ANNE MOUNIC : POUSSIÈRE AMOUREUSE, Encres Vives n° 342 – 6,10 €.

La poésie d’Anne Mounic progresse, et résonne, et consonne, d’une manière pleinement affirmative: non point assénée, mais sereinement déployée.

Qu’elle use de la définition (« L’âme est un son qui par le poème s’articule ») ou des formes les plus variées de ce qu’on peut appeler la description (s’y greffe tout naturellement le trésor des analogies et des métaphores), elle indique une plénitude à rejoindre, un monde (le nôtre, au plus intime), à rebâtir en le révélant:

« L’inquiétude se résout vers le haut, dans l’intensité de ce son qui brise l’ordinaire, le transfigure, et dessille l’esprit. »

Cette poésie nous apprivoise d’emblée pour une perception du monde (de l’être) globale et simultanée, métaphysique et concrète, puis nous guide jusqu’à la source du regard qui gouverne les mots (le regard suffit à faire naître la réalité, à la faire procéder de sa propre profondeur.)

Nulle platitude, nul minimalisme dans cette voix tenue au plus près, mais une émotion qui fait tout le prix d’une symphonie sereine:

… « et les voici, les mots, qui flottent dans l’air entre vous et moi, comme ces parfums au jardin ».

L’on perçoit, poème après poème, un exercice spirituel: la volonté « d’appartenir pleinement », de faire émerger la vie de l’immanence:

« je ne découvre que ce qui m’est donné
en toute fidélité créatrice ».

Tout à l’opposé de l’ellipse, Anne Mounic opte pour une poésie de l’explication, mais une explication qui enrichit le sens.

Par une esthétique des variations insensibles (« tout est nuance »), par une grâce à assumer la vie (« la pulpe, la sueur de l’accompli » … « toute la puissance d’être et la rigueur d’exister »), Anne Mounic offre une poésie et une poétique du bonheur, où la « poussière amoureuse », vivifiée, peut

« insuffler entre nos lèvres sa perfection à la minute modeste ».

©Gilles Lades

CHRISTIAN SAINT-PAUL: LES PLUS HEUREUSES DES PIERRES, Encres Vives n° 361.

Ce recueil procède d’une voix grave et confidente. Un homme émerge de son passé et s’interpelle avec une lucidité sans amertume. Et sa compagne, compagne de vie, compagne de mémoire, compagne d’attente et de désir, laisse deviner sa présence intime et décisive:

« c’est l’heure où ta main fidèle
apaise l’impérissable peur ».

Le ressaisissement de la vie à la lumière de l’amour célèbre la quintessence des instants heureux sans dissiper les images de notre destinée. « L’arbre tutélaire » du jardin, choyé d’inquiétude, « l’esprit fantasque d’un air populaire » gardé dans un coin de l’attention, ne font pas oublier que

« la nuit douloureuse chuchote
dans la solitude des tombes ».

Ce recueil/poème dédié au couple, hymne et élégie, est traversé par la métaphore passionnelle. Occurrences du feu pour « nos joutes affamées ». Et la certitude gagnée:

« jamais plus notre amour ne sera malhabile ».

La femme, forte de son « estivale présence », sauve le poète de l’aridité rencontrée dans l’écriture:

« ces paroles qui m’attendent
abasourdi de leur tête-à-tête
qui languit quelque temps
dans un ténébreux hiver de la poésie ».

Cette œuvre commune de l’homme et de la femme, Christian Saint-Paul nous la dévoile à travers sa parole rythmée par la ciselure et le profil toujours renouvelés des strophes. Les images sont fortes et franches (« le règne noir/de la blatte », « les ruelles en pente/ du plaisir », « le roc du jour à venir »), et chaque poème campe une nouvelle perspective: « Du chemin nous sommes/ les plus heureuses des pierres », ce chemin qui se redresse avec le pathétique des espérances hasardées.

©Gilles Lades

CHRISTIAN SAINT PAUL : L’ENRÔLEUSE (335ème Encres Vives).

L’image de la femme, poursuivie sur ses pistes fascinantes, saisie en ses parades pathétiques, continue de hanter le parcours poétique de Christian Saint-Paul. « L’Essaimeuse » la présentait naguère, « pétrie de volupté », mais aussi hasardée, téméraire, victime, au terme de l’épreuve sans fin qu’elle y faisait de son désir.

Aujourd’hui, avec « L’Enrôleuse » (Encres Vives n° 335), Christian Saint-Paul accentue l’âpreté de la quête érotique. Si la femme guette

« la promesse d’une flamme plus haute
Qui pourrait monter le long de son échine »,

l’homme rallume sans fin

« la torche incendiaire/ d’une simple caresse ».

Car il s’agit de se vouer à la femme, corps et âme, de la connaître par la « texture langoureuse » de sa chair, pour, désarmé par sa grâce, se laisser terrasser par ses fatalités.

Ce pacte sensuel, dévorant, de l’homme et de la femme, ou plutôt de la Femme et des hommes, conduit à une amertume telle que la quintessence de la félicité se trouve menacée de toutes parts.

Comment les hommes en détresse, « martelés de mythes » par la Femme et déterminés à « tuer le futur », sauveraient-ils du dérisoire la conquête inépuisable de la beauté ?

Comment éviteraient-ils le vertige d’une autodestruction qui va jusqu’à l’âme en faisant jaillir « les escarbilles de leur conscience » ?

Tout est-il faux dans cette « allégresse mouvante et chaude » ? Qui, de l’homme ou de la femme, se trouve finalement vaincu par la lassitude de la beauté ? Et qui possède, encore ici, la clé de cette « parade sauvage » ? (Arthur Rimbaud).

©Gilles Lades

(Note de lecture in revue Friches, n° 95)

Jacques GASC : OAXACA DÉSORMAIS HORS D’ATTEINTE LA PAROLE : éd. Jacques Brémond ,15 €.

Ces poèmes – fragments de prose, vers modulés à l’extrême, simples mots – sont énoncés par une parole impersonnelle soulignant « la déperdition de l’écho. »

À travers « le déroulement du discours qu’aucune pause ne distrait », l’on devine, ou croit deviner, un double paysage marin, dont l’un se trouve au Mexique (Oaxaca, le Pacifique, brefs éclats de la tequila et du tabac). Et toujours, ici et là-bas, une société finissante qui s’avive aux romans de Galsworthy et au « zèle inquiet des présages ». Les paysages sont frappés d’une rupture de charme sous « la faible connivence des regards ». De même que se déploie malgré soi « l’espace déchu de l’amour ».

