Maurice COUQUIAUD : À la recherche des pas perdus, éd. L’Harmattan, 2012 – 13 €.

À la recherche des pas perdus court un poète heureux. Avec lui, on pourrait croire la déraison poétique fondée en raison : elle ferait amitié avec la science, flirterait avec l’humour, badinerait un instant dans un érotisme de pure malice. La figure du poète tracée ici se veut, par nature, celle d’un homme bon qui voit juste et aura, pour la postérité, planté des graines silencieuses/ dans le printemps de l’imaginaire.

Mais Maurice Couquiaud est un poète bien trop conscient pour pouvoir être soupçonné d’« angélisme », selon le mot à la mode ; pourtant on brûle, tout au long de ce livre captivant, de lui poser la question de la place du Mal dans son univers ; et voilà qu’il a attendu les dernières phrases de son ouvrage pour donner la réponse tant souhaitée – réponse qui éclaire d’un jour singulier le sens de cette écriture délibérément « positive » :

Le Mal nous attend au coin des phrases. Heureusement le poème est le Bien des mots.

Cette formule-clé rend parfaitement compte du charme qui opère dans cette poésie et, en toute priorité, dans la première partie du livre, intitulée Des bancs pour bien rêver ; il s’agit d’une suite de regards à la vraie tendresse poétique, portés sur une série de sièges adaptés aux « circonstances », depuis la banquette de moleskine où s’est « posé le lapin » de la Poésie, dédaigneuse des rendez-vous de café, et qui attend à l’extérieur sur un pliant de fer dans le soleil ; jusqu’au dernier banc où la vieille amie semble s’être échouée (moment plus que tous émouvant : Plus doucement que Dieu, je referme la porte sur le cimetière des images venues mourir ce soir dans mes sanglots.) Preuve de l’extrême sensibilité du poète, qu’il a su discipliner, aguerrir à la discrétion, sinon au complet voilement – ce qui paraît d’ailleurs, entre les lignes, dans la petite parabole de L’Engoulevent, vers la fin du livre : Débarrassé des clichés vainqueurs, tu entreras dans la densité profonde du langage. Une discipline bien ordonnée qui, mieux que la charité, commence par soi-même :

L’humour véritable, avant de tremper sa dérision dans la baignoire du prochain, la rince toujours avec les eaux lucides qu’il emploie pour sa toilette du matin.

Avis sobrement donné à ces bons entendeurs de confrères.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 34, 2nd semestre 2012.

Max ALHAU ou Les Richesses du démuni, par Paul Farellier

Il y a une sagesse de poète dont Max Alhau donne le plus pur exemple : sagesse gagnée à vivre sans jamais exalter ce vivre, mais au prix d’une douleur qui fait le fond de l’existence ; et, de ce fait, sagesse non sereine : souffrir donne bien à connaître, mais reste à souffrir. C’est une « passion », au sens fort du terme, que Max Alhau, dans son livre Le Fleuve détourné, a qualifiée d’exil jamais consenti, signifiant clairement par là qu’il y oppose une réelle insoumission, même s’il reconnaît que seuls le blanc, la brièveté du souffle, de la vie offrent au monde sa légitimité.

Nous avons là un poète de la condition humaine et donc une poésie orientée toute sur la destinée mortelle du cheminement. Celui-ci se déroule au jour le jour : l’espoir est dans le quotidien, puis de même le doute. À chaque pas, les repères menacent de se perdre, et la vie se passe dans l’expropriation :

Cet exode aux allures de conquête
nous ramène en plein soleil,
brûlés par un temps
qui se défait
et nous déboute de nos domaines.
[[Nulle autre saison, L’Arbre à paroles, 2002.]]

C’est bien pourquoi le poète, dans son espace d’évidence pure, nous fait découvrir que même un dénuement nous illustre :

Quand on a tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].[[Le Fleuve détourné, L’Arbre à paroles, 1995.]]

Aussi, dans l’inventaire de ces imprescriptibles trésors, une extrême attention va-t-elle se vouer à ce qu’il y a de plus ténu : à la marge, aux parenthèses, où s’inscrit l’essentiel, ou encore à ce que l’on glane, les mains serties d’épines[[Ibidem.]]… Tout cela parce que l’on n’attend nulle autre saison et qu’il faut cantonner tout désir à la terre, décliner toute promesse de « siècle futur » :

Tout est là
dans la sécheresse des mots,
celle des herbes.
[[Nulle autre saison, op. cit.]]

Même la célébration de la lumière[[in Le Fleuve détourné, op. cit.]] – quelques lignes d’un parcours cosmique au bout duquel les rêveurs de lumière auront vaincu l’absence pour l’éternité – ne veut en définitive atteindre que des confins d’immanence. Dans les ouvrages les plus récents, tel Du bleu dans la mémoire[[Du bleu dans la mémoire, Voix d’encre, 2010, livre dont sont extraites toutes les citations qui suivent.]] , le cheminement spirituel prend une nouvelle ampleur avec un surcroît d’élévation ; la lente approche du poète dans la dimension métaphysique le conduit vers ce point où pourraient se prendre des « paris » décisifs, mais ce Pays, comme il le nomme, demeure celui de l’hésitation et du tâtonnement, lieu d’interrogation continuelle d’un sens, de poursuite d’une vérité fuyante : là se fait le questionnement de l’éternité et de l’absence, deux pôles qui n’ont cessé de l’attirer ; là, l’existence elle-même confine à la simple hypothèse : Si tu existes, c’est au cœur/ d’un vent léger, comme toi, invisible. Et l’on comprend que l’asile recherché, c’est d’abord l’instant et le lieu où se puisse déporter le malheur. Mais si, dans cette recherche, le poète se confie à la mémoire (le ciel met du bleu dans la mémoire), voilà qu’il la découvre impuissante à nous restituer à nous-mêmes – les signes, les visages, les lieux sont passés de l’autre côté du souvenir –, impuissante à nous faire présents à nous-mêmes :

Tu t’arrêtes, il te reste le ciel
et plus rien pour justifier ta présence.

Les signes se multiplient d’un mal-être que Max Alhau sait assumer, en le sublimant sans l’idéaliser. La pensée quasi mystique d’un point désiré où les contraires se confondent jusqu’à s’unir (cette alliance des contraires/ qui est pour nous/ passage entre deux mondes/ et rien d’autre pour le regard) n’aboutit nullement en perspective de salut (On ne peut rien sauver:/ les oiseaux et les mots/ ou même cet instant/ captif entre les paumes/ et déjà aboli). Le terme du voyage humain, terme proche et lointain, est celui de l’absence ; c’est là qu’il faudra poursuivre cette maraude dans un temps/ délivré de tout avenir. Pour le poète, l’autre rive renoue ainsi avec nos origines ou la naissance même. C’est pourquoi rien ne commence, rien ne s’achève et tout a lieu dans « l’éternité » d’une immanente simultanéité :

Je reste au bord du vide,
le corps chancelant
pour ne pas dire « adieu »,
pour ne pas dire « ensuite »
mais comprendre que « maintenant »
a l’éclat de la foudre.

