sa gangue de nuit la flamme obscure. Un chant d’oiseau le précède vers la nouvelle rive (ce regard, toujours, chez Bonnefoy, d’une rive à l’autre), jusqu’à ce qu’il entende, d’une autre voix : Ecoute-moi revivre, je te conduis/ Au jardin de présence,/ L’abandonné au soir et que les ombres couvrent,/ L’habitable pour toi dans le nouvel amour.

Le jardin de présence, c’est maintenant et c’est ici : Ici l’inquiète voix consent d’aimer/ La pierre simple. Ici, où peut aller Le pas dans son vrai lieu. Ici, dans le lieu clair, où le passage du temps sur le jour – La rose d’heures/ Défleurira sans bruit – s’exprime avec la force d’un sentiment d’adhésion à l’immanence : A peine si le bruit de fruits simples qui tombent/ Enfièvre encore en toi le temps qui va guérir. Admirable ambiguïté de ce temps qui, par la présence, peut se guérir lui-même ou qui sait nous guérir. Guérison en éternité de ce temps de la présence, quand L’oiseau des ruines se dégage de la mort et ne sait plus ce qu’est demain dans l’éternel.

Le recueil Pierre écrite, publié en 1965, porte en épigraphe cette phrase tirée du Conte d’hiver : Tu as rencontré ce qui meurt, et moi ce qui vient de naître. Bonnefoy, traducteur de cette pièce de Shakespeare, ne propose-t-il pas ainsi à la lucidité d’une lecture attentive, hors de toute certitude a priori, le sentiment qu’une vérité réside dans l’alternative vie et mort ? Et de fait, sa perpétuelle recherche de la présence va, ici encore, illustrer ce jugement déjà cité : Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. Pierre écrite comporte, en tout cas, de nombreuses pages intitulées simplement Une pierre ; chaque fois, c’est d’une stèle qu’il s’agit, d’un poème pour une tombe, anonyme certes, mais d’où s’élèverait une voix, manifestant la part que prend la mort dans l’être ou, si l’on retourne le propos, la part d’être de la mort. Ainsi le poète visite-t-il l’absence des morts : il descend vers ce qu’il appelle le lieu des morts (deux poèmes portent ce titre), où l’absence devient présence interrogative, présence qui se tient sur la frontière indécidable entre vie et mort. Deux des « pierres » de Pierre écrite évoquent même cette frontière en une image violente : au mascaret de mort et le mascaret des morts ; le mascaret, comme on le sait, est cette longue vague déferlante produite dans certains estuaires par la rencontre du flux et du reflux ; comment mieux évoquer une communauté d’être entre vie et mort, que par cette vague bondissante qui en est la présence ? La même frontière d’écume reparaît dans un autre poème : Bouche, tu auras bu/ À la saveur obscure,/ À une eau ensablée,/ À l’Être sans retour.// Où vont se réunir/ L’eau amère, l’eau douce,/ Tu auras bu où brille/ L’impartageable amour. Il n’est pas jusqu’au ciel d’été, contemplé dans une nuit bien vivante, où le poète ne ressente le franchissement de cette ligne de l’être : Il me semble, ce soir,/ Que nous sommes entrés dans le jardin, dont l’ange/ A refermé les portes sans retour. Et cette présence-absence est d’une telle force que Bonnefoy, dans un élan non religieux assurément mais quasi-mystique, en appelle à un Dieu qui n’es[t] pas : Dieu qui n’es pas, pose ta main sur notre épaule […] Renonce-toi en nous comme un fruit se déchire,/ Efface-nous en toi. Tout se passe, en somme, comme si le monde devait d’autant plus gagner en présence que le Dieu se serait fait plus absent.

Publié en 1975, Dans le leurre du seuil apparut d’emblée à beaucoup comme une étape essentielle, chez Bonnefoy, dans sa recherche de la présence en un combat difficile et obscur, risqué, incertain. Le livre se compose de sept grandes séquences. Dans la première, Le fleuve, et surtout dans la deuxième, celle qui donne au livre son titre, Dans le leurre du seuil, le poème manifeste l’expérience d’un renversement soudain de la perspective suivie jusqu’alors. Le livre – tous l’ont noté – débute d’ailleurs sur une négation violente : Mais non. Et c’est D’un déploiement de l’aile de l’impossible que le poète, dans la nuit, s’éveille avec un cri/ Du lieu, qui n’est qu’un rêve. Il se lève une éternelle fois, inquiet d’un ailleurs, proche, lointain. Mais de sa fenêtre, le spectacle admirable de la nuit du monde semble avoir perdu, pour lui, l’innocence originelle (cet à jamais de silencieuse/ Respiration nocturne qui mariait/ Dans l’antique sommeil/ Les bêtes et les choses anuitées/ À l’infini sous le manteau d’étoiles.) Et, paradoxe pour ce poète chez qui nous éblouit si souvent le rayonnement d’un sens, c’est la blessure cosmique du sens dont saigne ici le poème tout entier : Le ciel brille pourtant des mêmes signes,/ Pourquoi le sens/ A-t-il coagulé au flanc de l’Ourse,/ Blessure inguérissable qui divise/ Dans le fleuve de tout à travers tout/ De son caillot, comme un chiffre de mort,/ L’afflux étincelant des vies obscures ?

Au moment où il écrivait, dans sa maison de Valsaintes, une première version de ces deux séquences initiales du livre, Yves Bonnefoy apprit la mort d’un des êtres pour lesquels il éprouvait le plus d’estime et d’affection, Boris de Schloezer, philosophe, traducteur de Chestov et musicologue éminent. Cette mort vient s’inscrire dans le fleuve du poème, et les eaux en sont brûlées d’énigme.

La deuxième séquence[[Pour l’analyse de cette séquence, nous avons consulté Olivier Himy : Yves Bonnefoy, poèmes commentés, Champion, 1991.]] , Dans le leurre du seuil, fut écrite – il faut le noter – en rupture de toute forme classique, et du vers, et de la strophe, comme pour indiquer, déjà par ce signe extérieur, que là sera le moment d’une « crise ». D’emblée, elle nous frappe, au sens propre, par une syllabe de violence impérative : Heurte, aussitôt répétée et prorogée : Heurte à jamais. La mort est passée, le nautonier a fait déraper sa barque dans le cours du fleuve. On peut toujours heurter dans l’espoir d’un au-delà : on est dans le leurre du seuil. Quant à la porte, elle est scellée. Tel un Lancelot, chevalier pécheur qui, par trois fois, pourrait s’éveiller au mystère du Graal, mais reste prisonnier de son sommeil, l’homme, ici sous la figure du poète, reste sourd, immobile et ne se lève. Se récuse ainsi la quête métaphysique, se réaffirme l’irréductibilité de l’immanence. Mais cela, l’homme ne le voit même pas, si fascinant pour lui est le leurre. Ensommeillé, bien qu’il reste à veiller /À sa table, parmi les lueurs et les signes, englué du leurre, l’homme ne peut plus voir le vrai lieu, qui s’est effacé sous l’illusion d’un au-delà, dans le leurre du seuil ; la présence est de nouveau perdue. À ce stade de l’œuvre, on pourrait désespérer du langage et de la poésie. Le vers s’est fait bref et tranchant : À la phrase, vide. […] Dans le langage, noir. Le langage, qui ne peut conduire à un quelconque dépassement du monde, se découvre à présent incapable même d’approcher les vérités de l’ici et du maintenant. Dans les livres précédents, il était porteur de présence. Mais il n’est plus, lui aussi, qu’un leurre. (Un quart de siècle plus tard, Bonnefoy n’en viendra-t-il pas à parler du leurre des mots, dans son dernier livre, Les Planches courbes ?).

