Mireille FARGIER-CARUSO, Silence à vif (Paupières de terre, 2004 ; 100 p., 13,50 €)

Qu’est-ce que vivre, et comment ? Questions lancinantes qui semblent traverser tout le poème chez Mireille Fargier-Caruso. Nous habitons ce monde-là/ qui n’est pas le nôtre : quelle vérité triomphe-t-elle du non-sens où nous demeurons ? On remplit nos mains/ On ferme nos maisons/ On empile des signes/ Des objets des occupations/ Sans cesse on tente de ranger/ Le désordre du monde

En ce monde inévitable, seul l’amour, dans son commencement solaire inconditionnellement bon, tisse des accords bleus : […] Nous vivons l’intervalle/ Une brèche d’amour […] Quelqu’un pose à nouveau/ Une main sur nos tempes/ Pour adoucir la nuit/ Encore cette fois/ Nous portons le futur

Le poème sait dire les élans et les chutes – on veut l’illimité le partage/ puis retombe le chant au sol/ comme un caillou – mais il s’affirme comme son propre dépassement : Pour connaître/ un autre soleil/ une barque/ jusqu’à l’infini/ du neuf/ encore une fois// nous sommes/ plus loin que nous

Cela seul nous permet d’affronter la limite et l’effacement ; de n’avoir, humbles, à valider dans notre vie que son petit tas de jours.

Une poésie foncièrement authentique, grave, et qui refuse tout effet de style. Malgré le sombre du thème, lecture en définitive réconfortante comme tout ce qui sait faire face.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Claudine BOHI, Une saison de neige avec thé (Le dé bleu, L’idée bleue, 2004 ; 85310 Chaillé-sous-les-Ormeaux ; 88 p., 12 €)

Sous la grâce de ce titre d’allure intimiste, voici un livre enfin essentiel, une poésie première comme on eût dit autrefois une philosophie première. Claudine Bohi a toujours parié pour l’absolu, y compris dans l’éblouissement charnel de ses débuts poétiques, et nous voudrions dire pourquoi son nouveau livre pourrait bien donner à chacun d’entre nous le signal d’alerte dont le destin tient parfois le secret.

Trois parties dans cet ouvrage, trois moments de la conscience : d’abord l’invocation du phare, Cette lumière (Elle est/ ce qui conduit le sens), une lumière innommée aussi brillante et d’exacte présence, et aussi inconnaissable que le foyer mythique aux abords de la caverne ; ensuite Une saison de neige avec thé, l’instant d’expérience sensorielle et poétique où, à travers la douceur d’une neige créant le vide et d’un thé qui brûle le mot sur la lèvre, se révèle, non plus un vouloir vivre, mais un vouloir dieu (Tu veux/ le Verbe […] une parole qui s’abouche/ au vent/ conduit le paraclet) ; enfin l’aboutissement du triptyque, Vous – car presque toutes les pages commencent ici sous ce pronom qui nous désigne tous et dans lequel chacun, et surtout quiconque se mêlant de poésie, se reconnaîtra : Vous êtes/ ce goût de la lumière/ dans le ventre/ ce désir de passer/ au-delà de vous-même/ l’appel de cet amour/ qui désenchaîne/ du mourir

Lisez et relisez ce beau livre, tenez-le au chevet. Nous savons qu’il vous apportera beaucoup.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Derniers rivages, Jean-Paul HAMEURY, Folle Avoine, 2004

Sur le chemin d’exploration douloureuse de notre condition qu’il parcourt d’ouvrage en ouvrage, et sondant encore plus loin peut-être, par ce nouveau livre, l’angoisse des destins humains, Jean-Paul Hameury nous conduit ici en un périple incertain à la poursuite du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel. L’enjeu : un gain de connaissance tiré de l’insu ; un épi de sagesse glané à l’obscur.

En touchant à ces Derniers rivages, peut-être faudrait-il déjà interroger ce titre. Dans l’acception commune, un « rivage » ne peut manquer de parier sur son au-delà ; c’est le bord de quelque chose d’où l’on regarde ou essaie d’entrevoir autre chose : de la terre, une mer ou bien d’autres terres ; du présent, un avenir ou encore le passé, qui est l’avenir de la mémoire ; de la vie, une divination de la mort. Mais le poète ici nous arrête :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

les lendemains sont dissipés.