Les éléments de cet ouvrage sont placés en abyme et dans une perspective de secret telle que le lecteur est appelé à attendre

« jusqu’au noir absolu où la phrase connaît sa vérité. »

Faut-il tenter de reconstituer le puzzle ? Est-ce là l’histoire d’un illusoire exil ? Le poème devait-il trouver une parole qui transcende la sourde violence des allers-retours entre l’ici et l’ailleurs ?

Lisons, et relisons, jusqu’à saisir le filigrane qui travaille « l’envers possible du poème ».

©Gilles Lades

(Note de lecture in revue Friches, n° 95)

Paul Farellier – L’Ombre de l’Absolu – dossier présenté par Gilles Lades

Paul Farellier ne s’est engagé dans l’aventure de la publication qu’aux abords de la cinquantaine. Mais, depuis longtemps, sa vie en Poésie coexistait avec une carrière de juriste. Son premier recueil « L’Intempérie douce » rassemble des textes issus des années 70. Témoignage initial d’une démarche où s’édifient l’homme et le poète.

L’œuvre poétique de Paul Farellier, neuf recueils à ce jour (le dernier, « Une odeur d’avant la neige », est encore inédit [[Voir, à la fin de l’article, une bibliographie mise à jour.]]) présente la forte cohérence d’un itinéraire voué au déchiffrement, à l’élucidation. Pas de franche rupture ni de pistes abandonnées. Mais l’avancée, dans la lucidité et l’étonnement, l’effort et la révélation.

Les titres des recueils ne sont pas sans enseignements. Les trois premiers conservent une valeur allusive, font référence à un moment, une part concrète, qui a orienté l’existence. Les suivants, plus inclinés à l’abstrait, dessinent les pôles d’une expérience : la lumière et la nuit, le mouvement jusqu’à la liberté et à la gratuité du souffle spirituel, la finitude, la voix. Les titres des sous-parties confirment et infléchissent cette direction. Je citerai, pour l’antithèse nuit-lumière : « En ténèbre épousée », « Où la lumière s’abrège », « Vers le val noir », « Un retrait de soleil », «Dans la nuit passante» , « Ce lieu clair de la nuit », « Ce pays mangé d’ombre », « D’un soleil éloigné », « Cercle des lumières sauves », « Eau claire du vertige », « Intérieur de l’ombre », « Couleurs sous la nuit », « Jours à l’aveugle » soit près de la moitié des titres.

La notion du temps est également centrale, de la nostalgie aux confins de l’éternité : « En ce qui reste d’été », « Où la lumière s’abrège », « Heures », « Dans la nuit passante », « En l’île va notre hiver », « En même terre que mémoire », « Jours à l’aveugle », « Sans lieu ni date ».

Le vent fait signe, vie et liberté: « Feintes d’herbe avec le vent », « À l’obscur et au vent », « Au dispersé du vent ».

Le silence se nomme dans les derniers recueils : « Dans l’âtre de silence », « Parole en silence ». Autre face du silence : le monde de l’esprit : « L’invisible grandit », « Prière pour le fin mot », « Signe en paradis ».

Mais l’identité, le corps, les repères du monde, marquent aussi ce parcours où le travail sur soi se donne au langage et dessine, dans une exemplarité sans ostentation, le carnet de bord d’une aventure intérieure.

Afin d’aller plus loin vers la singularité de cette œuvre, j’en étudierai plus particulièrement trois aspects : une célébration qui s’infléchit vers la saisie du silence, un imaginaire et un travail de l’image au service de la pensée, une œuvre orientée par l’absolu.

De la célébration à la saisie du silence

Chez Paul Farellier, la célébration ne va jamais de pair avec l’emphase. Elle évoque l’image d’un feu qui, par son intensité, permet d’accéder à une plus haute existence : « rien que l’air dans l’air qui brûle ». (Une main si simple).

Car le feu est doué d’une bonté féconde : « Je me froisse d’étincelles/ dans le brasier paisible » (L’île-cicatrice).

Il dégage des horizons de sérénité contemplative : « L’odeur de paille descend son fleuve au soleil » (L’île-cicatrice), quand il ne dévoile pas le sens secret et presque occulte du monde : « L’illuminateur/ fait fondre la flamme dans la pierre » (À l’obscur et au vent).

Ce feu figure une âme désormais capable de vibrer aux plus secrètes, aux plus intimes exaltations ; l’enfance, au premier chef, a la capacité de mobiliser l’âme et de toujours ouvrir la porte sur la plénitude.

À partir de ce temps initial, chaque année revécue par le poète sera célébrée malgré le sentiment lancinant de la précarité. Il s’agira d’atteindre « le chant sans les larmes » (Dans la nuit passante), un chant qui trouve une harmonique dans une tonalité religieuse, surtout lorsque le poète est à l’orée de son œuvre : « Quelle retenue dans les premiers mots d’un prophète ! » (L’intempérie douce).

Sur ce fond de ferveur, s’élève la piété du poète pour les siens : « Effacés/ qui n’ont laissé/ qu’un long regard/ dans nos yeux » (Tes rives finir).

L’image féminine y rayonne aussi, au présent de son éclat : « la jeune fleurie et la jeune éternelle » (Parlant bas sur ciel).

La célébration est tout entière associée à la résonance intérieure. Loin de prendre à témoin les hommes, elle se lie intimement au silence, mais un silence pris comme une réalité active, où la méditation chérit le monde, où les mots, les paroles se délivrent par le seul fait qu’ils accèdent au sens.

Paul Farellier développe le sens de l’impondérable, en poète à l’âme stable et donc capable de mesurer d’infimes variations. Il s’efforce de réunir une vie d’un seul tenant, et c’est le présent qui lui donne sa tension et son orientation. Dans cette quête, la patience humble a sa part. La respiration de celui qui progresse et découvre est palpable, plus particulièrement dans les poèmes des recueils les plus récents : le propos se cisèle en reprises de souffle successives, où alternent vers pairs et impairs, dans une parfaite justesse.

Le silence, parce qu’il permet une élucidation perpétuelle, éloigne la solitude et conjure le danger de se construire comme un édifice clos : « et ne finir que geôle à soi-même » (Une odeur d’avant la neige).