Les cinq autres séquences, par lesquelles ce grand livre se poursuit et s’achève, renaissent à la présence. Et c’est au prix, cette fois, d’une descente acceptée vers les humbles réalités de la vie : le poème se retrouve comme libéré des essences ; il est descendu de son « théâtre mental », selon l’expression de Jaccottet, pour dire et redire, dans une forme d’ailleurs litanique, son immense acquiescement à l’immanence : Oui, je consens. Un consentement à la terre presque rilkéen foisonne dans un lieu, dans une saison ; et voici que, par un nouveau et brusque retournement de la perspective, Bonnefoy n’hésite pas à se situer dans la certitude du seuil. Mais s’il répète plusieurs fois : Je crie, c’est un cri d’émerveillement, non de triomphe. Il connaît trop, en lui-même, la misère du sens ; bien qu’il voie une avancée/ Dans les mots consentants, il sait la puissance nocturne, sa sourde menace sur le fleuve de notre vie : la nuit/ Nous frôle même là d’une aile insue/ Et trempe même là son bec, dans l’eau rapide. Le livre se clôt comme sur un intervalle cosmique :

Les mots comme le ciel
Aujourd’hui,
Quelque chose qui s’assemble, qui se disperse.

Les mots comme le ciel,
Infini
Mais tout entier soudain dans la flaque brève.

Si la présence perdue a pu ainsi, à la fin de ce livre, se retrouver présence qui s’assemble, qui se disperse, cet infini […] dans la flaque brève ne sera présence que fragile – fragilisée en tout cas, pour tout le reste de l’œuvre, par la « crise » dont le poème Heurte,/ Heurte à jamais aura révélé l’évidence. Et pas moins de douze années s’écouleront avant la publication d’un autre livre de poésie : Ce qui fut sans lumière. Ces années-là seront largement occupées par ce que Bonnefoy a appelé les Récits en rêve, au premier rang desquels le très troublant Rue Traversière[[Mercure de France, 1977.]]. Au fil de ces récits oniriques, que les limites de notre analyse ne permettent que d’effleurer, apparaissent certains signaux et, parmi eux, ceux d’une hantise particulière qu’il est tentant de rapporter à la perception d’un effacement. Cette Rue Traversière, où se brouillent tous les repères si précis de la mémoire d’enfance, on n’arrive même plus à décider s’il faut la situer à l’ouest ou à l’est de la ville. Son nom s’est effacé du plan que l’on consulte avec une sourde angoisse. Son livre est celui d’un temps qui s’efface en lumière : On attend. Rien ne deviendra plus, dans la clarté immobile […] dans le crépuscule des fleurs, des fruits, comme un reste de temps, qui s’évapore. Ou bien, c’est d’une peinture presque éteinte que renaissent des soleils : Je levai les yeux sur la vieille fresque, si ruinée, si fragmentée par les failles de l’érosion des couleurs, des formes, que la ruine, en cet instant d’avant l’effacement absolu, semblait, changée de signe, irradiante, une écriture dans l’écriture […] comme mille soleils relancés par mille miroirs. La hantise de l’effacement peut même devenir telle qu’elle atteint jusqu’aux mots du discours avec cette conclusion désespérée du récit onirique, intitulée Du signifiant :

Le premier mot, c’était « la nuée », le second « la nuée » encore, le troisième, le quatrième, etc., […]

Mais déjà le septième se déchirait, s’effaçait, ne se distinguait plus du déchirement, de l’effacement d’autres plus bas, d’autres à l’infini, […] presque une poudre, blanche, qu’on remuait, vainement, dans ce grand sac de toile grossière, ce qui restait du langage.

Dans le livre paru en 1987 sous un titre – Ce qui fut sans lumière – ne laissant aucun doute quant à l’épaississement d’ombre et d’inconnu qui entoure l’avancée du poème, plusieurs textes, parmi les plus beaux et les plus chargés de sens, disent un effacement tragique : avec le poème intitulé Le souvenir, la présence s’éloigne qui ne fut que pressentie/ Bien que mystérieusement tant d’années si proche. Un adieu de profonde mélancolie monte vers elle, image impénétrable qui nous leurra/ D’être la vérité enfin presque dite.

Et l’obsession de l’effacement poursuit, dans le cours de ce livre, une œuvre inexorable où va, tout d’abord Se déjointer dans l’énigme du temps/ L’être de la présence et de la promesse ; où ne subsistera ensuite, parmi les ronces et le chant du grillon d’été, Que le rien qui griffe le rien dans la lumière ; où le poète enfin ne pourra que s’écrier :

[…] Et poésie, si ce mot est dicible,
N’est-ce pas de savoir, là où l’étoile
Parut conduire mais pour rien sinon la mort,

Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir
L’amande de l’absence dans la parole ?

Viendra alors ce que Bonnefoy nomme la grande neige (dans un livre publié en 1991, Début et fin de la neige) et dont il fait le vœu qu’elle lui soit à la fois le tout, le rien. Neige de l’effacement qui recouvre et assourdit le sens, comme dans le très beau récit-poème Hopkins Forest :

[…] Disparues les constellations d’il y a un instant encore,
Les trois quarts du firmament étaient vides,
Le noir le plus intense y régnait seul,

[…] Je rentrai
Et je rouvris le livre sur la table.
Page après page,
Ce n’étaient que des signes indéchiffrables,
Des agrégats de formes d’aucun sens
Bien que vaguement récurrentes,
Et par-dessous une blancheur d’abîme
Comme si ce qu’on nomme l’esprit tombait là, sans bruit,
Comme une neige.
[…]

Bonnefoy livre d’ailleurs un aveu dans la beauté de dénuement du dernier poème de Début et fin de la neige : cette neige image ce qui n’a/ Pas de nom , pas de sens et à quoi il en est venu à attacher toute sa pensée.

Avec le livre La Vie errante, publié en 1993, les occurrences du sentiment d’effacement se font de plus en plus nombreuses. On y retrouve, d’abord, ce qu’avait annoncé Rue Traversière dans sa chute, déjà citée, Du signifiant, ce qu’avait repris aussi le poème Hopkins Forest dans Début et fin de la neige, c’est-à-dire ce rêve devenu quasi-obsessionnel d’un livre dont s’effaceraient le sens, le texte, les mots et jusqu’aux signes. On lit encore, dans le parcours d’une prose intitulée Paysage avec la fuite en Égypte :

[…] J’ai fait un rêve, cette nuit qui vient de finir. Quelque part, […] je fais une lecture publique. Et voici que soudain dans mon propre livre je lis un mot dont le sens m’est inconnu, puis des phrases que je sais bien que je n’ai jamais écrites, et qui d’ailleurs n’offrent pas de sens. Après quoi c’est le livre lui-même qui n’est plus devant moi, et tout se brouille. […]

Bonnefoy exprime aussi cette obsession, et de façon saisissante, par la figure allégorique des raisins du peintre Zeuxis auxquels, dans ces années, il consacre pas moins de trois suites, toutes reprises dans La Vie errante :

Un sac de toile mouillée dans le caniveau, c’est le tableau de Zeuxis, les raisins, que les oiseaux furieux ont tellement désiré, ont si violemment percé de leurs becs rapaces, que les grappes ont disparu, puis la couleur, puis toute trace d’image en cette heure du crépuscule du monde où ils l’ont traîné sur les dalles.