De sorte que ces rivages, dits « derniers », ne le seraient pas seulement dans la chronologie d’une vie et d’une expérience : peut-être arrivent-ils aussi à figurer, par quelque perte de substance, au dernier rang d’entre les rivages, n’étant presque plus rivages, mais comme terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires.

Et c’est la force de ce livre admirable, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème est venu habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir :

Sombre royaume. Pays opaque et muet
où chacun — banni de sa propre histoire —
ne vit qu’au bord extrême de lui même.

[…]

Jetés sans paupières face à la mort
nous tâtonnons dans le plein jour
comme animaux tombés
hors du champ de l’espèce.

[…]

il nous fut permis d’oublier.
Il nous fut permis de distinguer
une étendue sans nom
sans origine ni limites.

Comme par réciprocité, le mourir s’enquiert du vivre – à moins que le lieu de mort ne soit que le calque du lieu de vie :

Dites-moi cependant si la langue
que j’ai connue jadis près de vous
permet encore d’être au monde

[…]

Ici les mots ont goût
et couleur de cendres.

À chaque pas risqué au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croirions entendre un langage venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » que ces poèmes rendent si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini.

Au demeurant, chacune des cinq étapes du livre donne une orientation propre à l’exigence de vérité. Pour Visions, l’impératif réside dans la descente au plus profond : Ne sache plus que ton ignorance./ Ne veuille plus que ta cécité. Dans Absence, où l’écriture s’est à nouveau reliée à l’expérience vécue du travail de deuil, le devoir est de braver le séjour infernal et d’y partager le désarroi des âmes détruites. Exode peint, comme une Danse des Morts, la fresque d’une humanité privée du sens même de son destin. Avec Ici-bas, un courrier nous parvient des hivers de l’âme, nous donne les nouvelles de l’autre côté. Enfin Épisode vient renouveler en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine.

Qu’on ne craigne surtout pas d’oser la lecture d’un livre comme celui-ci, où l’intelligence et la sensibilité sont exposées à l’étrange douleur de l’errance et de l’égarement. Un poète est là, figure toujours virgilienne, pour nous guider dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3-4, 2004)

Christian VIGUIÉ : Juste le provisoire (Rougerie, 2004, 7 rue de l’Échauguette, 87330 Mortemart, 80 p., 12 €)

Le souci de son propre statut, la mesure de son degré, voire de son absence de légitimité, sont des exigences auxquelles, en poésie, la parole contemporaine échappe, comme on sait, difficilement. Lisant ou écrivant, nous rencontrons mille témoignages, les plus explicites comme les plus souterrains, de l’astreinte à cette vérification permanente. Christian Viguié est de ces poètes, soigneux visiteurs des choses, des heures, des silences, à quoi, comme à des pierres de touche, il vient frotter sa parole pour des effritements d’éternités, pour une brièveté étonnée :

Les mots ne retiennent aucune preuve
aucun silence
Ils te déposent un peu plus loin
rongé par le soleil.

[…]

Cela peut ne rien signifier
juste le provisoire
le midi parcouru d’un nom
à un autre.

Aucune sécheresse académique, aucun dogmatisme pour cette recherche, mais, dans la lumière du paysage (Le matin s’accroche à un châtaignier/ Un volet pousse un nuage), le simple accomplissement d’un exister conscient par lequel se jauge l’exigence/ du néant. Si le poème de Christian Viguié consent à ne se penser qu’en limite (S’approcher/ sachant que rien ne fut pris/ mais juste effleuré/ ajoutant une ombre à une ombre), il revendique aussi quelque non-violente insoumission dont il se veut redevable à la pierre légère d’un parfum/ à une branche que tu casses/ et qui retentit à peine/ dans l’éternité surprise. Ainsi se décante et s’épuise le destin d’homme :

Souvent tu n’écris
que pour différer le silence
déplacer la mort
au milieu de l’herbe
pour donner la chance
aux pas de l’homme
ou à l’oiseau.