L’imaginaire et l’image au service de la pensée

Paul Farellier propose presque toujours une amorce concrète au poème. Sur le fond de la page, tout référent peut faire « image », c’est-à-dire qu’il représente plus que lui-même, qu’il soit été, goéland, avenue. Bien sûr, le poète use aussi explicitement de la métaphore, mais elle ne sera jamais l’objet d’un exercice gratuit, elle ira de pair avec l’idée jusqu’au point d’orgue du poème.

En un premier sens, l’image est un tableau signifiant, un espace où le sens se forme et se donne carrière. Avec, souvent, une profondeur de temps qui crée la nostalgie, ou un effet de lointain spiritualisé : « Tu me souris de l’intérieur, (…) douce et bleuissante Samarie ». (L’intempérie douce). Mais, en un autre sens, cette image est édifiante, elle renseigne sur le degré d’accomplissement atteint.

Paul Farellier a connu la médiation d’un lieu, manifestement méditerranéen, qui lui a permis d’oublier pour un temps l’anonymat de la grande ville et d’écrire : « j’habite le cri de ma fenêtre », vers où le monosyllabe se charge de toutes les connotations lumineuses et vitales.

Il est un stade où la contemplation fait image. Comme en ce texte où le poète se fascine au « silence » et à « l’écriture » des liserons. Ailleurs, un élément concret figure les résonances infinies d’une idée : « l’aube »… « nichée aux acrotères du trésor » (de Delphes) éveille les irisations et les résonances du possible et de l’espérance.

Paul Farellier se porte d’instinct aux images de lumière sur fond de nuit : l’allumette, le phare, la fenêtre. La dialectique de l’ombre et de la lumière n’y est pas frontale. Elle est sourde, implicite, « pays mangé d’ombre » (Tes rives finir). Le poète nous invite à le suivre dans les modulations qu’il imprime à son imaginaire, à ses accentuations variées. Ainsi, il suscite « la blancheur de nymphes infinies », élargissant, rajeunissant une image venue de la tradition mythologique. Ailleurs, une allégorie peut naître: « mettre en fuite ce prince maigre et noir » (Où la lumière s’abrège), alors que le vent s’impose comme figure de la gratuité et de l’universalité de l’esprit.

Dans certaines identifications, c’est le comparant qui focalise l’attention, faisant référence à un archétype : « L’œil reste le pasteur indécis ». L’ambivalence joue de sa mystérieuse amplification : la nuit est-elle le noir ou l’étoile ? Et l’équivalence de l’image et de l’idée peut être saisissante : « un reste de soleil/ la faible absence » (Une main si simple).

Pour faire saisir la réalité du silence, qui est un des points cardinaux de sa poésie, Paul Farellier peut concentrer l’effet métaphorique, dans une expression comme : « l’éblouissement du silence » (L’intempérie douce), ou sculpter la langue selon les étapes du travail sur l’image, et donner ainsi tout son relief à la méditation : « Le silence, / herbe rare,/ ne fait halte que d’éternel » (Parlant bas sur ciel), ou encore « Cette lampe à la fenêtre noire/ L’ultime passage/ De la lumière au silence » (L’île-cicatrice).

L’économie des moyens est constante chez Paul Farellier. L’on en trouve un très bel exemple dans ce vers : « Ici se fuit en ailleurs » (Une main si simple).

Et cette économie est au service d’un élargissement vers l’infini.

Le travail de l’absolu

Cet appel de l’infini est une des formes de l’absolu. Tout comme le sens de l’éternel, qui fait surface sur fond de conscience de la petitesse humaine : « j’encombre l’instant éternel » (L’intempérie douce), ou s’objective dans l’image « au vent fixe d’à jamais ».

Dès les premiers recueils, le néant occupe une place primordiale, par exemple lorsque le poète parle de « l’accueil de notre âme de cendre » (L’île-cicatrice), ou qu’il écoute « son horloge de poussière » (Une odeur d’avant la neige). Mais il sait approcher le rien sans s’y détruire, car son noyau de conviction et de pensée tient le cap sans céder au vertige. Il a été aidé en cela par des paysages minéraux, solaires, qui suscitent le désir de se refonder, comme être personnel et social ; mais cette conscience du néant n’est-elle pas à la mesure du sens de l’absolu partout présent ?

L’absolu n’est pas toujours une forme pure. Il se découvre à travers l’intériorité, cette présence de soi à soi qui ouvre sur un au-delà de soi : « faillir à toute présence// par plus de présence » (Dans la nuit passante).

Dans cette vie de l’esprit, Paul Farellier traque l’absolu à travers « de grandes vérités obscures/ en pleine vigueur encore » (Une main si simple).

Pour « le flagellé d’instants » (Tes rives finir), le tourment de vivre rejoint le tourment d’écrire. Car l’absolu est à l’œuvre dans le projet poétique, par la volonté de se situer au plus près de l’insaisissable : « Cette imprononçable patrie/ Toute en lignes de fuite » (Lîle-cicatrice).

La dimension morale participe de ce haut désir : « Nos blessures, déjà, sont notre édifice » (L’intempérie douce). Sans se désunir, le poète s’avoue lucidement ses faiblesses et ses failles. Mais, comme un sage antique, il peut en venir à vivre comme vains le contentement et l’angoisse.

Alors, en possession de lui-même, tendu entre la vie quotidienne et cet absolu qui pourrait l’abolir, le poète s’avance, selon la méthode de l’ascèse, qui est une attention maintenue et recommencée : « prolonge plutôt la dernière étoile » (Dans la nuit passante).

Le chemin est périlleux : « une naissance à l’obscur/ convoitée en tremblant ». En effet, le poète remonte vers « l’amenuisement d’un centre aveugle » (Où la lumière s’abrège). Et c’est là que surgit la force de certaines formules ambiguës : « L’effacé d’aucun lieu », cela signifie-t-il « qui n’appartient à aucun lieu » ou « qui reste présent à tous les lieux » ?

Autrement dit, l’absolu ne cesse pas d’être cette réalité postulée comme nécessaire, objective, mais inaccessible : « chose d’aucun mot, jamais puisée,// par nulle pensée » (Dans la nuit passante). Le travail du poète sera donc de démêler l’écheveau humain et de l’orienter dans cette lumière qui recèle le plus haut sens. Mais rien ne serait possible sans une instance de rigueur et d’exigence : « Et vous êtes venue,/ Ma Sévérité » (L’intempérie douce).