©Paul Farellier

Étude pour la revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Yves BONNEFOY : L’Heure présente, Mercure de France, Paris, 2011 (Prix Kowalski 2011) – 12 €.

Depuis La Vie errante (Mercure de France, 1993), les livres de poésie d’Yves Bonnefoy ne se présentent plus, on le sait, comme des ensembles unitaires : ils se composent de textes – vers et proses – rassemblés pour marquer des étapes significatives ; et c’est encore le cas pour ce récent jalon d’une œuvre toujours en évolution où il s’agit, comme l’indique le dernier intertitre du livre, d’aller, aller encore.

Une attention spéciale semble devoir être accordée au poème en trois parties qui donne son titre à l’ensemble du livre : L’heure présente. L’heure présente, c’est le moment que nous vivons, qui, pour le poète, est aussi notre nuit d’ici, un moment propice à l’illusion :

L’éclair, une illusion,
Même l’éclair.

Cet éclair qui envahit le ciel en tout début de poème, hésite et presque s’immobilise avant d’illuminer l’embrassement si hautement symbolique des frères que sont sommeil et mort. Chez Bonnefoy, l’éclair parfois se fige, se décompose en gestes de doute ou d’interrogation ; on songe, par exemple, à ce fragment, au début de L’Arrière-Pays (Skira, 1972) : « … grâce à la foudre un jour immobilisée dans le ciel… », par quoi pouvait s’initier une méditation sur la réalité mentale d’un pays et même d’un peuple de l’horizon. Mais ici, la méditation prend le tour d’un affrontement direct avec Dieu, tout à la fois nommé et récusé, et comme par Lui-même :

Regarde, théologien,
Ne crois-tu pas que Dieu
Se soit lassé d’être ?
[…] tu sais qu’aucun sacrifice, à ses autels,
Ni même le sacrifice de son fils,
N’éveille plus son désir.

Même présentés ainsi dans l’ordre humain du désir, l’absence de Dieu dans le monde (L’âme du monde, […] Il ne la réveillera pas.), son essentiel retrait (Il n’écoutera pas […] Le cri du désespoir. Pas même/ Le hurlement de la bête égorgée) rendent, pour le poète, la foi impossible. Que, pourtant idéalisée par l’art, la forme humaine soit mortelle suffit, ici, à fermer la porte de la transcendance et de la résurrection :

[…] Je vois, dans la pluie d’or,
Danaé, ses cheveux épars. Mon amie, est-ce voir
Quand le peintre n’a eu entre ses mains
Que des corps dont les yeux se ferment ? Je vous touche,
Épaules nues, reflets dans la pénombre,
Fûtes-vous l’or que répandait un dieu ?

La lame du couteau qui déchire la bogue, mais ne peut entamer le bois du fruit forme le symbole où s’exprime cette dure vérité conquise : Ce qui est/ À jamais se refuse. Si beaux soient-ils, les souvenirs (notés « Illusion ») de la maison que nous avons aimée (sans aucun doute l’abbaye de Valsaintes où fut écrit Dans le leurre du seuil) se réduisent vite à ces mots tranchants : « rien », « personne » :

[…] N’existent
Que roses déchirées, pas de rose en soi,
Pas de corolle à soutenir un monde.

Ce n’est que sur la lumière des mots que le poète retrouve à s’appuyer, que la chose nommée se recolore :

Les mots sont-ils porteurs de plus que nous,
En savent-ils plus que nous, cherchent-ils
Au bord d’une eau du fond de notre sommeil,
Noire autant que rapide, refusée,
Le gué d’une lumière ?

Et, plus loin :

Regardez, écoutez ! Le moindre mot
A dans sa profondeur une musique,
Le phonème est corolle, la voix, c’est l’être
Qui peut fleurir, dans même ce qui n’est pas.

À nommer les choses, le poète reprend pied dans la recherche du Sens, qui fut et demeure, sinon l’obsession, du moins l’espérance de toute son œuvre ; cap d’autant plus difficile à tenir que le secours d’une garantie divine du sens fut constamment dénié au profit de valeurs immanentistes telles que la Présence. Car le vœu le plus cher, le plus intense, est bien celui que crie, justement à l’adresse de l’heure présente, le dernier vers de ce poème-clé :

Lègue-nous de ne pas mourir désespérés.

La mort habite, en effet, l’heure présente, intimement mêlée à la vie, perpétuant avec fidélité l’enseignement de sagesse exprimé déjà dans le livre L’Improbable (Mercure de France, 1959) à propos des Fleurs du Mal de Baudelaire : Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. À quoi font écho ces beaux vers du livre d’aujourd’hui (première partie : Raturer outre) :

Qui veut avoir, parfois, la visite se doit
D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure,
La beauté n’est offrande qu’à ce prix.

Mort omniprésente, tant sur l’embrassement d’Amour et Psyché que par l’obstiné parcours, à travers tout ce livre, d’une ombre shakespearienne et de persistantes références à Hamlet, à Ophélie. Mort tout entière défendue et attaquée de mots : des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu’avons-nous d’autre ? Mort que surmonte, en toute fin de livre, l’image d’un jour naissant : Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu’il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout. Au poète, dont vogue l’embarcation entre illusion et vérité, il reste, comme il s’est saisi de la barre, une confiance et un courage singuliers, un regard assez lucide pour aller, aller encore.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Pierre GABRIEL, L’Oiseau de nulle part, illustrations de Marie Legrand, (L’Idée bleue, coll. Le farfadet bleu, 2005, 48 p., 9 €)

Poèmes pour l’enfance : c’est là un genre bien redoutable, une marchandise finalement assez suspecte ; à côté de quelques indéniables réussites, combien de ratages où l’ambition de retrouver ce qu’il est sottement convenu d’appeler « une âme d’enfant » a fait manquer le coche, soit par pure niaiserie, soit – pire encore – par le calcul rusé des fausses naïvetés.

Mais ici, on est bien loin de ces sortes de tromperie. Les poèmes que nous a laissés Pierre Gabriel, à la suite de ceux du Cheval de craie publiés de son vivant dans la même collection, sont de l’or pur : on n’a pas cherché à « se mettre à la portée de… » ; on a seulement senti que descendait là une parole commune, dont tout l’humain reste une enfance. Et c’est donc à bon droit que figure en quatrième de couverture, cette mention non déceptive : Pour lecteurs à partir de 5 ans et jusqu’à plus que centenaires.