Il nous est dit encore que ce Zeuxis-Bonnefoy peignait en se protégeant du bras gauche contre les oiseaux affamés, mais c’était peine perdue ; alors, Il inventa de tenir, dans sa main gauche toujours, une torche qui crachait une fumée noire, des plus épaisses ; les oiseaux dévoraient les raisins de plus belle ; pour tenter de ruser contre le prodige de cet effacement, Il inventa de peindre dans le noir, mais c’était sans plus de résultat. Bonnefoy dévoile enfin l’issue tant redoutée pour l’art et, bien entendu, pour toute poésie de notre temps : Il inventa de ne plus peindre, de simplement regarder, à deux pas devant lui, l’absence des quelques fruits qu’il avait voulu ajouter au monde. Et plus loin, il interroge amèrement : Pourquoi en vient-il à désirer de cesser de peindre ? Et même, qu’il n’y ait plus de peinture ?

Un doute radical s’est donc emparé du poème. Le texte donne visage à son propre néant, comme dans cette prose où la grande image divine n’est plus qu’une motte de terre molle dont on refait une boule.

Bonnefoy recourt encore à la fable philosophique d’une civilisation héritière d’un art classique, mais qui désormais refuse les statues : Elle n’avait que des socles vides où parfois on faisait un feu que courbait le vent de la mer. Les philosophes disaient que c’est là, ces emplacements déserts, les seules œuvres qui vaillent : assumant, parmi les foules naïves, la tâche d’inexister.

Comme ils paraissent loin de toute présence, ces socles vides, ces emplacements déserts ! La présence se serait-elle réfugiée dans l’image, offerte par le poète, de ce feu courbé sous l’air marin ? La question mérite d’être posée, car la même image va parcourir un long et admirable poème de La Vie errante, intitulé De vent et de fumée. Lors de sa première parution, ce poème avait pour titre Une Hélène de vent et de fumée. Car c’est la figure légendaire d’Hélène de Troie – envisagée non seulement à partir du référent homérique ou de ses traductions picturales (notre tableau du Louvre, par Le Guide, est expressément évoqué), mais dans l’origine même du désir de Pâris pour la jeune femme de chair – qui s’efface par les degrés d’une métamorphose dans le travail de l’imaginaire et devient statue de vent, puis fumée :

[…] Voici : la semblance d’Hélène ne fut qu’un feu
Bâti contre le vent sur une plage.
C’est une masse de branches grises, de fumées
(Car le feu prenait mal) que Pâris a chargée
Au petit jour humide sur la barque.
[…]

Et Bonnefoy nous délivre la leçon secrète de cette parabole pour le poète :

Chaque fois qu’un poème,
Une statue, même une image peinte,
Se préfèrent figure, se dégagent
Des à-coups d’étincellement de la nuée,
Hélène se dissipe, qui ne fut
Que l’intuition qui fit se pencher Homère
Sur des sons de plus bas que ses cordes dans
La maladroite lyre des mots terrestres.

Comment mieux dire qu’avec la figure, ou l’Idée, ou le concept, le risque, à chaque instant, est de manquer la présence, c’est-à-dire cette révélation mystérieuse de l’être du monde – ces à-coups d’étincellement de la nuée – ces sons de plus bas que [l]es cordes ? Hélène se dissipe dans la fumée des remparts de Troie. Un enfant sur la plage est le dernier à l’avoir entrevue ; sa vision nous enseigne l’incertaine mémoire, la troublante origine, l’inachevable de toute œuvre :

[…] Il avait pris dans ses mains un peu d’eau,
Le feu venait y boire, mais l’eau s’échappe
De la coupe imparfaite, ainsi le temps
Ruine le rêve et pourtant le rédime.

[…] c’est à croire
Que l’origine est une Troie qui brûle,
La beauté un regret, l’œuvre ne prendre
À pleines mains qu’une eau qui se refuse.

Ce n’est probablement pas un hasard si l’un des plus beaux poèmes de Georges Séféris, écrit en 1938 et 1940, lui aussi dans la fascination d’une origine homérique, a inspiré à Yves Bonnefoy le texte éblouissant d’un essai, paru en 2000 dans un ouvrage collectif, Le Mythe en littérature[[PUF, Écriture, 2000.]], et intitulé Le Nom du roi d’Asiné. Ce prince, qui serait enfoui dans l’oubli le plus total si l’incertaine mention de son nom dans l’Iliade n’était venue le ranger parmi les combattants ligués autour d’Agamemnon, Séféris, en témoin de toute une tradition hellène menacée de submersion, le recherche dans le paysage désert de lumière et d’ombre du promontoire égéen qui fut son royaume. Et le roi est là, présence unitaire et regard de masque mycénien dans le rocher brûlé de soleil et de vent ; puis la roche sonne le creux d’une jarre antique, et le roi s’efface. Une chauve-souris, sortie effarée d’une grotte, se brise sur le bouclier solaire. Est-ce le roi ? Bonnefoy s’est livré à une analyse en profondeur, à laquelle nous ne pouvons que renvoyer : non seulement elle éclaire d’un jour pénétrant la démarche du grand poète grec, mais surtout, à nos yeux, elle vient confirmer tout ce que l’œuvre de Bonnefoy lui-même, notamment dans les vingt dernières années, a pu devoir à ce sentiment si fort d’une présence malgré tout maintenue sur le bord extrême où les forces de négativité du destin humain voudraient l’effacer vers le vide.

Et, au fil des nouvelles pages que nous apporte le livre le plus récent, Les Planches courbes, – l’un des plus beaux, assurément, et des plus attachants, dans la permanence d’une œuvre aussi vaste et dans cette fidélité exemplaire au vrai lieu que n’aura pas altérée, mais seulement approfondie, le passage du temps –, comment ne pas reconnaître et partager, une fois de plus, la force de désir, l’élan, que l’on dirait presque mystique, de ce poète vers cette présence-absence mystérieuse et essentielle ? Il nous la fait aujourd’hui retrouver, peut-être encore plus émouvante parce que voix lointaine plus proche que jamais, au seuil du leurre des mots, et c’est l’être même, avec le poème, et résorption du poème au sein de l’être : Écoute, dirait-elle, les mots se taisent,/ Leur son n’est plus qu’un bruit, et le bruit cesse.

Enfin, s’adressant à la poésie elle-même comme chance de salut pour ce monde, il parvient, à l’heure où doivent être relevés les défis du nihilisme contemporain, à fonder une confiance, à affirmer une certitude nouvelle :

[…]
Et si demeure
Autre chose qu’un vent, un récif, une mer,
Je sais que tu seras, même de nuit,
L’ancre jetée, les pas titubants sur le sable,
Et le bois qu’on rassemble, et l’étincelle
Sous les branches mouillées, et, dans l’inquiète
Attente de la flamme qui hésite,
La première parole après le long silence,
Le premier feu à prendre au bas du monde mort.