Le poète n’entend pas échapper à l’éphémère. Il reste au contraire, résolument mais sans effort, dans un immanent dont il montre le chemin, échangeant ce qui passe/ et ne passe pas […] un dieu/ contre une brindille.

Une belle et profonde lecture. De précieuses pages pour écouter une voix/ qui soulève le temps.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Claudine HELFT : L’Étranger et la Rose (Le Cherche Midi, 2003, 23, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris, 110 p., 13 €)

Mais toi douce, si douce dans ta réserve de morte
morte en puissance après survie
[…]

Peut-être, en ces deux vers de son poème final, l’une des clés de ce très beau livre. Un livre que son auteur a dû porter en soi pendant de longues années ; on peut en juger par le suspens observé depuis la publication du dernier titre de sa grande trilogie, Le Monopole de Dieu (L’Âge d’Homme, 1996), dont nous avions alors essayé de rendre compte au numéro 1 de la présente série des Hommes sans épaules. Pourtant les thèmes reviennent, qui sont, comme l’annonce le poète, les plus simples, les plus éternels et les plus mystérieux de la poésie : l’amour, la mort, la vie… Une fois de plus est retrouvé l’Absent aux yeux verts, cet irrécusable aux yeux de mer à vrai dire jamais quitté, dont l’amoureuse et pérenne figure préside au dialogue des ombres. C’est lui qui n’a pas cessé d’être, c’est son intense fidélité que le poète reçoit et redonne en partage.

Et d’abord, à l’orée du livre, dans l’altitude de la prophétie, comme pour signifier l’au-delà de l’amour et de la mort, le saut définitif dans l’universel. Claudine Helft ne cesse, en effet, de prendre avec sa poésie un risque d’absolu (titre qu’elle avait donné à l’un de ses premiers ouvrages) :

Ami, ton âme est le lieu de la mienne
depuis tant de siècles, et nos poussières
ont essarté les étoiles des mêmes cieux.

Un élan se traduit ainsi : vers plus haut, vers le plus loin que recèle le proche, en rupture du temps :

la minute intérieure nous vêt
sur la brisure d’un temps fatigué.

[…]
je suis l’ailleurs de mon visage.

Et l’intime fréquentation de la mort aiguise d’autant le regard porté sur les vivants, comme aussi la mémoire laissée par ceux qui ont passé ; ainsi, dans cette évocation si émouvante :

Les roses en cerceaux atténuaient la rigueur du verdict.

Elle retiendrait la silhouette lente dans l’allée,
le blanc des cheveux, le bruit doux de la canne sur les graviers,
la gravité du visage levé vers l’arbre antique,
ce geste comme s’il voulait l’entourer ou le sculpter,
ce geste comme pour dire qu’il les aimait et qu’il s’en allait.

Il faut lire ce livre où l’absolu demeure l’ivresse de l’homme, où persiste un inaltérable espoir, branches érigées/ vers les cimes.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Jean FOLLAIN : Comme jamais suivi de Le Pays Follain (Éd. Le Vert Sacré, 2003, 16 rue du Petit-Mauzé, Les Bordes, 86340 Nouaillé, 176 p., 20 €)

Dans son excellente collection « Empaysée », qui nous avait permis, entre autres, la relecture de Seule mémoire de Pierre Gabriel (voir le numéro 16 des Hommes sans épaules), Jean-Claude Valin publie cette fois l’ouvrage posthume de Jean Follain, Comme jamais, dont la fidélité de la première édition, en 1976, avait pu paraître incertaine. La présente édition résulte, elle, d’un patient et scrupuleux retour sur manuscrit.