Prenons au hasard un seul exemple. Voici, page 13, sous l’intitulé Le brouillard, le début d’un poème qui s’adresse à un « toi », mais sans la moindre sollicitude paternaliste. Le poète ne se penche pas vers son lecteur, il ne lui fait pas la leçon, il partage de pair à compagnon :

Soudain, tu n’es plus de nulle part,
La terre a perdu ses couleurs.
En vain tu ouvres grands tes yeux,
Le monde a cessé d’exister.
Et te voici errant comme un fantôme
Entre ces murs de brume qui t’enserrent.

[…]

Faut-il faire grief à cette poésie de tenter, par les thèmes et par le fond lexical où elle puise (village, hirondelle, grenier, margelle, épouvantail, feu de la Saint-Jean…) de perpétuer l’empreinte désuète d’une tradition paysanne dans l’imaginaire d’une enfance irrémédiablement urbanisée ? Nous ne le croyons pas, et nous pensons au contraire qu’on sacrifie bien assez, par ailleurs, aux « monstres froids » de l’actualité.

C’est donc un petit livre à offrir sans hésiter, d’autant qu’il est admirablement illustré pour le plaisir et l’intelligence des yeux.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

Gérard BOCHOLIER : Un terreau pour un ciel, par Paul Farellier

Mon nom s’évaporera
Comme la pluie des ornières
Il n’y aura plus personne
Pour l’abriter dans sa voix

Alors dans un pli de ciel
Je ferai par brins de souffle
Le seul psaume de silence
Qui convienne à l’Éternel

(Gérard Bocholier, Psaumes du bel amour, Ad solem, 2010)

Voici une œuvre parvenue maintenant aux réalisations de la maturité ; même s’il n’est pas possible – ni souhaitable – d’en deviner les développements ultimes, on en distingue la direction essentielle ; et quant à ses sources, elle les porte en elle avec tant d’évidence et de simplicité que l’analyste est presque gêné d’en souligner les contours. Car ce ne sont pas des « thèmes » que révèle le cours de cette poésie, mais, dans une remarquable continuité de livre en livre, plutôt des points d’ancrage, des forces de gravitation, des vecteurs métaphysiquement orientés.

Rivée au sol, à la « terre prochaine », et parfois étonnamment chtonienne tant elle creuse profond, depuis une enfance rurale qui ne cesse de la hanter, la poésie de Gérard Bocholier, avec les mots de tous les jours, offre en permanence le plein de la nature, non par souci de description ou d’inventaire, mais pour la vision et l’épiphanie. Avec ce correctif, toutefois, que rien d’éthéré ou de suprasensible n’est sollicité par le poète : c’est dans l’humble réel, tantôt souriant, tantôt amer, toujours mystérieux, c’est aussi à travers l’opacité et les souffrances de la chair, et dans l’étroite parenté des morts qui ne l’ont pas quitté, qu’il perçoit les signes d’une « venue », pressentie décisive. Dès le premier poème, « L’enfant unique », de Terre prochaine (Rougerie, 1992), apparaît, ombre et lumière, ce continuum enfance-terre-vide-mort :

L’enfant qui restait derrière la fenêtre
Aimait les lents panaches d’ombre
Qui s’inclinaient au mur d’en face
Jusqu’en un lac vertigineux.

Il avait posé le livre
Pour suivre de toutes ses forces
Un char de paille illuminé,
Buisson d’azur au bout des fourches.

Le vide déjà lui plaisait,
Comme un lit à faire hors du monde,
L’absence un jardin de feuilles
Où danserait un jour la mort.

Comment ne verrait-on pas, dans ce dernier quatrain, comme en maints détours de l’œuvre entière, l’horizon assigné à un destin de poésie ? Que veut ici le poème, sinon traquer la mort dans le vécu de l’instant, y décrypter le codage d’un invisible ? Et ce sont là, en effet, les ancrages dont nous parlions : force de l’instant où vie et mort se fondent dans un être unique :

Ô mains amantes, par pitié,
Fiancez la vie et la mort !

comme en expriment ainsi le vœu les Chants de Lazare (L’Arrière-Pays, 1998).

Dans la poésie de Bocholier, la mort, on l’aura compris, si intimement mêlée à la vie que toute frontière entre elles deux semble abolie, est une épouse quotidienne avec, pour conséquence obligée, le double caractère d’une origine et d’un achèvement. L’œuvre répond ici exactement au souhait qu’exprimait, voici longtemps, Bernard Noël (Le Volcan et la Plume, revue Clivages, n° 3, 1975) : « Il faudrait parler de toute chose comme si l’on venait de la mort au lieu d’y aller. » Seul Lazare, figure centrale et longtemps récurrente de la poésie de Bocholier, peut parler à partir de ce lieu originel. Et seul l’appel d’un dieu l’y autorise :

La voix de mon ami m’appelle,
Plus sûrement qu’un cri d’aurore.

En ôtant Lazare de la mort, le dieu qui s’est fait homme annule la mort de l’homme et, d’avance, sa propre mort de dieu fait homme. La résurrection est promise, car que serait Lazare sinon le signe à tout jamais de la présence, l’humain rédimé, sa condition mortelle réorientée par l’espoir du salut et placée tout entière dans l’attente de la parousie ? C’est ce que révèlent les Chants de Lazare :

J’ai bu le vin de délivrance.

et par suite :

Ne me cherchez pas chez les morts,
Je m’inquiète dans l’invisible.

La parole du poète se dérobe à tout effet orchestral. Dans la nudité urgente qui fait les morts si proches, aucune place ne peut être laissée aux séductions d’un décor : au point que le réel et l’idéal se rejoignent dans une poésie que l’auteur a lui-même expressément considérée comme exercice spirituel. Aussi l’invocation vise-t-elle non pas à l’ampleur mais à la précision de la cible mystique, aidée en cela par la matité du vers bref – de longues séquences, par exemple dans Lueurs de fin (Rougerie, 2000) et surtout dans Le Démuni (Tarabuste, 2005), cité ci-dessous, enchaînent les tétrasyllabes : une métrique pour nous saisir de son austérité haletante. Ce qui est essentiel, ce qui est divin, parole entrecoupée, nous est confié dans l’essoufflement de la course :

Trop dur à vivre
Disait sa voix
Presque sans face
Contre les grilles

Ses yeux couraient
Dévorer l’ombre

Dévorer l’autre

Exiger Dieu

Dans La Venue (Arfuyen, 2006), d’où sont tirées les citations suivantes, le poète reste aux aguets devant la mort, avec l’espérance de l’invisible pour triompher d’une peur existentielle :

La peur
Toute la peur
Gluante sous la peau

[…]

À jamais détachée
De toi
Comme un manteau

et à l’écoute d’une voix qui remonte à la source, sans bouche et privée de visage :

Si basse maintenant
La voix qu’on croyait tue

Sans même de visage
De bouche aux lèvres d’encre

[…]