©Paul Farellier

(Étude pour la revue Les Hommes sans épaules, n° 13/14, 1er sem. 2003)

ADRESSE DE LA MULTIPLICATION DES NOMS, Max de Carvalho (Obsidiane, collection Les Solitudes, Sens, 1997).

En visiteur attentif, on déambulera dans le détail orfévré de ces précieux et vastes poèmes. Certes, il faudra renoncer parfois à décrypter une parole où, à côté de vives clartés, l’auteur semble, ici ou là, jouir de l’enfermement du sens dans un labyrinthe de miroirs. Mais un univers, mille univers sont convoqués en un méthodique vertige de nomination – d’où le titre même de l’ouvrage et quelques vers comme celui-ci : Les choses qui ne meurent pas demandent leur part de noms gravés et de festin. Or, au delà des surprenants pouvoirs d’écriture de Max de Carvalho, ce qui se joue quand il désigne et ordonne, et dans toute son entreprise – qu’il qualifie lui-même d’anamnèse – nous semble être un pari de vérité sur la mémoire, dont la puissance, par exemple, parvient à restituer de l’être à cette morte évoquée :

Telle que tu fus,
telle que n’étant plus, tu es,
n’étant plus d’aucune manière que je sais,

[…]
de cette façon qui cessera de te connaître avec moi
et ne sera en aucune manière transmise,
sinon à ceux qui comme moi cesseront avec eux
— sans eux plutôt —
ton image.

Et si certains poèmes (l’invocation liminaire à la grand-mère ou le superbe morceau intitulé L’Ancien des jours, dont sont extraits les vers ci-dessus) figurent la liturgie d’une Personne, celle-ci, à son tour, irradie vers les multiples démembrements de son image et de son lieu, où se dissolvent toutes frontières, surtout celles de la mort.

On saluera l’étonnante maîtrise d’artiste dont fait preuve Max de Carvalho dans ce premier livre. On lui saura gré de ce plaisir qu’il procure – rare et vif – d’un nouvel horizon de beauté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

ARARAT, Bernadette Engel-Roux (Cheyne éditeur, Le Chambon-sur-Lignon, 1996), prix Louis Guillaume du poème en prose, 1996.

L’Ararat ! n’est-ce pas le toit mythique, le volcan des neiges éternelles, la montagne de toutes les frontières inlassablement mouvantes : écueil allégorique battu par l’histoire, mais aussi et toujours récif diluvien où accrocher le salut d’une humanité ? Une évidence, pourtant, sous l’intense sobriété du poème de Bernadette Engel-Roux : pour elle, au départ, il n’y eut pas d’abord cette « figure » – que le poème, haussé à l’universel, pouvait ensuite accueillir –, mais l’émotion d’une réalité souffrante, historiquement et géographiquement située, celle d’un peuple qu’elle ne nomme pas – les Kurdes –, intimement attestée, semble-t-il, par un proche aux mains pauvres qui ont soigné les plaies de l’homme.

Dans la nuit où décline Orion, le poète, resté seul, dit les mots incertains qui le mènent près du dévouement de cet autre, sous ces mêmes étoiles impitoyables, au milieu d’un nouvel Exode (Canaan d’une déchéance…), tous vers ces neiges ayant hissé leur effroi et leur espoir. Ce qui monte vers l’Ararat, ce n’est plus le fléau divin, non pas les eaux que dit l’histoire dans la colère d’un juge, mais, par une métaphore qui semble inverser celle du buisson ardent de la montagne d’Horeb, les buissons de fer et de feu des hommes chassant les hommes. Et encore leur violence aveugle sur la terre mal déminée, tueuse d’un éternel enfant, gerbe de lui-même éclaboussée :

Oui, qu’il soit demandé compte de l’homme, car ce regard d’enfant, quand même éteint, a traversé le monde, comme une étoile dont voyage encore la lumière.

Mais le poème s’achèvera en miracle d’amour et de compassion. Après le déluge et dans la décrue des rages et des neiges, un peuple est redescendu, pour qui peut être à nouveau épelée sur les flancs dénudés de la terre la renaissante parole du monde. Et, à celui qui avait, dans l’inutile berceau de [s]es bras, désespérément recueilli le dernier regard de l’enfant, elle dit :

[…] tu as pris en toi ce regard étonné dont tu me feras don afin qu’aucune nuit jamais ne le noie […]

Par une écriture où l’extrême passion reste toujours rigoureusement dominée et l’enchaînement des pages supérieurement conduit, Bernadette Engel-Roux nous offre avec ce poème l’un des authentiques témoignages du meilleur lyrisme contemporain.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

VIVANTE INCERTAINE, Jacqueline Roques (Rougerie, Mortemart, 1994) ; TEMPORELLES, Jacqueline Roques (L’Arrière-Pays, Auch, 1994).

On pourra lire séparément ou, mieux, fréquenter ensemble ces deux petits livres et goûter leur parfaite connivence en allant et revenant de l’un à l’autre.

Cela commence comme un album de souvenirs d’enfance – souvenirs délicieux de précision sensuelle, non sans affinités avec le meilleur Colette, de Sido par exemple (ce n’est pas un hasard si Temporelles porte en exergue une éclairante citation du Fanal bleu). On caresse non seulement tout un mobilier rustique « poli par les ans » : de grands buffets silencieux/ La pendule dans l’ombre avec son balancier d’or […] (C’est le temps recueilli des armoires profondes dont nous gardions l’odeur du linge frais et des brins de lavande) ; mais aussi ces animaux familiers qui sont les dépositaires d’une part mystérieuse de notre être personnel : le vieux chien que le ruissellement attriste […], son museau où se dessèchent les larmes brunes des vieux clowns tristes ; et, naturellement, les chats emblématiques, qui trônent ou s’étirent dans plusieurs poèmes.

Mais très vite, on s’aperçoit, dans ce petit nombre de pages, que les souvenirs viennent miner l’instant présent et, plus encore, le destin à venir, qu’ils ont envahi notre monde jusqu’à en tisser le vrai vocabulaire, la seule matière du temps :

Des années de feuilles accumulées sales et blanchies, partout et tout autour sans que rien ne change sans que rien n’ait l’air d’avoir vraiment bougé

tout au plus un souffle tiède et qui monte comme cette moiteur sure qu’exhalent les caves très profondes et très obscures…

De là le sentiment d’incertitude, ou plutôt la certitude de n’être que cette vivante incertaine qu’il faut afficher – comme pour l’affirmer, comme pour l’affermir – sur la couverture d’un livre :

Et soudain je me demande ce que je fais là, seule dans la nuit pluvieuse du parking, avec mon tube de rouge à lèvres au fond de ma poche, à n’être peut-être que le reflet oublié de quelque improbable coïncidence.

Flottement de la personne dans le temps et parmi les choses, déterminant un nouvel espace où il est exigé du poète qu’il change son regard. Ainsi, dans le premier poème de Temporelles :

Ce que vous voyez là, en ouvrant la persienne, n’est peut-être pas vrai : cette campagne tremblée, ces convois pâles de peupliers, une auréole de vieille lumière… La distance qui nous sépare des choses est peut-être proche du lointain. C’est comme une grâce qui s’est posée un peu partout et nous fait tituber à l’approche de l’invisible […]

Graduellement se fait l’apprentissage d’une éternité dont la merveille est dans la profondeur de l’attente. Il règne, sur le lent glissement des journées, une sorte d’intense plaisir de mélancolie où l’on a peur tout simplement, peur, délicieusement […] La vie s’en va peu à peu en heures menues, en gestes esquissés, dans des restes de jours qui n’en finissent pas mais qu’on économise.