L’absolu apparaît comme une sorte de porte étroite : « le poème où s’écrit/ la fenêtre noire » (Tes rives finir), mais aussi comme un guide permettant d’atteindre au bonheur le plus concrètement métaphysique : « toucher les heures,/ la soigneuse lumière » (Une odeur d’avant la neige).

*

L’œuvre de Paul Farellier, tendue vers son accomplissement, trouve sa cohérence dans une conviction : la poésie est amenée à dire la limite, l’infinitude et le passage. Elle permet de répondre à la question, éthique par excellence : « Qu’offriras-tu de ta vie ? » (Dans la nuit passante). Le poème progresse de saisie en saisie et donne sens ; il rythme la respiration de la découverte.

Mais le poète ne veut être dupe ni des mots, ni d’une illusion de savoir. Le doute s’avoue, l’humour affleure, la lucidité ne lâche pas prise : « à chaque jour/son plus vrai miroir » (Parlant bas sur ciel).

Sur cette fondation assurée naissent des questions : quelle limite à la liberté intérieure ? Dans quelle mesure l’espace s’efface-t-il devant l’être ? La poésie atteint-elle sa vraie profondeur à travers l’identité : « Maintenant/ visage fixé » (Parlant bas sur ciel), ou dans le désarroi ?

Des paradoxes apparaissent aussi, qui sont des trouées vers l’essentiel : le poème révèle la densité de l’existence, mais aussi la vanité de tout un pan de notre expérience ; ce n’est pas seulement la chose dite qui est importante, c’est tout ce qui en découle ; l’essentiel est dans l’imperceptible : « une étoile sourde qu’on distingue à peine » (À l’obscur et au vent) ; l’éphémère devient presque insoutenable sur le fond de la pensée de la mort ; la nuit est la substance nourricière du poème, que trop de lumière volatiliserait.

Un fil conducteur se fait jour : « Nos terres vraies sont cachées » (À l’obscur et au vent). Au détour d’un distique fermement frappé, Paul Farellier réaffirme le sens de sa quête : « qu’il ne demeure de corps ni d’âme,/ mais la seule parole d’avoir été » (Une odeur d’avant la neige).

Ce verbe, placé dans l’azur, ne peut être conquis qu’au prix d’une science de l’attente. La prégnance de l’absolu empêche la gratuité des mots et des images : « Peu de mots ;/ cette page est lente :// un recoin du temps ».

Mais le poète est toujours en marche : « Un seuil est là/ qu’il te faut déceler » (Parlant bas sur ciel).

©Gilles Lades

(Étude in revue Lieux d’être, n° 47, « Partir », hiver 2008/2009, suivie d’un choix de poèmes).

Bibliographie mise à jour:

L’Intempérie douce, Le Pont de l’Épée, 1984.

L’Île-cicatrice, suivi de L’invisible grandit, Le Pont de l’Épée, 1987.

Une main si simple, Le Pont sous l’eau, 1989.

Où la lumière s’abrège, La Bartavelle éditeur, 1993.

À l’obscur et au vent, L’Harmattan, 1996.

Dans la nuit passante, L’Arbre à paroles, 2000.

Tes rives finir, L’Arbre à paroles, 2004.

Parlant bas sur ciel, L’Arbre à paroles, 2004.

Vintages – Rétrospective 1968-2007, Librairie-Galerie Racine, 2008 (plaquette de poèmes choisis).

Une odeur d’avant la neige, L’Arbre à paroles, 2010.

L’Entretien devant la nuit – Poèmes 1968-2013, Les Hommes sans Épaules éditions, 2014 (intégrale des poèmes). Grand Prix de Poésie de la Société des Gens de Lettres, 2015.

Monique W. LABIDOIRE, par Serge BRINDEAU

Nous suivrons l’œuvre de Monique W. Labidoire à partir de « Saisir la fête ». Ce sont ses presque premiers poèmes nous dit-elle.

Le cri traverse le recueil. La vie, individuelle et collective, est exposée à tous les déchirements. Comment oublierions-nous l’histoire, le temps des crématoires et des charniers ? Le vent arrache tout sur son passage. Il semble y prendre plaisir. Monique W. Labidoire éprouve au plus vif le sens de la douleur. Mais elle redoute l’éloquence. Elle use volontiers du «peut-être», du «pas tellement» : « la douleur/pas tellement la douleur ».

Elle évoque avec précision les travaux de la ferme, la vie des villages, autrefois si rude. Elle se penche sur le plus humble. Si elle célèbre le chant des oiseaux, la beauté des plus simples fleurs – minuscules au regard du cosmos mais « extraordinaires » en elles-mêmes, elle voudrait donner une chance supplémentaire à ce qui, dans la nature, nous paraît le plus misérable ou le plus laid (l’ortie, l’araignée que citait Victor Hugo), ou le plus insignifiant (la fourmi).

Partagée entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre l’éphémère et l’illimité, elle s’efforce avant tout de comprendre. Nous attendons le soleil, et c’est comme si le soleil nous attendait.

En ce « court passage », où la femme, particulièrement, « devient son propre passage », Monique W. Labidoire interroge un ciel dont fut souvent rappelé le mutisme. Mais, tissant ses mots comme l’araignée tisse sa toile, ou comme les pauvres tissaient les fibres de chanvre (le langage, a écrit Guillevic, à propos de Monique W. Labidoire « est devenu tissu cellulaire »), elle attend de son travail quelque révélation. C’est sur la lumière que s’entrouvre le poème.

Arythmies (1978) peut paraître, à première lecture, d’une interprétation plus difficile. Le livre se présente comme une suite de chants, distribués en paragraphes de prose au rythme volontairement brisé, heurté. Les thèmes récurrents, sous la poussée de la sève, nous aideront à dégager le sens – comme signification et comme direction intentionnelle.

La nature, la campagne, même dans le monde du béton, restent proches. Voici les saules, les arbres fruitiers – noisetiers, poiriers, oliviers. Il y a quelque chose de pastoral dans cette écriture aux « battements » partiellement ou complètement (c’est-à-dire en quelque sorte, régulièrement) arythmiques. Monique W. Labidoire intègre à sa propre aventure poétique l’acquis de diverses traditions. L’humanité forme une chaîne d’union qui s’est constituée au cours des siècles, des millénaires. Il faudrait, avec les Phéniciens, remonter à l’invention de l’alphabet, étudier les différents systèmes graphiques, passer par l’imprimerie, s’accompagner de « musiques nouvelles ». Il importe de « préciser l’écriture », d’examiner le pouvoir des signes, aux différents degrés de leur usage, d’approfondir l’art de les interroger. Ne sommes-nous pas les héritiers de l’Egypte autant que de la Bible, de Virgile ou de Dante ? Des troupeaux passent dans la trame d’un texte dont la modernité ne doit pas nous écarter de nos permanences. Les signes sont « multiples », mais ils nouent entre eux « d’intimes relations ».