Dans le dédale fraie
Passage vers la source

Et c’est encore dans le tremblement de l’approche que persévère la recherche de ce Jour au-delà (Rougerie, 2006),

… pour cerner
Ce qui toujours s’échappe

parce que c’est à la lumière inatteignable de ce jour-là que

Le rosier noir déchire
Le visage penché
Qui aspire à se perdre
Dans la vérité des morts

Toujours, chez Bocholier, le monde proche, dans sa réalité détaillée, fuyante, instantanée, participe comme innocemment des seules sérénités éternelles. La poésie, comme elle est vue dans ces livres, offre l’image d’un terreau pour la germination d’un ciel. Tels s’orientent les Psaumes du bel amour (Ad solem, 2010), admirable suite de doubles quatrains rythmés en heptasyllabes – ce vers injustement taxé de légèreté alors qu’il recèle un pouvoir d’émotion dont le poète donne ici le plus bel exemple. Un souffle proprement divin parcourt d’ailleurs, de bout en bout, cette élévation progressive, cette résorption de la terre dans le silence de l’origine. Une fois encore, le nécessaire témoin, Lazare, garantit la vérité de la vocation humaine :

La mort ne le quitte pas
Qui a délié ses mains noires

À l’appel de cette voix
Qui fait bondir les étoiles
Et glisse contre les os
La flamme du bel amour

©Paul Farellier

Étude in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011.

Max ALHAU : Du bleu dans la mémoire, Encres d’Hélène Baumel, Éditions Voix d’encre, Montélimar, 2010 – 19 €.

Probité, rigueur – la voie dont Max Alhau n’a jamais dévié, voilà qu’elle s’élargit avec ce livre, prenant une nouvelle ampleur, mais aussi un surcroît d’élévation. Beauté singulière des poèmes, jamais ornée, seulement abreuvée à la fluide simplicité de la langue. Loin des jeux verbaux ou des pièges sémantiques, c’est vers un ailleurs que le poète répond du mystère et de la difficulté : dans une dimension proprement métaphysique – celle de la lente approche et des paris décisifs.

Quatre étapes pour ce parcours : « Pays », « Du bleu dans la mémoire », « D’un côté l’autre », « La voyageuse ».

Le Pays invoqué par les poèmes du premier jalon, apparaît comme patrie mouvante et incertaine, contrée d’exode et d’exil, et malgré tout, digne de gratitude puisque recours suprême :

[…]
tu acclimates le vent,
tu fortifies l’ardeur
de ceux qui te saluent.
[…]
reçois parmi tes plaines
cette lumière alliée
à une aube première
qui jamais ne faillit.
[…]
nous ne revendiquons
de toi nulle faveur
mais simplement le droit
de rejoindre ce lieu
qui fut source et estuaire
d’une vie sans grandeur.

Source et estuaire : au seuil d’un livre qui, d’hésitations en tâtonnements, ne cesse pourtant d’interroger le sens, comment assigner plus clairement à ce Pays, à ce lieu, tout mental qu’il soit, et par-delà même l’abaissement existentiel (vie sans grandeur), une valeur absolue d’« origine » et de « destination » ?

Avec la deuxième séquence, « Du bleu dans la mémoire », s’engage la poursuite méditative de la fuyante vérité de ce livre. D’emblée, la porosité et l’hypothétique de l’existence nous sont donnés à sentir : Si tu existes, c’est au cœur/ d’un vent léger, comme toi, invisible. Le poète, ici, met en doute l’éternité, dont le sentiment, pourtant – avec, en corollaire, celui de l’absence –, n’a jamais cessé de l’habiter : on garde mémoire, par exemple, du poème Célébration de la lumière, où s’achevait le livre Le Fleuve détourné (L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 1995) : là déjà, quelques lignes permettaient d’espérer, pour les rêveurs de lumière, qu’ils auront vaincu l’absence pour l’éternité. Aujourd’hui, la priorité du poète, c’est de rechercher l’instant et le lieu où se puisse déporter le malheur. Non que l’éternité soit récusée vraiment : dans ce nouvel ouvrage, elle affleure souvent de-ci de-là, mais c’est alors dans une sorte de mode mineur ; ainsi, n’est-ce pas l’éternité, ce temps dont il est dit qu’il n’a plus cours ? Ou encore l’infini invoqué dans ces vers :

Tu répètes qu’il n’est pas de chemins
qui ne conduisent vers l’infini,
vers des parcours où le ciel s’abîme,
où les rivages sont superflus.

Sans compter que, si l’on court sans attendre à la fin du livre, on peut y lire : Parfois c’est cela l’éternité,/ cet avant-goût/ de ce qui ne sera pas. Et, de même, à la dernière page, comme pour résoudre l’énigme dialectique absence-éternité : Appelle l’absence par son nom,/ tu n’auras pas à te soucier/ du temps ou de l’éternité.

Pour le moment du moins, c’est à la mémoire que l’on tente de se confier (le ciel met du bleu dans la mémoire). Bien singulière mémoire, et plutôt traîtresse : de même que l’éternité préfigure, nous l’avons vu, ce qui ne sera pas, de même : Nous nous rappelons ce qui n’a pas été. La mémoire ne sait plus nous restituer à nous-mêmes – les signes, les visages, les lieux sont passés de l’autre côté du souvenir –, impuissante qu’elle est à nous faire présents à nous-mêmes :

Tu t’arrêtes, il te reste le ciel
et plus rien pour justifier ta présence.

Malgré cela, si affectée et diminuée qu’elle soit, la mémoire persiste avec mystère :

On avance, on regarde,
même si tout a été oublié,
on se souvient encore.

La troisième séquence, « D’un côté l’autre », semble s’abriter dans le voisinage d’une nouvelle opposition dialectique : celle du Même et de l’Autre (Tu habites le rêve d’un autre, […] et si tu te présentes en face de toi, c’est sans doute une ombre qui te répond). Débusquerait-on une sorte d’entre-deux situé au-delà de l’invisible ? Faut-il comprendre que le jour/ ne fraie pas avec la nuit, qu’ils sont séparés, mais aussi reliés, par un écart énigmatique : braise sans cesse/ à l’intérieur du feu ?

L’écart en vient à être ressenti comme lieu où les contraires se confondent jusqu’à s’unir (mystiquement ?) :

Terre ou nuages,
on ne sait plus
ce qui les confond,
peut-être cette proximité
du ciel et de la mer,
cette alliance des contraires
qui est pour nous
passage entre deux mondes
et rien d’autre pour le regard.

Rien, au-delà d’un passage, ne subsistera de toute façon en termes de salut. Le poète choisit l’alliance imagée des mots et des oiseaux pour nous le faire idéalement éprouver :

Qui donne refuge
aux oiseaux apeurés,
à des mots défaillants ?
[…]
On ne peut rien sauver :
les oiseaux et les mots
ou même cet instant
captif entre les paumes
et déjà aboli.