Temporelles s’achève dans la demeure brutalement ouverte d’une morte : la maison est vidée, toutes fenêtres ouvertes, traversée de lumière. Il n’y avait finalement aucun secret […]. Tout s’est dissipé. Pourtant il subsiste une faible trace : À gauche, dans l’entrée, pendu à un clou, l’éphéméride de la morte.

Deux très beaux livres qu’on ne saurait trop recommander de lire pour habiter les grands déserts du temps, pour faire enfin nos premiers pas en dehors de l’enfance.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

LA MAYE, Jacques Darras (1/nuit – 3 cailloux, Amiens, 1988) ; LE PETIT AFFLUENT DE LA MAYE, Jacques Darras (1 nuit – le cri, Bruxelles, 1993).

La Maye n’est qu’un modeste cours d’eau : vérification péniblement faite sur la carte Michelin 52, où elle a la malchance de couler en limite de la carte 51, elle compte peut-être une quarantaine de kilomètres de long. Comme, toutefois, grossie d’un petit affluent, elle se jette directement dans la Manche – en Baie de Somme, à l’extrémité sud du Domaine du Marquenterre –, elle peut en toute légitimité revendiquer l’appellation de fleuve côtier. Ne lui a-t-on pas, d’ailleurs, reconnu assez d’importance hydrographique pour lui faire alimenter un canal, le Canal de Maye précisément ? Voilà donc pour la géographie. Pour l’histoire, elle arrose Crécy – et cela n’est pas rien. Pour la poésie, elle appartiendra désormais à Jacques Darras qui, d’en être l’autochtone émerveillé, l’a remerciée en en faisant la coulée centrale d’un livre-« fleuve » comme de juste, d’un livre-univers (La Maye, 488 pages ; Le petit affluent de la Maye, 408 pages « seulement »).

De cette abondance de textes, il n’y a pas lieu de s’effrayer. Ce qui pourrait, à une lecture superficielle (et surtout silencieuse – lecture des yeux), passer pour de la prolixité, n’est rien d’autre qu’une entreprise consciente de restauration de la durée pour le poème, dans l’oralité et le rythme français. Où l’on retrouve, une fois de plus, la question de la forme, cette interrogation permanente de l’art en France. Toujours le renouveau du poème y advient dans la naissance d’une forme ; ce que nous dit Rimbaud, dans la lettre du Voyant, reprochant à Baudelaire, qu’il divinise par ailleurs, une forme « mesquine » (!) : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.

Bien sûr, le poète, au delà même de son dessein avoué, se laisse aussi emporter par l’intensité d’un double flux : sa nature, dont on devine la robustesse et la générosité ; sa culture aussi, que l’on sait imprégnée de la littérature anglo-saxonne, ancienne et moderne, qu’il enseigne à l’Université, et que, traducteur de longue date de Whitman, Pound, Lowry et tous autres, interlocuteur plus récent de Shakespeare[[J. Darras, William Shakespeare sur la falaise de Douvres, Le Cri & J. Darras, Bruxelles, 1995.]] , il restitue dans un français ferme et savoureux. Darras reconnaît lui-même, avec une nuance de bonhomie et un rien de tendresse, cette interpénétration culturelle dont son poème ressort nullement affadi, mais tout revigoré. Ainsi dans cette correspondance du 18 décembre 1994 :

Énergie « américaine », certes, par longue fréquentation – mais l’un de vos invités me l’a qualifiée de « gasconne » et, au-delà du sourire, j’ai apprécié le compliment. Oui, le poème est pour moi un élan, ce mot unique au lexique français que les Anglais empruntent pour le « rugby ».

On pourrait détailler les procédés d’écriture plus ou moins originaux par lesquels transite le poème de Jacques Darras : par exemple, dans La Maye, le déroulement « synoptique » (pages de gauche et pages de droite, ces dernières parfois divisées en deux colonnes inégales) de plusieurs séries de textes à éclipses et réapparitions périodiques – signalées par le retour de typographies « dédiées » faisant un peu l’office d’un leitmotiv wagnérien ; par exemple encore, le passage par les états les plus divers d’une prosodie, tour à tour éclatée en vers ultra-courts et en vers très longs tirant sur le verset (non-claudélien), et de proses éblouissantes, ponctuées ou non ponctuées ; ou encore, dans l’étonnante dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, le recours à un rythme octosyllabique, très libre sur le traitement vocal de l’e muet. Mais rien de tous ces jeux ne signe vraiment la nouveauté de forme que nous évoquions.

Cette nouveauté, en revanche, nous la trouvons radicale dans l’espace créé par la durée du poème ou, plus exactement, dans l’arpentage de la parole par quoi se forme une succession de paysages à l’infini, à parcourir en très longues foulées. Et c’est ici qu’il faut bien se rendre à cette évidence : le regard n’est pas le même, dont on embrasse dans l’instant le « vélin » d’un sonnet de Mallarmé – joyau tout entier gravé sur l’âme dans le même temps qu’y peut irradier chacune des gemmes le formant – , et que l’on fait courir ou plutôt nager dans le flot de Darras. On ne peut jauger, juger ou simplement goûter le poème de Darras que sur la distance. Un « Vendée Globe » en somme, plutôt qu’une visite à Marmottan.

Sur ce millier de pages, toutes ne sauraient avoir le même poids. Il en est qui peuvent être parcourues seulement pour le sourire, souvent le calembour, pour l’agacement… ou le tam-tam – cette dernière notation dépourvue, faut-il le dire, de la moindre ironie : on pense plutôt à l’Orphée noir de Jean-Paul Sartre évoquant ces poèmes qui se nomment des tams-tams, parce qu’ils empruntent aux tambourinaires nocturnes un rythme de percussion tantôt sec et régulier, tantôt torrentueux et bondissant. L’acte poétique est alors une danse de l’âme…[[Situations III, Gallimard, Paris, 1949, p.253.]] Mais beaucoup d’autres de ces pages, pour nous, sont irremplaçables.

Au premier rang, trop subjectivement peut-être, nous élisons les poèmes de l’onde, tous ceux que traverse d’abord l’humble flot de la Maye :

maye, petite maye, petite flèche d’eau coulant dans la craie des batailles, nul arc, nulle arbalète gênoise ne t’a tendue mercenairement vers l’anglais, tu entres simplement dans la tourbe des noms, des fougères, ponctues l’angoisse du courlis d’une phrase limpide, t’envoles à heure fixe avec la mer dans la réserve des marées, petite arche voyageuse, voûte vive, petite arche errante sans autre relique qu’un reste d’eau, qu’un inépuisable reste d’eau soluble, qu’un insoluble chemin d’eau qui nous semelle l’âme.