Le recueil réunit des poèmes publiés dans diverses revues, mais aussi des textes tirés de brouillons rendus orphelins par la mort accidentelle de leur auteur. De là, un caractère d’ébauche ou parfois d’impréparation qui ajoute à la « matité » chronique et fascinante de cette œuvre où les objets sont, une fois encore, soigneusement observés et rêvés, les actions et situations diverses du monde mises en présence et en simultanéité, où le poète enfin, comme il le confesse dans Territoires (1953, Poésie-Gallimard, 1969), joue à ce jeu d’exister. Un jeu dont la pratique assidue conduit à une sorte de métaphysique de l’unité profonde, comme dans ces quelques vers du poème intitulé Un même fond :

[…]
l’on entend sonner l’heure
au cadran d’un monument
assis sur un banc
un homme

[…]
seul il parle
[…]
au-delà des harmonies qui diffèrent
celle sur un palier de la vierge entièrement nue
du paysage au feuillage qui frémit
du planisphère sur le mur
de l’outil qui étincelle
un même fond tremblant les réunit.

Nul éclat dans cette voix sourde, pourtant si efficace et convaincante. Seulement l’innombrable et unique présence, à laquelle rien n’échappe, ni dans l’intime, ni dans l’entour, ni dans l’invisible même. Un regard qui juxtapose et fait coexister sans le moindre recours métaphorique.

La deuxième partie du volume, Le Pays Follain, fournit un remarquable dossier critique sur l’œuvre du poète, avec des textes de Gaston Bachelard, André Dhôtel, Pierre Calderon, Gil Jouanard, Jacques Borel, Didier Alexandre, Alain Lévêque, James Sacré, Jean-Pierre Richard, Élodie Bouygues, à qui l’on doit l’établissement de la nouvelle édition, Antoine Émaz, Jean-Luc Steinmetz, Cécile Hayez-Melckenbeeck, Jean Pierrot, Jean-Yves Debreuille, Joseph Rouffanche, Jacques Réda, René Plantier, Jean Rivet et Guy Goffette.

Voilà un ouvrage qui sera précieux, non seulement au « follainien » de longue date, mais au moins autant à qui voudrait s’initier à ces instantanés d’espace et se repérer dans l’univers atroce et doux à sa place inéluctable.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Bernadette ENGEL-ROUX : Brasier (Babel Éditeur, 2003, La Métairie Basse, En Froment, 81200 Mazamet, 64 p., 12,50 €)

S’il vous semble avoir aimé en cette vie, précipitez-vous dans ce Brasier. Dès les premiers mots, vous sentirez la brûlure d’une parole à la fois souveraine et martyrisée de sa propre pureté, une passion, pourtant toute terrestre, qui se refuse à l’ici et se donne à l’éternité :

Dans l’ombre de leurs mains qui ne s’étaient jamais touchées, l’innocence qu’ils avaient préservée avait une fragilité d’oiseau pris. Face à leurs pages comme face à eux-mêmes, dans leurs rares rencontres, légères d’un bonheur fait de rien, ils avaient toujours contourné la faille où ils se fussent sinon jetés comme deux amants dans le lit de leur mort.

Le livre de Bernadette Engel-Roux, suite de proses judicieusement éditées au format à l’italienne, apparaît comme le carnet d’une passion mutuelle et secrète, où se développent la chronique, attentive à soi-même, d’un amour sans limites, la confession méditative d’une âme aux dimensions de l’autre et du tout, le graduel d’un chant de joie dans la douleur :

[…] Elle avait souhaité baiser ses paupières, mais avait toujours évité son regard. […] J’aimais le sang invisible de sa chair pauvre. Et ces lèvres serrées que le désir entrouvrirait. Je tenais à deux mains et du bout des doigts la coupe d’un visage serti de baisers jamais donnés, le fragile et mat éclat d’un corps que j’ignorerais. […] Elle, l’eût aimé en haillons. […] Elle aimait une sorte d’obscur éclat. Du corps et de l’âme, la part nue, intérieure, secrète, ce qu’il ne pouvait habiller.

Ces citations, trop brèves – on voudrait tout retranscrire ! –, montrent en tout cas la qualité de la langue, la contention de la pensée dans son récit, le privilège de rigueur et de simplicité que s’adjuge un classicisme entièrement renouvelé. Bernadette Engel-Roux nous éblouit en mettant le feu dans la glace du français classique. Le lyrisme y est d’ailleurs intense et culmine en quelques versets, au centre de ce livre de proses :

Comme on cille sans pleurer face au soleil qui tombe,

Comme on mord les poignets maigres de sa souffrance,

Comme on marche dans les jardins de l’aube pour se laver d’effroi,
je vis sans toi.