« La voyageuse », figure éponyme de la dernière séquence, précède notre commune humanité dans le proche et lointain de l’absence ; c’est de l’autre côté du fleuve,/ dans ces prés où jamais/ la nuit ne prend ses quartiers ; c’est là que se poursuit cette maraude dans un temps/ délivré de tout avenir. Il faut, pour cela, avoir franchi la ligne après laquelle/ on souffle sur la cendre/ pour mieux se rappeler/ ce que fut la forêt. Mais l’absence est aussi ce que l’on interroge, la saison que l’on traverse pour découvrir sous la fonte des neiges que les fleurs, les herbes/ n’avaient pas tout à fait déserté,/ que tout exil renoue ainsi/ avec nos origines ou la naissance même. Ce que la voyageuse refuse à l’absence, c’est le droit de noircir/ le corps et l’âme. Elle-même ne se dérobe pas à l’obligation du voyage (Elle a déjà passé le cap après lequel/ les traces et les pas ont pris congé du monde.), tout en gardant la confiance la plus émouvante dans le « nunc » réaffirmé :

Je reste au bord du vide,
le corps chancelant
pour ne pas dire « adieu »,
pour ne pas dire « ensuite »
mais comprendre que « maintenant »
a l’éclat de la foudre.

Le livre nous laisse fascinés dans le suspens de son dernier vers : rien ne commence, rien ne s’achève – auquel répondent les très belles encres d’Hélène Baumel.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

José MILLAS-MARTIN : À mots rompus, anthologie, coll. Jalons du XXème siècle, éd. Fondencre, 2011 – 15 €.

C’est plus d’un demi-siècle de publications que nous offre cette anthologie personnelle à vol d’oiseau – d’un oiseau qui sait se poser à propos sur les saillants d’un haut caractère. Une pénétrante préface de Philippe Biget, tout en décortiquant les « mécanismes » d’un style parfois ressenti comme déroutant – analyse à vrai dire utile pour ceux qui aborderaient cette œuvre pour la première fois –, insiste aussi à bon droit sur la vraie profondeur existentielle que révèle cette poésie, prolongée, par moments d’élection, jusqu’à des confins philosophiques.

José Millas-Martin traque en effet le quotidien et le banal de telle manière que, de leurs platitudes surgissent la surprise et l’émotion. D’être désabusé, cela le mène, via l’humour masquant la révolte, à une sorte de maîtrise morale (que voilà de bien grands mots, qu’il récuserait sans doute !).

Une lecture attentive de ces textes, finement choisis, fera justice en tout cas de la sorte de malentendu dont peut être victime le poète qui a opté pour ce type de parole et de registre. Immanquablement, le premier regard posé ici va ranger l’auteur dans la catégorie des fantaisistes, pour ne pas dire des amuseurs. Mais on néglige alors la « bombe » anarchiste dont la mèche continue de se consumer sous les blancs du poème. L’illusion d’optique produit le plus fort risque de « passer à côté ». José Millas-Martin n’aura d’ailleurs pas été le seul à subir ce genre d’erreur d’appréciation : comment ne pas songer, par exemple, à son (notre) ami disparu, Simonomis ?

Les poèmes/ nos procès-verbaux, constate le poète dans La Part du quotidien (1997) : voilà qui en dit long, en si peu de mots, sur la force de vérité humaine dont témoigne en réalité l’œuvre poétique tout entière de Millas-Martin. Ainsi, ce texte prodigieux, Asthme (in Recto verso, 1961), déjà cité par Serge Brindeau dans La Poésie contemporaine de langue française, impose à lui seul la nécessité quasi thérapique d’essoufflement de la forme écrite :

[…] Expirer Cœur à 140 Poitrine en pierre Aspirer Expirer […] Piqûre morphine Ventouses scarifiées Crise se détend Équilibre respiratoire L’univers redevient normal C’est élémentaire au fond de respirer

Au fil des recueils se manifeste la continuité, l’unité d’une œuvre pourtant construite à partir des matériaux les plus divers pêchés à tous les recoins du monde et de la parole – choses vues, entendues, reniflées… Cependant, le resserré télégraphique cède peu à peu à un phrasé qui, pour ne pas être proustien, vient tout de même adoucir et densifier le ressenti du poème. Les inédits publiés en fin de volume consacrent avec émotion cet aboutissement : Je regardais par la fenêtre/ Maison-de-la-mort-douce/ Un jardinier arrosait/ Tu m’as appelé sonore/ je t’ai regardé surpris/ tes lèvres ont remué/ mais je n’ai pas compris/ tu sais que j’entends mal/ Tu es resté les yeux fixes/ tes deux mains retournées/ à plat sur les draps/ Que m’as-tu dit ?

Répondant à l’appel du poète, on lira cette anthologie pour « décaler les heures, suivre la flèche du temps ».

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

Hervé DELABARRE : Effrange le noir, éd. Librairie-Galerie Racine, 2010 – 15€.

Un livre étonnant. Il faut lire ce long poème d’une seule volée à peine fragmentée pour la respiration. Ici, compacité et éloquence soigneusement évitées, avec naturel et sans effort apparent. Ici, libre cours à une parole que l’on ressent plutôt pointes colorées, légères touches à étendre l’imaginaire dans les champs de l’entrevision. La géométrie ténébreuse d’un espace démultiplié pour les sens, le sombre éblouissement de leur plaisir – que tout porte à croire entretissé de douleur – concertent la nuit d’un Éros mêlant sa sourde menace à un irrésistible attrait.

Comme dans la sophistication d’un collage, il est fait appel, avec le plus grand bonheur, à tout un attirail lexical tiré de la pure convention sadomasochiste ou encore du kitsch de la transgression et du sacrilège : lèvres d’une poupée, perles qui saignent, stèles brisées, croix défaites, inaccessible outrage, le fouet (bien sûr !), la déchirure des seins, épaule marquée au fer rouge…

Le décor, le costume, eux aussi, paient tribut à une tradition de perversion élégante et, pour tout dire, aristocratique et décadente : parc à l’abandon, statue d’Hécate, revers glacé d’un habit, boudoir et bibliothèque… Des Esseintes n’est pas si loin.

Des animaux – fabuleux de proximité – observent la scène :

Une main somnolente
Remonte le long des cuisses
Suivie du regard hypnotique
Du chat sous la table

Et surtout de multiples êtres emplumés (corbeau, pic épeiche, chardonneret…), acteurs ou témoins obligés, parsèment le parcours nocturne.