Puis viennent ceux que la Maye, multipliée en esprit, transmue en déploiement des plus vastes flux – nombre de ces poèmes sont des fleuves whitmaniens et, comme tels, ils arrivent à la mer, à l’océan planétaire, à l’élément liquide avec lequel Darras entretient une irrépressible affinité. Mais il y a aussi l’arbre, image et symbole : arbre du fleuve, des rivières et de leurs affluents, arbre du sang dans notre corps, arbre parfois solitaire, dressé sur le ciel, mais surtout peuple innombrable et unanime (les arbres de la forêt n’ont pas d’existence singulière) auquel Darras nous initie dans un poème de haute futaie, au titre opportunément polysémique : usages de la forêt (sixième « chant » de La Maye). Et partout, des « morceaux » inoubliables : au début de La Maye, par exemple (p.12), une très héroï-comique, paléonto-humoristique et néanmoins émouvante page inspirée par la figure puissante de l’Abbé Breuil ; ainsi encore (p.153, position du poème), une fine satire, sans méchanceté, de la création poétique. Puis, ce testament à la Villon, ce roman plié en huit (l’octosyllabe !) : la dernière partie du petit affluent, Autobiographie de l’espèce humaine, où l’auteur trouve en lui-même, dans son propre corps, dans ses os et, bien sûr, avec les nôtres, les chemins mystérieux d’une évolution darwinienne ; il s’y donne tout loisir de contracter nos lointains paléontologiques et notre passé immédiatement historique, notre présent prosaïque, notre devenir onirique… Ce ne sont là qu’échantillons que nous croyons représentatifs, tirés de cette œuvre protéiforme, grande parlerie d’un baroquisme parfois outrageant, le plus souvent fascinant, où le modernisme de l’apparence ne fait pas oublier la « villonelle » dont fréquemment pointe la source, ni la rhétorique rabelaisienne ni les réflexes rimbaldiens, ducassiens, – peut-être même surréalistes, en dépit des dénégations probables de l’auteur.

En tout cas, cette modernité-là, malgré certains tics ou affectations d’époque qui parsèment l’œuvre, s’oppose, nous semble-t-il, à celle de la déconstruction et du nihil : nous la sentons profondément restructurante ; et l’on pourrait appliquer à Jacques Darras, en en transposant les termes dans l’ordre poétique, un jugement semblable à celui qu’exprimait Strawinsky en 1931, après l’audition d’une nouvelle cantate de Hindemith : Cette composition d’une grande envergure offre, non seulement par ses dimensions, mais aussi par sa substance et le caractère varié de ses parties, une excellente occasion d’approcher la personnalité de son auteur, d’admirer son généreux talent et sa brillante maîtrise. L’apparition de Hindemith dans la vie musicale de nos jours est un événement heureux, car il représente un principe sain et lumineux parmi tant d’obscurité.[[Chroniques de ma vie, Denoël et Steele, Paris, 1935, tome 2, p. 174-175.]]

Aux lecteurs que n’effrayent pas les explorations au long cours, nous prédisons avec confiance l’heureuse traversée.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3 – 4, 1997)

Odile CARADEC, L’Âge phosphorescent (Multiples, collection Fondamente, Longages, 1996).

Une parole fine et robuste tout à la fois, et qui se sourit en elle-même ; sourire bienfaisant pour dire l’émotion des instants, des odeurs, les joies d’un corps en plénitude ou l’amitié douce de l’animal : les grands yeux mordorés de la chienne Vanille/ m’auscultent en silence ; sourire bouleversant réverbéré sur le compagnonnage familier des morts : Sous le bracelet de ta montre/ il y a, j’en suis sûre, des pellicules de ta peau/ les morts sont souvent très tenaces. Des façons directes et franches avec le langage, comme s’il ne pouvait ni trahir ni décevoir : embrassé avec sensualité, humour, amour et musicalité. De-ci, de-là, c’est persillé d’un rien d’argot, d’un brin de « villonelle », et ça vous décoche brusquement la chiquenaude initiale/ la joie totale et nue :

Les pelouses gorgées de pluie
les étoiles, la terre
on les serre contre son cœur
c’est le plus doux manteau du monde
un manteau ruisselant
scintillant
sylphidique
Un diaphane, un fragile univers
car il peut basculer dans les ténèbres sourdes
à chaque instant

Ce genre de petit livre relègue à cent lieues bien des créations « cérébrales » de l’époque.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 2, 4ème trimestre 1997)

SYLLABES DE SABLE, Lionel Ray (Gallimard, Paris, 1996).

Sur ce chemin de rigueur, de douleur lucide et maîtrisée, où le poète s’est engagé dès son précédent livre, Comme un château défait [[Gallimard, Paris, 1993.]] , le lecteur, confident d’un univers sitôt déserté, sera conduit d’une main douce, fraternelle, très sûre, très pure aussi, en ces Syllabes de sable – un titre à la beauté friable, furtivement allitérative.

Au tout premier de ces cent quarante poèmes d’un ensemble fortement unitaire, apparaissent déjà deux des éléments-clés du livre : la « séparation », tout d’abord (Te voici séparé si profondément/ cherchant en toi-même asile), que le deuil rend manifeste, mais qu’il révèle en même temps permanente dans sa valeur de négativité en quelque sorte originaire. S’y oppose l’irrécusable lumière, l’autre élément, sur lequel il serait possible de chercher un peu d’appui, même s’il paraît d’emblée faible et menacé (jour maigre/ échappé à l’abîme), et qui resterait, dans la dépossession, la dissolution de tout, dans la nuit et jusqu’à la fin du livre – et au delà –, l’allié assez sourdement lumineux pour prévaloir à la fois contre et avec le maître Temps.

Car c’est bien celui-là le vrai rival, le vrai sphinx :

Terrible est le visage du temps
tapi en toi
dans un détour de l’être
et qui attend, prêt à surgir.

Face à cet interlocuteur insaisissable et redouté, Le monde alentour se défait, se résout en une géographie frêle dont on a/ perdu l’usage. Le temps, certes, n’a pas qu’un visage ennemi, et la poésie a connu que nous vivions aussi d’une étroite alliance avec lui : tu savais que nous sommes// Les noms du temps, et qu’il nous rêve et nous construit […] inscrit en nous des questions sans réponses. D’autant que le message ne sera pas perdu que délivrait, fermant son livre, le poète de Comme un château défait : le temps qui se dépose comme une encre invisible dans les paroles, j’ai voulu lui donner une chance, et qu’il persiste dans l’envol et dans la chute, dans la fraîcheur des nouveaux élans et dans la catastrophe. Le temps est mon Icarie. C’est sans doute pourquoi une telle minutie dans le mystère est dépensée pour dire, du temps, les images de la plus délicate simplicité :

sable sur sable l’heure épuise
l’heure au nœud du temps.

[…]
dans le retrait, tu écoutes
se disperser les oiseaux futurs.

Et c’est aussi pourquoi tant de respect se devine dans l’intime approche du poète et de son heure inhabitée, cette heure qui n’a pas eu lieu, qui vient dans l’imminence/ et l’impalpable et, avant de basculer dans l’avenir, mérite d’être nommée temps pur.

Cependant, en nous absorbant, le temps ne fait rien d’autre que nous dérober discrètement à nous-mêmes : L’heure/ cette bouche/ qui t’avale/ – puis une autre.// Ainsi tu te défais/ de toi-même/ sans violence/ sans retour. Comme le temps creuse dans les objets, comme il dépose/ en eux sa parole de sable, il conduit tacitement en nous son ouvrage de sape : sans mémoire, sans voix, ses marteaux/ frappent de grands coups de silence/ en nous et contre nous. D’où le désir d’échapper à ce temps insidieux, de triompher de la quotidienne imposture. Il n’est, dès lors, d’autre recours que de se placer hors de soi-même, dans l’heure vide, l’instant sans poids, l’essentiel retrait et la parfaite absence :

Séparé du lieu — de toute parole,
de tout objet obsédant — retranché
hors de tous et de toi-même.