Cet absent nous rappelle (et peut-être insiste-t-il pour rester le même – qui sait ?) celui déjà entrevu dans un autre livre de l’auteur (Ararat, Cheyne, 1996, prix Louis Guillaume) : tout comme alors, il retrouve la lointaine sous les mêmes étoiles messagères que tous deux, à la même heure, contemplent :

[…] Le ciel leur était don, abri, faste. […] Immense main aux doigts ouverts, impalpable et lumineux, il les tenait en sa paume, infimes et confondus, bouleversés et reconnaissants. […] De vrais amants à l’instant du partage ne pouvaient être plus proches que ceux qui sous ce ciel se séparaient.

Avec des livres comme celui-ci, Bernadette Engel-Roux nous confirme qu’elle peut soutenir toute comparaison avec les auteurs que lui font fréquenter par ailleurs ses travaux de recherche et d’analyse de la poésie contemporaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004; reproduite in Friches, n° 88, automne 2004)

Max ALHAU : Nulle autre saison (L’Arbre à paroles, 2002, Maison de la Poésie d’Amay, B.P. 12 – 4540 Amay, Belgique, 124 p., 15 €)

Sous ce titre, les éditions de L’Arbre à paroles rassemblent des poèmes de vingt années, extraits des principaux recueils publiés par Max Alhau dans cette période. Le choix, que nous supposons celui de l’auteur, semble inspiré moins par le souci du florilège représentatif que par une tendance à l’assombrissement : comparant ces extraits aux versions intégrales, on ne peut qu’être frappé par l’accentuation de l’ombre, par l’omission, souvent, de textes qui portaient la clarté dans un destin de cendres (on songe ici, par exemple, avec quelque regret, à l’absence de la superbe suite Célébration de la lumière qui clôturait le livre Le Fleuve détourné).

L’ensemble présenté aujourd’hui n’en constitue pas moins une indéniable réussite, même venant s’ajouter à la bibliographie existante, car, à tout prendre, choisir des textes, c’est encore faire œuvre poétique et se renouveler. L’auteur le fait ici d’autant mieux qu’à la rétrospective s’ajoutent, en fin de volume, des pages inédites d’une grande pureté méditative.

Nulle autre saison, lit-on sur la couverture. Comment, mieux que par ce déni, cantonner tout désir à la terre, décliner toute promesse de « siècle futur » ?

Tout est là
dans la sécheresse des mots,
celle des herbes.

Peu nombreux sont les poètes qui, dans notre condition mortelle, tracent d’aussi intimes cheminements ; qui, à travers le quotidien de l’espoir, puis du doute – quand les repères menacent de se perdre –, forcent une connaissance aussi douloureuse de notre parcours :

Cet exode aux allures de conquête
nous ramène en plein soleil,
brûlés par un temps
qui se défait
et nous déboute de nos domaines.

Tout au long d’une belle et profonde méditation, par endroits volontiers aphoristique, souffrance est devenue sagesse – sagesse de poète, c’est-à-dire évidence pure où même un dénuement nous illustre :

Quand on a tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].

Un tel livre, dont la rigueur même de l’écriture approfondit la beauté, reste un modèle de probité poétique.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Gilles LADES : De poussière et d’attente (L’Arrière-Pays, Jégun, 2002)

La parole de Gilles Lades, belle et captivante dans ses états successifs, nous a faits témoins, sur plus de vingt ans, d’une lente évolution, comme un passage de cime en vallée. « Descente » si l’on veut, mais sans nul affadissement, sans rien d’appauvri : au contraire, la poésie la plus vraie ne cesse d’irradier ces livres qui nous parvenaient, nombreux et convaincants, de leur Quercy natal. À l’époque de Fonderie[Cahiers de poésie verte, 1991.]] ou des [Forges d’Abel[[La Bartavelle, 1993, Prix Artaud 1994.]] , prévalaient encore dans l’écriture un retrait essentiel, presque minéral, et par quelque côté, une rugosité souvent « héroïque ». Avec des livres comme Val Paradis[[Cahiers de poésie verte, 1999.]] , un intime pays se fit plus proche, ébloui de mémoire et tempéré d’humanité.