Le texte se présente effectivement comme un tissage. Monique W.Labidoire, qui aime les tapis d’Ispahan, fait aussi référence au métier à tisser de Jacquard – ce métier qui, pour elle, évoque « le tissage encré de la parole ».

*

La nature et l’art – peinture, musique – composent la chaîne et la trame du poème. Une telle « géographie des lieux », qui unit, comme autant de « mailles », les continents de l’espace et du temps, laisse progressivement découvrir un « univers intouchable » en deçà ou au-delà de l’univers que nos sens et notre intellect appréhendent dans les limites le plus souvent reconnues de leur structure. Le « scintillement » d’une « nouvelle lumière » se fait déjà « plus vif ».

Le titre « Cassures » (1983) pourrait surprendre. L’expression, avec le tempo et le discret vibrato personnels du poète, paraît plus « limpide », plus « fluide », plus « claire » – ce sont les termes de l’auteur. Mais la musique cherche encore sa « gamme », non que le style manque de maturité, mais du fait que la recherche de la parfaite harmonie n’est jamais achevée. Les mots, comme « déchiquetés », restent en quête de leur « forme ». Le poète à l’œuvre, sujet au « désarroi », sera parfois tenté de rejeter, provisoirement, les rites.
Il s’agit toujours de remettre les mots sur le métier, non pour le seul souci de parfaire un art poétique, mais afin de se tenir au plus près du canevas esquissé. Monique W. Labidoire continue de « faire chevaucher les laines » et de travailler au « remembrement des mots ».

Lentement s’accomplit la métamorphose de l’ego dans sa quête de l’être. La hantise du mal ne nous empêchera pas de nous tourner, comme l’héliotrope, vers ce qui nous éclaire. Attentive au détail de l’existence, préparée à la méditation des symboles que nous offre la nature, songeant aussi à la licorne, Monique W. Labidoire conduit sa tapisserie où s’entrelacent fleurs et branchages, empruntant aux peintres leurs couleurs, aux musiciens leurs lignes mélodiques.

L’originalité thématique de « Cassures » nous paraît résider dans l’importance attribuée au corps, ainsi qu’au pôle féminin de la connaissance. L’anima se joint à l’animus comme les corps se conjuguent dans l’amour, unissant terre et ciel.

Un « nouveau temple » se construit que le poète ornera de son langage et à l’édification duquel ce langage même, langage dit « zénithal », aura contribué. Ainsi poursuivons-nous notre marche vers l’éternité du jour qui se lève. Mais quelque doute ou quelque angoisse reste à vaincre. Nous guette encore la « cassure » de l’ombre.

Géographiques (1991) nous enseigne que « le poème requiert lumière et rythme, mouvement, mémoire, embrasement » et que, de cette façon, « le poème cisèle son mystère ».

Nous avons déjà rencontré dans Arythmies , l’expression « géographie des lieux ». C’est bien une cartographie que nous propose Géographiques et c’est « dans les dénivellations du langage » que cette cartographie se dessine.

L’interrogation sur l’Ecriture et la Poésie est au centre du voyage dont Monique W. Labidoire retrace les étapes, en elle-même comme dans l’histoire et jusque dans la préhistoire (quand elle parle de « l’auroch du trait »). Par allusion, peut-être à une des définitions que Guillevic aime donner à la poésie, Monique W. Labidoire se plaît « à sculpter les mots du silence ».

« Entremêlement », « entrelacement » des éléments (la terre, l’eau, le feu), l’alchimie des formes, des parfums, des couleurs, des sons (musique ou chants d’oiseaux), tentative de « concilier les contraires », tel est bien le sens du voyage entrepris par le poète. Ce voyage, de caractère initiatique, par la sculpture du silence, le travail sur la pierre brute des mots, conduit de l’étincelle aux imperceptibles galaxies. Le « bleu profond des temples », rejoint l’azur qui hantait Mallarmé.

*

Sous l’invocation de Saint-Jean l’intuition, autant que l’esprit de Géométrie, conduit par des « chemins de lumière », vers « ce que les yeux » – ainsi que le pressentait Rimbaud – « ne savaient voir ». Le don du poème, lieu d’oraison, est une « Eucharistie ».

Mais ce qui scintille au plus haut du ciel intelligible comme à l’horizon de notre humaine perspective, Monique W. Labidoire garde la sagesse de n’y reconnaître, en ce moment du parcours, avec la certitude de l’ambiguïté, des « ténébreuses lumières ».

Dans « Natures Illimitées » (1995), le regard s’élève sans perdre de vue son espace familier, sachant que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Il va du « dehors » des « natures vives », au « dedans » des « natures mortes ». Épris des « intérieurs » (« natures rêvées »), l’esprit insatisfait des « natures désunies » d’« ici », part à la découverte, « ailleurs », des « natures unies ».

Les feuillages de l’imagination se déploient. Le « corps tout entier » participe au déchiffrement du texte. Le rythme auquel le poète a voulu s’accorder est semblable à celui des planètes, des océans. Il répond au balancier de la pendule. La tapisserie s’enrichit de significations renouvelées. Une lumière intemporelle, sans rompre les instants vécus, enrobe les objets. Dans l’intimité du silence, les plus riches partitions laissent découvrir des mélodies, des contrepoints inattendus.

De l’orient au couchant, les signes quittent l’espace restreint où quelque pénombre tentait de les maintenir. La nuit, dont nous aurons suivi les méandres, s’est accouplée avec le jour. Et le silence, témoin de notre passage, reste tout bruissant de formules, secrètes ou murmurées, qu’un poète, effaçant les frontières du profane et du sacré, voudrait transmettre avec confiance, toujours inquiet de l’essentiel.

Que l’harmonie règne entre nous.