[…]
Tu n’es personne.

Et, comme il n’y a personne, rien non plus n’existe sinon/ l’abîme du rien. Le poème, dont les pas semblaient s’égarer dans le temps massif, va migrer hors du temps, hors de tout lieu, au lieu nul de l’âme vacante, là où même la mort, cette sœur difficile, cette institutrice (comme le temps est maître), s’annihile dans une vraie mort de la mort, disparaît/ dans son propre écho, […] n’est plus/ qu’un mot insubstantiel,/ secret vide, lieu de nulle part.

Ce livre, pourtant, reste un grand poème de deuil, parole entre les deux rives, en recherche de ce qui a fui parmi/ les oiseaux faibles et le temps étroit, toujours guettant la voix dans le silence […] un visage comme un grain d’ombre. Et pure émotion, si dominée soit-elle :

Tu n’es plus
qu’un nom sans personne
une voix silencieuse
et sans ombre.

Comme un jardin qui n’a
jamais eu lieu,
flamme sans feu,
regard qui s’efface.
[…]
Mon amour ! ma jeune saison
murmurante ! rose
ensevelie dans l’eau cruelle !

Durement enseigné par l’irréparable, à la poursuite de quelqu’un// Qui marche plus loin que soi/ fermant les yeux pour entendre et voir/ La nuit de personne dans nulle voix, le poète éprouve comme des alternances de réel et d’illusion, explore la Maya de la présence et de l’absence, se demande si ce qu’il voit est réellement présent ou ne serait pas autre chose que du temps// Épars, des heures disjointes, s’il peut lui-même exister comme/ le peuplier, une corde ou une crevasse. Au moment où il va s’avouer vaincu dans le jeu métaphysique de l’illusion et de la vérité (tu attendais venant d’ailleurs ta vérité […] La vie qui t’arrive du dehors/ n’est pas la vie […] la vérité depuis longtemps t’a quitté […] et tu te retrouves/ dans l’ignorance de qui tu es), c’est alors que le poème, l’art insensé de poésie, parvient seul, par son intériorité d’aveuglante épée lyrique, à délivrer sa part de vérité :

Le poème lui aussi
se lève,
il s’ouvre vers le dedans,
se déchire.

Ce que nous ne savons pas,
le poème le dit […]

Restent, bien sûr, les questions ultimes (Qui nous attend sur l’autre/ rive ? là où la vie/ et la mort se confondent/ et il n’est plus de lieu), mais n’est-ce pas enfin l’irrécusable lumière, entrevue au départ, qui revient dans le dernier poème, soleil entré dans la chambre, à travers montagne et nuages, son chemin sur la table/ et le papier, […] entre les doigts,// Entre les mots ?

et tu te demandais
si cela qui vibre sur la page était

Du temps, un temps très ancien,
visiteur furtif qui approche à pas feutrés
puis disparaît sans écho.

Ainsi s’achève le maître livre qui pourrait bien devenir l’un de ces repères, très rares, permettant, dans une génération, à tout créateur, humble ou magnifique, de se situer lui-même quand il en a pris la mesure. Qu’elle se développe et s’exprime sur le mode de l’indécision, de l’errance, du questionnement, l’expérience poétique ici révélée n’en est pas moins radicale, comme est admirablement adaptée la forme qui la sert : coupe du sonnet français, respecté mieux qu’en ses lois – en son âme.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1998)

LE PILLEUR D’ÉTOILES, Claude de Burine (Gallimard, Paris, 1997).

Une voix majeure de l’amour en poésie, amour cosmique au moins autant que charnel, c’est bien ainsi que, dès ses premiers accents, fut unanimement reconnue Claude de Burine. Et l’on voit aujourd’hui qu’en aucun de ses livres récents – qu’il s’agisse de L’Arbre aux oiseaux, paru à La Bartavelle en 1996 et justement honoré du prix Louise-Labé, ou de cet autre très beau livre, publié chez Gallimard : Le Pilleur d’étoiles –, elle n’aura failli à cette fidélité amoureuse. Au contraire, elle ne fait qu’en étendre les territoires et les racines, même si le plus souvent maintenant ils se partagent avec ceux de la mort et n’ont plus pour parure/ Que les perles froides de l’adieu.

Chacun des cent vingt-quatre poèmes composant Le Pilleur d’étoiles mériterait qu’on s’y arrête, si intense en est la charge poétique. Au moins se doit-on de marquer certaines des attaches les plus fortes du livre.

Dès les premières pages, s’affirme l’intime allégeance tellurique de cette poésie : Je viens de la terre/ Je suis née de l’arbre/ Je parle terre/ Je signe verdure ; et encore : Je suis assise/ Dans l’évidence/ De la terre aux oiseaux/ Dans la pâte ancienne des saisons. Et la mémoire active et persévérante du poète ramène, dans les filets de l’esprit et des sens, son pays perdu de dryade au ravissement odorant et tactile :

J’ai marché
Au bord des eaux calmes
D’un étang de pays
Dans les forêts
Où les clairières autorisaient
Les nuits d’étoiles et de vent,
La venue du bouc sombre,
Je n’étais pas avec les mots
J’étais avec le ventre tiède
Du bonheur,
Il sentait l’écorce, la jonquille
[…]

En ce terreau de mémoire, s’élèvent, croissent, puis s’alanguissent pour mourir, les figures d’un amour partagé entre le corps, l’âme, l’autre et le monde ; d’un amour qui, par fulgurances, reste assez puissant dans son être pour se mesurer au temps, presque le vaincre :

Être là,
Te savoir, t’apprendre.
Savoir que je puis te coucher
Dans mes yeux,
Te coucher dans ma bouche,
Toi, debout,
Contre la table épaisse des saisons,
Moi, à genoux,
Sous les larmes amères de l’automne.

Le plus souvent, pourtant, cet amour n’est plus qu’errance et recherche désespérée de ce qui, devenu absence, maintient dans le souvenir l’insoutenable précision d’une présence :

Est-ce ta main de l’ombre
Que je touche
Ou ta main de vivant ?

et encore :

Où est le visage du prince étranger ?
Et dans la bouche
Le cri de son ventre
Dans la soie des étoffes
Qu’une main sûre dénude ?

L’amour, que chaque nuit faisait vivre et chaque aube périr, est donc, par nature, ce qui oscille entre vie et mort – vérité qui s’éprouve jusque dans l’assèchement du déclin :

[…] Tout ce qui faisait vivre
Et mourir à l’aube
L’amour : ses nuits d’or rouge
Et qu’il devienne ce mot qui sèche
Entre les pages de l’Atlas
Insecte mort
Qu’un été distrait, achève.

Après ce cri bouleversant : Adieu l’homme, mon assassin,/ Mon poète, ma seule brûlure, Éros n’est plus que le mendiant, la main tendue qui reçoit le poème :

Je ne demande plus que des miettes de soleil
Qui sur moi viendraient battre
Comme des cœurs d’oiseaux.

[…]

Pour faire chanter le monde
Sur ma bouche,
Entre mes lèvres qui savaient l’amour.