Nous ne voudrions pas que les éléments ci-dessus de l’analyse, sorte d’inventaire structural à l’excès, dissuadent en rien d’approcher ce très beau poème dont le charme et la puissance oniriques persistent longtemps après que le livre a été refermé. Ce fut l’aventure d’une nuit du monde (de toutes les nuits ?). Ce fut aussi l’entremêlement du réel des sens et du réel de l’esprit, ce qui érige le rêve en réalité et conduit aux espaces du surréel. Enfin, une émotion se dégage, d’autant plus forte qu’inattendue dans un texte à première vue « distancié » : les dernières pages tremblent dans l’incertitude des « délits » qu’aura couverts la nuit et sur lesquels la demeure fantomatique appose les « scellés » :

Des souvenirs peut-être

Mais le regard
La mèche de cheveux
Le sang encore humide

Est-ce bien un souvenir
Ce corps

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

VIVE FUT L’AVENTURE, Georges-Emmanuel Clancier, Éditions Gallimard, Paris, 2008 (Prix Alain Bosquet, 2009).

Le défi du temps semble avoir articulé toute la création de Georges-Emmanuel Clancier, au plus profond des deux formes du poème et du roman. Dans son essai La poésie et ses environs [[Gallimard, Paris, 1973 ; 2ème édition, 1991 ; 3ème édition, 2008, augmentée du texte De Bernard de Ventadour à Raymond Queneau (auquel fait suite la postface Sur le pré noir des eaux pures, elle aussi ajoutée à la 2ème édition, Gallimard 2008, du recueil Le Poème hanté).]], il leur distribue ainsi les rôles : « Le roman sauve la vie non pas en l’arrachant au temps mais, au contraire, en rendant sensible le mouvement du temps à travers une vie ». En revanche, « le poème est négation du temps, exaltation de l’instant rendu immobile et illimité, telle une image microscopique de l’éternité […] qui ne cesse de jaillir hors du temps ou, plus exactement, au-dessus du temps, comme l’île est au-dessus de la mer ». Il note par ailleurs le primat d’une mémoire : « La poésie, pour moi, toujours se lie au souvenir ». Le poème semble naître chez lui comme une récapitulation totale de notre terre et de notre humanité, pour combler ce vide que le temps creuse entre l’homme et le monde, et pour conquérir une autre présence. Toutes les ressources de la parole sont ainsi mobilisées pour épouser le monde, en dénoncer souvent l’inacceptable, en déchiffrer les brûlantes énigmes. Et voici que nous est offert ce nouveau livre de poésie, Vive fut l’aventure : il vient, avec fraîcheur et simplicité, confirmer et couronner la haute présence de cette mémoire qui éternise chaque vie en évoquant l’instant, le lieu ou la personne :

terre ou soleil flamme ou femme aubes ou nuits
par le silence appelés.

[…]

la lueur première perpétue son écho
relance un regard
flèche au cœur du temps.

Et ces vers liminaires de la première partie du livre, Étincelles d’instants, trouvent leur prolongement de sens dès le deuxième poème :

Parfois te visite
— d’où surgi ? —
un être de langage
— ou d’image
lumière et feu
beauté d’énigme
victoire d’instant
rebelle
à toute mort.

La foule des instants que fait comparaître la mémoire du poète, voilà que vient l’irriguer un flot puissant d’images : celles qui retentissent d’énergie juvénile (Ainsi/ le jeune torrent/ de vie/ à la fonte fracassante// des neiges), mais aussi les frémissantes (la pulpe d’ombre et de lumière/ de tes seins collines) et les diaphanes (jusqu’au fond du souvenir// s’avançait la douce licorne/ céleste et vive que j’aimais…) ou encore les « mystiques » (Il est ce ravi qui chante/ au bord d’un fleuve sans nom).

Dans la deuxième partie du recueil, Suite marine, le poète – pour en faire le confident idéal, non seulement du souvenir de ce qui fut, mais aussi de tout regard au futur – s’environne de l’horizon des mers ; il saisit cette ligne de tangence de deux éternités, ce visible mascaret de temps et d’espace :

Aux portées du ciel ou de la mer
quelles nuances quelles musiques
viendront s’inscrire pour exalter
avenir et mémoire du jour ?

Et plus loin :

Dans la brise de sel
un brin de ta jeunesse
jadis vibre parfois.

Île claire
au fond du temps.

Le temps marin le transporte ainsi hors du temps agencé et mesuré de l’homme. Il le mène à cette simplicité qu’impose l’océan d’être cette vie/ qui respire. Une nouvelle « présence » alors se révèle, s’éprouve et se célèbre :

Présence
simple présence
dénuée d’heure
d’âge de siècle même,
simple et somptueuse
présence

Au centre du livre, Dits de mémoire nous entraîne en deçà de toute écoute au-delà de tout regard. On pourrait dire – car la poésie a le pouvoir de rapprocher ces deux termes – que c’est d’une errance de la fidélité qu’il s’agit : fidélité de la mémoire certes, mais plus encore, fidélité du cœur. Le poème est ici, à chaque détour, « évocation » au sens originel du terme : appel de l’âme à l’âme, lancé vers ceux que, dans l’esprit, seule une parenté, une consanguinité décisive, garde puissance de maintenir vivants (au sein d’un autre monde/ où seul quelque héros sans ombre accéderait/ dans un tournoiement de glaives). Et le périple se révèle tour à tour angoissant (par exemple, à l’image suggérée de cet internement : ils t’ont emmenée/ par l’allée Artaud/ et l’allée Kafka/ sur toi refermées), ou filialement nostalgique (Tu fus Pierre, magnifique restitution de la figure du père, écartelée entre l’horreur des tranchées de quatorze et la « poésie » des jeux guerriers de l’enfance au pied du château de Châlus – où fut tué Richard Cœur-de-Lion –, l’un des « lieux d’être » et leitmotive insistants de la poésie de Clancier). Le périple englobe d’ailleurs nombre de visages à revivre sur une succession de plans différents ; opérant comme sans surprise la jonction roman-poésie, il en va ainsi du grand oncle mort adolescent et amoureux d’une idole secrète, dont la figure devait être « romancée » dans Le Pain noir [[Édition définitive, 2 vol., Robert Laffont, Paris, 1991.]] sous le limpide prénom d’Aubin :