©Serge Brindeau

Postface de GUILLEVIC à « Natures Illimitées » de Monique W. LABIDOIRE – Le Milieu du Jour – 1995

La poésie ne peut être définie, on le sait. On la vit ou ne la vit pas, et la vivre c’est communier avec les choses, avec le monde en paix ou en fureur, avec cette vibration qu’on appelle la vie. Lire de la poésie, c’est vivre intensément quelque chose qui n’a pas de nom et qui est la vie secrète de tout ce qui nous entoure. C’est l’acte d’amour avec ce que nos sens nous font deviner.

Certains arrivent à vivre et à faire vivre à d’autres cette communion. Ce sont les poètes.

Monique W. Labidoire est un poète. Elle donne cette communion avec d’innombrables choses dans leur intimité. Cela, par les moyens les plus simples. Par l’acuité de ses sens en rapport avec son univers quotidien elle parvient à se faire ouvrir l’universel. Chez elle les choses vécues ou rêvées prennent la dimension du monde et son langage à la fois plein et acéré, que depuis trente ans je vois évoluer, se concentrer sur l’essentiel, nous plonge dans une expérience et nous rend à nous-mêmes.

©Eugène Guillevic – Le Milieu du Jour

Jeanine Baude, d’île en île – Par Monique W. Labidoire

De l’Océan à la Méditerranée, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, d’île en île, le poème de Jeanine Baude se nourrit de toutes les particules d’une langue qui s’élabore sur le ressenti charnel de la nature, de la culture et de la construction de l’univers pour s’ouvrir sur le sens du monde. Cette écriture appelle au rythme mais aussi à la nécessité de poser sur le paysage du poème un des éléments qui lui semble des plus importants. Car des quatre éléments, c’est bien l’eau, élément premier de la vie qui est « Énigme et foudre à la fois dans ce désir cloué de chair et de sel opaque en ce lieu d’astrolabe Océan humain ».

Jeanine Baude trace l’épure de son poème tel qu’il lui apparaît dans son unité. Quelques mots sur la page blanche, un poème bref et concis, tout au moins pour les premiers recueils, quelques mots placés sur une vaste étendue qui doit autant que possible rester nue afin d’y laisser place à l’imaginaire et au contemplatif mais aussi à la volupté qu’appelle la nudité, même voilée. Cet espace est prêt à recevoir à tout moment cet « autre chose », qu’est le poème. Son écriture bien affûtée joue la partition des aigus et des graves avec beaucoup de virtuosité, mais elle n’en reste pas là. Elle s’incarne dans ce que la poète nomme « incarnat désir » ce désir appelé par tous les sens et qui traverse entièrement l’œuvre :

«Cette lumière du désir
Où s’arrondit le monde
Vasque remplie de bleu
Accomplit le mouvement
Salutaire des jours
Lavés
Au rythme océan.»

Le désir c’est tout simplement ici, l’amour du monde. À la fois désir d’en saisir la beauté mais aussi de montrer cette beauté, de la partager, de l’éclairer, afin de ne pas la voir disparaître. La disparition et la mort sont deux concepts récurrents chez Jeanine Baude. La destinée humaine, de vie et de mort, unique dans son évidence de finitude n’a pas fini d’absorber toutes les réflexions des philosophes, des artistes, des penseurs, de tout être réfléchi et bien sûr des poètes. Cela conduit la poète, selon ses propres dires, a peut-être mieux prendre conscience de la valeur de la vie et de saisir par les mots, par le poème le plus précieux de chaque instant.

Le poète ne serait pas poète si il, elle, ne savait un tout petit mieux voir ce que d’autres ne reconnaissent pas toujours. « Savoir regarder », nous dit Jeanine Baude bien évidemment ! Elle nous donne le tempo de son univers : jazz, saxo, trompette, piano. Elle mémorise des lieux en les nommant, Ouessant, Venise, Singapour, New York poursuivant sans relâche « Le domaine intact/Où revenir ». Sa poétique recense des mots récurrents : océan, totem, cariatides, sel, chant, mémoire, des appels qui frappent notre propre mémoire et nous permettent d’entrer dans l’univers du poète.

En suivant l’évolution de son écriture, on s’aperçoit qu’elle peut passer du poème court dit libre à la prose poétique, car nous dit-elle changer de forme est une prise de risque qui lui est nécessaire et s’impose selon les lieux, les événements et l’imaginaire de l’instant. Brusquement, le rythme peut changer et la mémoire du poète s’accorde joliment à des sons mélodieux alors qu’elle nous menait quelques pages plus avant sur des voies plus arides. Et elle nous offre quelques vers qui riment d’une façon assez inattendue sous sa plume :

« Cette cantate pour mémoire
comme l’oiseau frôle un bleuet
et les vents de mer le grimoire
de giratoires feux follets

croise le chant d’une écriture
la trame d’arides versets
dont le sel serait la parure
et l’océan l’anneau secret »

Un jeu de langue, des réminiscences et, bien entendu, un clin d’œil plein d’humour à une forme un peu passée empreinte d’une certaine mélancolie sous la plume de notre poète. Tout aussi brusquement le poème revient vers des résonances dont la modernité ne nous échappe pas et affluent par saccades comme arrachées à un territoire qui ne serait plus en mesure d’offrir le plus intime bourgeon. (je veux parler de l’ego et de la distance prise)

Parfois il y a tentation pour le poète d’enfermer son poème dans une « tour d’ivoire » ; pour Jeanine Baude nous pourrions plutôt reprendre l’idée de l’île, l’isola, là où la poète s’isole et où elle peut continuer son dialogue avec les éléments de la nature, du ciel, de la beauté en écho avec un soi-même qui ne se résoudra jamais à la perte de tous ces trésors. Le poème, la poésie sont bien dans cette œuvre les cariatides dont elle nous parle et qui soutiennent l’édifice en construction. Une construction solidifiée par des mots bucoliques en un jardin par essence même secret. L’île, le jardin, l’océan, la terre tracent ensemble le mouvement d’un monde toujours inconnu, toujours à découvrir : par le poème.