Que reste-t-il alors, sinon l’amour panique du poème ? Moi, j’ai mes certitudes d’orage/ Et le poème comme une île. Car, quand bien même hantés de la mort, ces chants vibrants, une admirable force vitale les traverse. Et ce n’est pas du bout des lèvres qu’on peut les dire : on y engage tout son être, et comme dangereusement. Au cœur même de la plus intime douceur, des mots font violence, des mots trempent de sang et de meurtre les images les plus spontanément liées, soit à l’élan amoureux (Tuer/ Comme on tue l’oiseau/ Comme on tue la femme qu’on aime – ou encore : Je te livre/ Aux chiens de l’orage/ Qu’ils t’égorgent, te saignent) , soit aux retours nostalgiques du passé (chemin qui se souvient/ Qu’hier fut le chant de l’oiseau/ Ou bien, cette tasse de sang/ Bue au jour). « Le sang », pris ainsi dans nombre de ses connotations, vecteur de mort et d’amour, ou par ailleurs, très clairement, dans l’une de ses acceptions communes de vigueur mâle (Je te veux seul/ Avec le sang […] Tes genoux / Tes cuisses qui enserrent la ville,/ Le poivre de ton ventre), le sang est le vrai fleuve nourricier de cette poésie. Sans doute est-ce pourquoi les images les plus troublantes allient partout une faculté innée de jaillissement à la chaleur de l’expérience vécue : Qui nous redira la douceur/ De la plume du faisan/ Qu’on rapporte et qu’on couche/ Au fond des maisons chaudes,/ Qu’on a tué/ Parce qu’il faut bien tuer ses rêves ? Et comment ne pas être ému de cette confession d’un désir dionysiaque où, jusqu’à l’épuisement de l’être, renaît sans cesse le péril d’aimer :

Je n’ai aimé que les rencontres lumineuses d’hommes dans les bars : Pigalle, La salle rouge, un soir, la fumée, celui qui vint avec le danger et avec lui, la chambre sombre, la vie jusqu’à l’aube, la mort et l’amour et la vie suffisent. Aucun mot ne les remplace. Les nommer seulement, les nommer comme on nomme les rois et boire la douleur, le couteau en poche.

Et finir sous les eaux violentes.

Bref, on l’aura compris, une lecture prodigieuse à ne différer sous aucun prétexte.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 1, 1998)

LE MONOPOLE DE DIEU, Claudine Helft (L’Âge d’Homme, Lausanne, 1996).

Claudine Helft nous conduit ici à l’aboutissement d’un triptyque dont les premières étapes s’intitulaient Métamorphoses de l’ombre [[Belfond, Paris, 1985.]] et L’Infinitif du bleu[[L’Âge d’Homme, Lausanne, 1992.]] . Les quatre parties du nouvel ouvrage (La preuve, Les pavés du ciel, La flèche et le bouclier, Le monopole de Dieu) figurent à nos yeux les degrés mystiques d’une destinée par lesquels un amour humain s’élève. Au terme de son parcours sacré qui le transcende, il devient témoin et répond du divin. Mais, si cet amour retourne à Dieu, c’est qu’il lui appartenait dès l’origine, comme le suggèrent d’emblée les poèmes décisifs de La preuve :

Il est ce bien venu d’ailleurs,
qui les a pétris d’un même levain,

[…]
houle qui les roulera sur le pardon du jour
décidé malgré eux, et qui déjà
a fait de l’un la preuve de l’autre.

L’Homme et la Femme furent lavés en fontaine de Joie, et bénis par plus grand ; et ce qui les unit – par delà l’Absence même, que ce livre affronte de part en part, et qu’il apprivoise – était écrit dans la lumière d’avant la Parole,[…] dans la ferveur du bien plus fol / que nous-mêmes, dans l’indicible édit de la Grâce. De là, une présence trop forte pour supporter l’absence, et l’intuition pathétique que l’absence est ce Lieu où tu vis encore.

Et c’est la vie, précisément, que les poèmes réunis dans la seconde partie, Les pavés du ciel, font chatoyer – mais toujours au bord de l’éternel – avec les émotions du bonheur :

Sous la paix des paupières closes :
la perfection du matin,
la lente suspension d’une éternité,
le signe de l’eau et de l’ambre.

Quelques images d’une beauté et d’une simplicité rares suffisent, dans les courts poèmes intitulés La petite fille et Son château, à nous rendre évidente la merveilleuse fragilité du vivre. Épiphanie du sommeil de l’enfant : Madone au premier visage,/ l’enfant surprise en son sourire / a joint ses mains dans le sommeil / où les cils dessinent une ombre. Parabole de son château de sable :

Il l’emmène devant la mer, lui trousse un rêve.
Il suffit d’un peu plus de sable, d’un peu moins de peur.
Il suffit de pousser un nuage
entre deux horizons d’eau, de cueillir
cette perle qui tout à l’heure a fleuri ses cils,
de déplacer une vague sur un songe,

c’est elle qui construira leur château.

Et vers cette vie fragile, menacée et pourtant souveraine, au cœur inouï de cette chance accorte, […] à l’herbe qui coule des prés en soleil,/ couleur d’été, de reines-claudes, mais aussi vers la mort, cohorte de la vie, monte, dans le poème intitulé Chance, la plus émouvante des actions de grâces.

Cependant, avec La flèche et le bouclier, on devra quitter cette sérénité, il faudra boire au revers du ciel, […] il faudra répondre de l’instant qui fit défaut :/ pour l’homme seul,/ l’attente désespère du chemin. On subira même le tempo d’une véhémence, on ira jusqu’à la violence insoupçonnée :

Ne crois plus rien et souffle ton rêve ;
j’avorte d’un ciel.

[…]
Je nous aime : je te hais,

en te reniant, je me renie,
tu rentres dans le rang,
je rentre dans la nuit.
[…]

Je plaide pour la flèche et contre le bouclier.

Pourtant, au plus fort du fracas de cet orage, un cap de fidélité sera gardé toutes voiles ouvertes, un pari sera tenu coûte que coûte : pour l’impossible auquel je ne renonce pas […], pour l’absolu et pour le risque.

Place est ainsi faite au monopole de Dieu, à l’inouï du Pardon, à tant de cieux pour un même Ciel. Enfin sera suivi et retrouvé l’absent comme on suit l’âme des morts,/ que l’on protège. Le poème de Claudine Helft, comme un unisson étoilé en cette fin de livre, consent au dialogue des ombres, à l’envol de la Durée :

nous ne sommes qu’une parenthèse accordée
au Temps, quelque virgule semée au hasard
d’une phrase qu’un Autre ordonne.

À cet Autre s’accorde l’absolue confiance : en son sein, avec le toi retrouvé dans le nous, le poète pénètre déjà la pérennité claire de sa propre mort, fait offrande de sa dernière mue, quand le fil s’amenuise où Dieu simplifie. Irrécusable, la vie aura été le témoin :

Pourtant dérisoire et belle, cette terre,
où tout s’écrit à revers, témoigne, seule,

d’un Ciel.

Il faut lire ce très beau livre, comme ceux auxquels il fait suite. L’extrême densité, l’intériorité de la parole y favorisent mystérieusement l’éclosion des clartés essentielles. Livre de poète et livre de vérité.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 1, 3ème trimestre 1997)