Aubin qui dans l’éveil du temps
me précède et dont je ne sais guère
que l’appel avec sa fraîcheur d’aube
avec sa douce gaucherie
de laboureur et de berger
[…]

et il en va de même de maints poètes ou artistes dont, soit les œuvres, soit les destins ont traversé la vie et le parcours du poète : Federico Garcia Lorca (De la corne taurine aux balles/ des tueurs, elle eut mille et mille alliés la mort…) ; Guillaume Apollinaire (Ô poète casqué affamé/ des lèvres, des yeux, des seins de Lou/ voilà que ta nostalgie me gagne) ; Gérard de Nerval à qui le poème La Tour abolie associe encore la mort limousine du roi Richard (La tour d’où jaillit la flèche fatale/ au roi, sa masse écrasait mon enfance./ Ô tour, tour abolie comme en Nerval/ on le lit, dans ton déni je m’enfonce.) ; Louis Aragon, Elsa Triolet et notre poète réunis au chevet de Joë Bousquet, en 1940 (pour chercher un frère en Joë/ cet Orphée terrassé solitaire et meurtri/ mais dont le regard était lumière était victoire.) ; Léopold Sédar Senghor (Mais Joal tendre allégresse tendre promesse/ ah ! je me souviens comme tu la gardais au cœur/ quand nous fûmes à Gorée l’île aux couleurs/ d’une Cythère africaine hélas à jamais meurtrie/ du martyre innombrable […]) ; André Frénaud (Le vieux pays n’est plus que nous aimions/ dont tu chantais la gloire et la misère/ et la déesse Raison déraisonne/ à néant déployé…) ; Jean Tardieu (En souvenir/ de Jean qui pleure/ et Jean qui rit/ il s’imagine/ en Jean qui meurt/ et Jean qui vit.) ; ou encore Alfred Manessier (Regard et main/ d’enfance/ dans les doigts/ les yeux/ à jamais fidèles/ du peintre.). Et même s’il ne le nomme pas, le poète ne cesse d’entendre, et de nous faire entendre en silence, les mots d’un poète/ par delà/ les siècles ; écoutez donc comme ils glissent leur murmure//en la mémoire// étonnée.

Une Suite parisienne, quatrième partie du recueil, montre à quel point la sensibilité d’un poète « monté à Paris » a pu s’empreindre des couleurs charnelles et spirituelles de la Ville. Il ne lui a pas lancé le « À nous deux » de son voisin/ de l’Angoumois. Il ne s’est pas voulu conquérant, mais s’est laissé délicieusement conquérir :

Tu n’espérais rien d’autre
que la vie vaste
et sa jeune vigueur

à l’image de ces rues
t’emportant
dans leur flot de femmes.

Et cela, même si, souvent, la nostalgie du poète devenu citadin l’amène en lisière de village/ jadis naguère autrefois dans l’enfance, jusqu’à son brusque retour aux réalités urbaines, quand l’heure rappelle à l’ordre du désordre/ dément. Car, de même qu’à Baudelaire dont, aux reflets des phares/ sur l’asphalte mouillé, il invoque le spleen, Paris lui impose à la fois sa répulsion et son attrait. Et il sait, comme Baudelaire justement, ce qu’il en est « des vieilles capitales,/ Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements »[[ Les Fleurs du mal, Les petites vieilles.]] . Et c’est l’enchantement qui domine, mêlé d’une tendresse qui, pour le coup, l’éloigne de l’auteur des Tableaux parisiens. Ainsi sont « traités » la bonhomie lumineuse du Dôme doré des Invalides, le miracle parisien de la Sainte-Chapelle qui, à un jour d’hiver, conféra une éternité printanière. Pourtant, à tendresse, humour et fantaisie s’unissent aussi pour produire, par exemple, ce couplet à la Lune de quel incertain Pierrot mi-sérieux mi-badin :

Ô ma compagne un tantinet comique en l’air
cosmique de ces errances ensommeillées
qui me trimballe de Bir-Hakeim à Passy
nocturne passager d’un vieux métro volant
antique baladin au travers de la nuit.

Mais c’est dans le clair nocturne Montparnasse, aux fantômes/ des années qui se voulaient folles, que la plus poignante nostalgie reprend ses droits :

et les passants en nous frôlant
ne savent quel peuple de vivants

d’autrefois ou d’hier qui ne sont plus
rient, gémissent, aiment et se lamentent
sous nos rides et notre silence
dans le clair nocturne Montparnasse.

Et toujours, de légères et insistantes ombres inquiètent le pavé : Honoré de Balzac fuyant ses créanciers par sa porte dérobée en contrebas du haut Passy ; Marcel Proust, sublime reclus de la rue Hamelin ; surtout, Max Jacob à qui revient l’extraordinaire hommage intitulé, en forme de citation, Vue cavalière ou À Paris sur un cheval gris

Ici Max au pied verni
des alezans de neige et d’ébène
sur les berges caracolant
je cherche ton étoile,

ton étoile
à présent allumée
au ciel noir des enfances
pour toujours devenues
cendres.

Pour clore un tel livre, seules recevables la pure émotion de l’âme, la souveraine mélancolie que murmure le poète À la lisière des nuits. Là sont posées les ultimes et pérennes questions : De l’être quel fut le fil quel est le piège ? Là s’enfuient les paroles en psalmodies du silence, lequel fut dès le jardin d’enfance et toujours, nous confie l’un des poèmes, silence de l’adieu. Et là se dessine et s’efface l’incertaine frontière des rêves où vivent les passants d’ombre, un instant tenus hors du ravin noir. Il y a toujours au cœur de l’infidèle été, qui va s’enfuir et creuser sa distance, un être/ aimé dont le sourire au loin s’efface. Il y a elle : il/ la regarde […] regarde/ son beau regard d’absence/ pensive. N’est-il pas dans le même temps ce vieux chasseur du souvenir/ et le jeune amant resurgi ? Le dernier poème du livre, très bref comme le fin brin d’herbe qu’il caresse, se clôt sur un regret aux accents de jugement :

Mais une vie l’autre versant
d’une vie paisible et sans meurtre
seul eût été digne d’un dieu.

Quel beau livre que celui où la profondeur d’une émotion authentique est si discrètement orchestrée ! Aucun fracas, mais des voix réunies par le poète au sommet d’une des œuvres les plus considérables de ce temps.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)

LA BELLE MENDIANTE, Gabrielle Althen, suivi de LETTRES A GABRIELLE ALTHEN, René Char (Ed. L’Oreille du Loup, Paris, 2009)

J’étais en quête de la proposition d’une poésie forte et vivante, vivace, non sentimentale. Ainsi Gabrielle Althen caractérise-t-elle si justement, en introduction à ce livre, la recherche ardente qui la conduisit, dans les années soixante-dix, à une importante suite de poèmes, parmi lesquels ses tout premiers publiés [[Précisons, incidemment, qu’ils furent alors publiés à La Revue de Belles-Lettres.]]. Sous le titre La Belle Mendiante, elle les réunit aujourd’hui [[Le recueil se divise en deux parties : La Belle Mendiante et Le Cœur Solaire, ce dernier titre étant celui du premier ouvrage de l’auteur publié chez Rougerie (1976).]] et les fait suivre de la correspondance que lui adressa dans le même temps René Char, destinataire de ces textes au fur et à mesure de leur élaboration. Il y a donc ici des lettres échangées dans la proximité du pays comtadin, et souvent des lettres poèmes que l’on devait retrouver par la suite en Chants de la Balandrane. De là le double intérêt de cette publication : elle met en miroir, comme le fait Char lui-même du printemps et de l’hiver dans Verrine, les très purs poèmes qu’appelait alors, impérieuse, une témérité première, et le regard aîné d’un maître qui rend compte ici de [sa] fraîche surprise.