Avec Incarnat désir publié en 1998, J. B. ne va quitter ni l’horizon de l’océan, ni l’eau, son élément de prédilection. L’océan, grand géniteur de vie insémine tous ses espaces par la parole poétique — l’espace surtout de ce fameux « océan humain » dont nous parle la poète dans son précédent recueil. La chair du texte, d’une sensualité évidente, dévoile ses courbes et ses creux mêlant ses sonorités à des saveurs gourmandes, dans un lyrisme soutenu par le choix de mots qui nous précipitent dans un paysage qui pourrait paraître étroit par la forme du poème mais s’épanouit autrement. C’est sans doute une des forces de JB qui avec peu de mots réussit à dessiner une fresque là où on s’attendait à ne trouver qu’une esquisse, c’est nous dit-elle : « Une question de nudité » et dans son poème il est bien question d’amour et peut-être bien d’amour perdu :

« ÎLE CORPS OCÉAN » le titre d’un de ses recueils pourrait bien être le troisième volet d’un triptyque toujours ouvert sur l’océan. Le poète vit la mer dans sa réalité, à Ouessant tout d’abord où elle trouve un renouvellement d’inspiration dans un endroit qui ne change guère pour l’essentiel et que l’on pourrait trouver trop immobile, puis en mer Méditerranée dont elle est la fille naturelle. Deux lieux, deux entités sexuées, le masculin et le féminin qui s’accouplent avec passion et volupté dans le poème de J. B. Dans ce troisième volet, le bleu méditerranéen apparaît comme un élément de civilisation dans lequel la poète va introduire ses propres repères. La langue toujours tactile sous le feu des mots cherche à revenir sous l’entrechoquement des voyelles, mais l’espace poétique se confond dans le désir et le plaisir du présent, cet espace « C’est » nous dit-elle, «une étendue de mots, de lettres de syllabes,/une langue// une épaisseur où salive un baiser dans la durée».

Parfois le lecteur doit renoncer au sens immédiat du propos, l’univers du poète restant trop fermé. Pourtant les mots proposés ne sont jamais abstraits, ils ont toujours un sens, mais le poème reste une énigme que selon nos mœurs, notre culture, nos approches et l’humeur du jour, nous pouvons ou ne pouvons pas résoudre. Voici un exemple hors contexte :

«Et Venises les bois de Cadore
La route les fers
Il est minuit docteur Schweitzer

C’est un tango

Une autre souche à brûler»

Bien sûr si nous nous arrêtons sur ces vers nous allons tout de même y trouver des repères. Et tout d’abord le nom de Venise avec un s, ce pluriel dont nous aurons peut-être une clé dans un autre livre qui s’intitule «Venise, Venezia, Venessia», puis la route, les fers, une interrogation. Avec : Il est minuit docteur Schweitzer, nous sommes en compagnie de Boris Vian et du jazz qui semble être une musique importante pour la poète. Jazz y sommes-nous ? Non, c’est un tango, écrit Jeanine Baude comme pour nous détourner de notre route. Ne nous y enferrons pas et sautons à pieds joints dans l’ouverture, car nous dit-elle plus loin, « Les grilles sont de peu de durée » .

Le poète a besoin d’espace, elle a besoin de respiration, elle tente d’atteindre l’hyménée en transcendant une certaine réalité par le poème. Le poème résonne de ses instants où elle peut accéder dans un souffle de plaisir à d’autres zones : « inespérée l’ivresse » avoue-t-elle. Une ivresse qui se poursuit par le voyage, par la joie d’une connaissance confirmée ou révélée, ainsi cette très belle suite sur « La compagnie des Indes ».

Qui ne connaît pas Port-Louis, en Bretagne et le passionnant musée de la « Compagnie des Indes » niché dans une citadelle Vauban d’où l’on découvre l’orient, l’orient qui désigne, l’est, le levant, mais aussi la ville de Lorient qui en tient son nom ; qui donc ne connaît pas ce site peut partir en compagnie de notre poète qui a su capter avec beaucoup de finesse, de mélancolie et de sensualité l’aventure vers l’orient des épices, du thé mais aussi vers l’histoire des hommes et des femmes et ici nous trouvons la présence de Byzance. Dans ce recueil, la poète ne quitte pas la mer, elle embarque à Venise la Sérénissime, gagne Byzance sans quitter la place Saint-Marc, où elle rencontre par une nuit de janvier, sans doute pluvieuse, il pleut beaucoup à Venise en janvier, ses propres fantômes, Italo Calvino, Joseph Brodsky, Pasolini, George Sand et Thomas Mann, voilà bien la force de ce poème que de nous interpeller, de nous entraîner, vers d’autres lieux, d’autres vies à partir de points géographiques qui peuvent paraître antinomiques ou au moins éloignés les uns des autres: Venise, Lorient, Manhattan mais qui au contraire sont liés par l’appel de l’océan, des échanges et de la connaissance.

Venise est une île. Reliée par les hommes au continent.(Mestre) Jeanine Baude la ressent comme un lieu à part. À la fois isolée de toute autre terre et unie à tant d’aventures. À Venise, on côtoie un peuple de marins, d’aventuriers, de passants ; depuis la République de Venise, on embarquait vers l’ailleurs. Aujourd’hui c’est toujours un port d’ouverture et d’aventure. L’ailleurs reste ancré à cette terre aux palais flamboyants, aux canaux putrides par endroits, où la grandeur passée fréquente une marée de touristes venus de tous les coins du monde. Venise est-elle vouée à la disparition ? On le craint. Aussi les livres, les écrits, les photographies, les films viennent à son secours. J.B. participe à ce sauvetage en nous livrant sa vision de cet endroit unique, en nous guidant, en poète, dans cette Venise fascinante sillonnée par Le Tintoret, Bellini, Monteverdi, Mondrian, Paul Klee, tant d’autres.

S’isoler pour écrire ne veut pas dire s’isoler du monde et la poète introduit dans la chair même de son écriture les événements du monde au moment même où elle écrit. C’est ainsi que nous passons de la peinture vénitienne à la guerre du golfe, de l’évocation du Titien à la Tchétchénie.

À sillonner les ruelles et les canaux, à prendre le frais dans les églises, à déguster un verre de vin blanc dans une trattoria, la poète se plait à introduire des personnages imaginaires dans un récit habité de personnages authentiques, artistes, peintres, musiciens, sculpteurs, architectes, notables, mécènes. Surgissent deux écrivains aux prénoms italiens Enzo et Maria qui sont identifiés comme écrivains de Bruges, cette ville surnommée la Venise du Nord.