L’ouvrage qui nous retient aujourd’hui – de courtes proses très denses – se divise en trois parties dont les titres, de même que celui du livre, signalent l’assombrissement et l’entrée dans une phase angoissée : Souffle suspendu – Sous les nuages terribles – Soleil frêle. Le texte liminaire, que nous citons in extenso, donne le ton :

Tu voulais un homme mort, le voici. Il ne fait qu’écouter. Il a dérivé son lourd fleuve d’orgueil et de sang. Il est sur le bord du ravin, qui gagne au bout la lèvre du volcan. Il n’a plus de pays sur quoi mettre la main. Il a charrué les arbres à mémoire, les fleurs, si longtemps dans la mire de l’être.

Il salue qui s’approche, et partage le silence à même le regard.

Et ce sont tour à tour le deuil, l’oubli, les gestes rétrécis, la chute, l’effondrement au pied des grands abrupts de [l’]enfance, qui viennent nous hanter, avec le brouillard des fins de livres, fins de films, quand la chose est partie et n’a pas force de retour. Même les morts s’éloignent, les morts les plus durs, ceux qui faisaient encoche dans la vie.

Vers la fin du recueil apparaît une hésitation entre moi et l’adieu. Et le poète comprend qu’il lui faut bâtir, sur une terre usée à miroir, un nouvel invisible à l’exacte vue.

Une image pour clore ce livre désigne l’enfance – si souvent invoquée par le poète –, celle du cahier qui a traversé les mues solaires des greniers. Le poète s’en saisit et s’écrie : Je l’ouvre comme un volet sur le soleil frêle.

Comme pour faire écho à ce livre, un autre beau recueil paraissait simultanément sous le titre Lente lumière[[L’Amourier, 2002.]] : ce sont des poèmes mûris sous le même climat, dans le même deuil. On ne saurait trop en recommander la lecture, en parallèle.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 16, 1er semestre 2004)

Marcel HENNART : Clinique, suivie de Vigile de la lumière (Rougerie, Mortemart, 2003)

Simplicité reine qui se confie : il n’est plus d’indicible, tout peut accéder au poème sans nul besoin de cri ni torture de l’image. Marcel Hennart, en communion d’amour avec l’être le plus cher, en qui soudain loge le danger, nous donne l’un de ses plus beaux textes : la mort y passe tout près, aux aguets sous l’oreiller, entre les plis des draps.

Une chronique en confidence avec, d’abord, l’irruption de l’événement, datée avec soin mais familièrement suggérée : Les groseilles égrenées avec amour à quatre mains sont restées au fond du seau./ Le feu ne les a caressées. Le temps n’a pas eu le temps d’écumer leur écume […] ; puis, vécue de l’intérieur, l’hospitalisation (Rangés dans les grands sacs, la montre au poignet, les photos tant regardées, la chemise même, précèdent le corps dans son abandon à d’autres mains […]), expérience si bien partagée qu’on ne se demande même pas qui des deux fut le malade puis le guéri – comprenant que c’étaient tous les deux ; puis encore, les moments d’angoisse, de doute et d’espoir où est guettée la résurrection : elle seule aurait pu m’entendre,/ et je ne pouvais blesser son réveil/ de ma solitude immense/ qui me brûlait/ et il n’était alors/ très longuement/ de main amie que je puisse serrer/ son corps […] ; avec enfin ce retour dans la maison de la vie : Humble conquérante aux pantoufles de plomb, tu reprends possession à pas mesurés […] Ton corps se défait lentement avec douleur de son absence.

Une suite de quelques brefs poèmes, Vigile de la lumière, vient conclure ce livre dans la fascination de l’instant, ce fragment d’éternité si fragile et si persévérant à la fois, dont le poète s’est constitué le gardien fidèle (voir Traversée de l’instant, Rougerie, 2001, et notre note au numéro 11 des Hommes sans épaules).

Marcel Hennart : un poète qu’il faut lire et relire.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 16, 1er semestre 2004)