Dès le premier poème, c’est face à un monde de mensonges et cris, et pleurs de la vallée oblongue, en un mot face à un désastre que s’érige cette figure : La Mendiante au bord du monde à mendier devenait belle. Pour accéder là, il n’y aura pas eu déni du monde, mais active confrontation et, en définitive, un retrait essentiel, une mise en marge ; d’ailleurs pur événement de l’intériorité, car c’est dans la clarté vacante régnant au cœur de soi que s’est dressée une tour : la forteresse de l’appel. Peut alors s’inscrire – choix lucide du diamant – cette devise : Etre beauté de ce qui n’a pas lieu. De cette hauteur vraie, le poète, nous le savons, ne devait jamais descendre.

Quitte à donner, dans la suite de son œuvre, plus de corps, plus de fièvre sensuelle à sa parole, avec aussi plus de soif du monde et même d’un au-delà du monde, Gabrielle Althen, dans ces années, s’assigne d’abord un devoir de purification. Il lui faut abstraire vers un essentiel qui tient à la fois de l’ordre de l’évidence – la lumière jette du sable blanc sur l’évidence – et de l’ordre d’une impitoyable justice – le soleil est ce qui tranche sans aménité – ; il lui faut tenter de vaincre, décelée dans l’intramondain, cette faiblesse qu’est l’impuissance de l’homme à demeurer le riverain de son propre sacre. D’où la recherche d’une « Alliance » (titre de l’un des premiers poèmes) pour laquelle s’entame un parcours – alors commença cette marche entre la larme et le nuage – dont les poèmes successifs jalonneront l’anabase. L’enjeu aussi en est fixé : moins de m’élancer que de comprendre tout l’espace possible, la limite du vent… aller au devant des flèches transparentes qui affilent l’ubiquité de la lumière… Et le récit se développe d’une ascèse, d’une initiation personnelle. On y perçoit très tôt les accents d’une véritable « révélation », ce qui se dit aussi, n’est-il pas vrai, « apocalypse » – et le ton comme l’idée s’en imposent avant même que résonne le poème de la page 16 : Et voici que dans le cortège du soleil une trompette prophétique danse sur les eaux de la mer.

Un espace a donc été conquis, mais surtout compris, et cela dans toute une étendue que le poète évoque et image de façon saisissante par l’échelle des fréquences sonores : Il y a vers l’aigu, les copeaux de la joie […] auxquels répond dans le registre grave le chemin attentif des racines du bronze. Véritable orchestration de cet espace, lieu d’une ivre navigation certes, mais dont l’ivresse ne produit jamais le nébuleux romantique – « s’affûtant » au contraire l’offre du ciel et de la mer pour aiguiser à chaque pas le souci du juste, de la griffure sans défaut et s’obsédant à ce mot « exact » répété en multiples occurrences comme dans l’infini de deux miroirs opposés. Une pensée se mesurant ainsi au fléau de l’oxymore : Sur la munificence heureuse de la mer, l’austérité flambait ; et toute l’âme d’un paysage dans une rigueur cézannienne :

Essaim d’un jour d’odeurs et d’ombelles autour de la maison grandie de ma simplicité, la moisson chavirée par la plaine monte dans la lumière agile aussi haut que le ciseau de l’éclat.

Avec, de proche en proche, d’admirables images (et pourquoi, toutes ces années, tant de contempteurs de l’image ?) pour dire le cœur même d’éternelles saisons : l’or qui bat sous ces patiences plombées de plumes, deux gorges de pigeon au haut de l’hiver nu, comme les poings plus compacts d’une terre encore chaude. Images dont le cours indéfiniment renouvelé dessine l’invisible chemin, celui au bout duquel la Mendiante pourra dire : Je devins transparente.

Place est alors faite pour Le Cœur Solaire. Par lui, s’« il faut oser le sens », ce sera toujours dans le champ de l’énigme, celui que chérit un sphinx intérieur, son regard à la dureté métaphysique. Il s’agit de supporte[r] le silence, peut-être un infini silence. Mais, dur service que celui-là, comme le crie le poète : Devoir aigu que d’assister à la blancheur sans tréteaux de la joie ! Le poème s’est écrit au cœur d’une sécheresse, il s’est fait galet nuptial. Il récuse les herbes folles anciennes et tout souvenir : Il est sûr maintenant que je ne sais pas m’attendre… Comment pourrait-il, à des instants, ne pas rêver d’être coupé de [s]es sévérités d’astre ? Pourtant, « l’austérité » ne cessera de « flamber » : Terre raclée, sèche évidence de la terre […] Bien que le ciel touche terre, il faut hurler à la lumière […] Le cri de l’arbre sec est ma seule saison.

On n’imaginerait pas qu’une telle parole eût pu laisser insensible le maître dont la rigueur solaire exigeait, avant tout, comme l’avait vu Maurice Blanchot dès 1949 dans La Part du feu, « révélation de la poésie, poésie de la poésie ». Et pourtant, comment ne pas s’éblouir d’une « initiation » aussi étonnante, toute méritée qu’elle fût, pour la jeunesse de cette œuvre dont, à peine naissants, les fragments venaient sous le regard le plus acéré qui se puisse rêver ? Peu de créations, sans doute, auront connu tel adoubement.

Les poèmes que Gabrielle Althen lui adressait avaient de plus, mérite suprême, le don à leur tour de provoquer René Char au poème ; témoin, le début de ce billet du 3 février 1978 : Escaladant – le mot est trop fort – une épaule entre la Ginestière et Venasque, un languir de vos poèmes a surgi, languir qui m’a contraint à l’ébauche d’un poème qui porte « La Ginestière » comme titre (ah ! le noble lieu au plus noble d’amont, le connaissez-vous ?) Je vous l’enverrai bientôt.

Mais les lettres de Char ici reproduites n’attestent pas seulement la valeur et le pouvoir insolite des textes que lui adressait sa jeune correspondante. Lui, qu’on aurait tendance à imaginer grand solitaire, altier, hauturier… – les épithètes ne manquent pas pour conforter ce qui a tout peut-être d’une illusion d’optique – ses lettres témoignent aussi de « l’art personnel » qu’il mettait dans la simple et véritable amitié. Et l’on se souvient alors de la force et de la constance des liens d’amitié qui avaient pu l’unir à un Albert Camus, par exemple, ou à des compagnons de Résistance, et comment ne pas songer à ceux qu’il savait hausser à un paysage essentiel, tel ce Louis Curel de la Sorgue[[ in Seuls demeurent, 1945.]] ?

Voilà donc, liant l’œuvre et les jours, ce très beau livre de lumière, qui est aussi le journal d’une étonnante rencontre poétique et humaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture à La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)