Vivre Venise au plus près aide J. B. à faire cohabiter d’une façon harmonieuse l’imaginaire et la réalité de cette ville peu ordinaire. On sait que la réalité peut dépasser la fiction ainsi, laissons-nous porter par tous ces personnages vivants ou morts qui hantent la page du poète. Des personnages de roman s’introduisent dans le récit. Ils sont écrivains. Y a-t-il ici un dédoublement ou plutôt un redoublement de la personnalité même de la locutrice ? Peut-être. Autour d’eux, Venise continue dans le récit à vivre son présent et son passé. Un exercice de style tout à fait intéressant où l’essai de la pensée voisine avec la création poétique et le roman. Sans oublier l’auteur même du récit qui devient le personnage principal du livre même si « Je » se veut une autre.

Le Je, le Tu s’approprient tout l’espace du poème dans les dialogues intérieurs nourris du visage de l’autre. Un amour sûrement, peut-être un jeune homme qui deviendra homme. Un visage imaginaire, un personnage sorti d’une fresque vénitienne que la poète emporte avec elle mais toujours un vrai visage d’amour :

L’écriture de Jeanine Baude ne livre pas tous ses secrets. Certains textes peuvent paraître hermétiques. Il faut laisser du temps au temps, nous dit-elle, du blanc dans la page, du bleu dans les mots, du noir dans les ombres. Grattez, suivez la piste, effleurez, gardez intact votre désir d’être en poésie, de respirer en poésie, de regarder certains poèmes comme des petits tableaux ou les écouter dans leur motif. Couleur, son, résonance, amour, désir construisent l’œuvre. Les continents du poème existent bel et bien dans cette œuvre même si une nouvelle fois, la poète s’arrime à une île mais celle-là largement habitée, une « ville île » dans laquelle le business est plus présent que le poème. Quoique ? Jeanine veut-elle nous prouver le contraire ou tout simplement nous montrer que le poème est partout avec elle, et dire comme Sertorius (et Corneille) pour Rome : « Rome n’est plus dans Rome, elle est là où je suis » ? Le poème est avec la poète, en tous lieux, là où elle est, là où elle vit.

De Sertorius exilé en Espagne à la corrida il n’y a que quelques pas puisque l’Espagne est le pays de la corrida et que Jeanine nous dit avoir une passion pour l’art tauromachique. Mais ne serait-ce pas cette prise de risque du torero, cet affrontement avec la mort qui la subjugue ? L’être humain n’est-il pas lui aussi en affrontement permanent avec la mort ? Prendre des risques c’est vivre la dépossession, la disparition, le changement. En poésie, comme dans sa vie, Jeanine aime changer de forme, de contenant et de contenu et passer de Ouessant, une île presque inhabitée, à Manhattan, une île surpeuplée, jusqu’à Venise, une presqu’île désormais, pressée par les millions de touristes qui la visitent. Rien n’est formel, tout bouge. « Et pourtant ! la terre tourne ! » dirons-nous avec Galilée. Ici le silence, là le bruit, puis de vastes étendues arides désolées, là une humanité aux regards multiples, aux couleurs de peau différentes, aux langages oubliés.

Il est de bon ton ces dernières années de parler de « Work in progress » que Jeanine traduit en bon français par « L’avancée dans le texte ». Pour la poète, l’avancée dans le texte est en adéquation avec l’avancée dans le vécu, le ressenti, l’observé, l’échange avec les lieux, les gens, les éléments ; C’est une façon de célébrer le monde et de rester vivant. « Il n’y a que cela à faire, écrire pour durer encore » écrit-elle avant d’œuvrer totalement son « Chant de Manhattan ». Elle avait déjà éprouvé cette manière de construire son texte avec ses « Venises », et ses « Océanes » me semble-t-il. Mais dans ce recueil il y a, en premier lieu, l’énoncé de ce qui va se faire, qui se fait déjà et qui est ce fameux « Work in progress ». En deuxième lieu, il y a la pratique, la réalisation du poème proprement dit qu’est « Le chant de Manhattan ». Façon très intéressante de faire partager son travail au lecteur et surtout de lui faire confiance. La poète nous livre ainsi ses secrets de fabrication, son expérience, et nous laisse pénétrer au plus intime de son processus de création.

Le chant de Manhattan, c’est évidemment l’épopée des premiers immigrants avec ce qu’elle comporte de bien, de mal, de possession et de dépossession, c’est la rudesse, la difficulté, l’argent, la maladie, c’est là aussi le « work in progress » des civilisations, des religions, du métissage, de la politique, de l’argent, c’est le défilement des mondes, de chair, de musique et de sang. Lire ce livre c’est être dans l’histoire de l’Amérique. Pour la poète, Manhattan semble être une sorte d’arche de sauvegarde d’un monde multiple, une arche de miséricorde sur laquelle l’humanité entière s’est rassemblée pour être sauvée du déluge universel. Sauf que l’histoire montre que l’humanité crée ses propres déluges et tout est à recommencer. Mais le poème est puisé dans le fondement même de la matière humaine que Jeanine Baude observe et nous donne à voir. Les poèmes affluent, inondent, comme un déluge justement et le champ poétique semble ne pas pouvoir arrêter sa fougue comme si la locutrice ne pouvait se résoudre à ne pas tout englober, tout dire, tout vivre, tout ressentir. Tout doit participer au Chant, un chant qui est porté au plus haut de la voix.

Les poèmes sont sonores et résonnent de battements de tambour, du tempo des cuivres, de l’improvisation jazzique, de Negro spirituals, le jazz est là, telle une écriture spécifique au nouveau monde. Le tempo est là dans le poème et c’est avec joie que nous y retrouvons Langston Hughes, un poète noir américain dont nous devrions lire la poésie plus souvent et que Jeanine met en exergue à son Chant de Manhattan avec un court poème que j’ai rapidement traduit :

La nuit est belle
Comme les visages de mon peuple

Les étoiles sont belles
Comme les yeux de mon peuple

Le soleil aussi est beau
Comme est belle aussi l’âme de mon peuple.

La poésie est aussi musique et si elle n’est pas pour tous « la musique avant toute chose » elle est nécessairement rythme, battement, accords sur l’instrument qu’est le corps du poète. Elle est tous ces passages, ces écoutes associées à des lieux. Le Jazz à Manhattan, Jean-Sébastien Bach à Leipzig, Mozart à Salzbourg, Bartok à Budapest. Tout avance, la vie, le poème et reprenant un vers de René Char, Jeanine Baude confie: « Aller me suffit ». Aller oui, vers et avec le poème, avec les mots du piano, avec les mots de l’amour, avec les mots de la culture et de la connaissance. Le travail de vie s’élabore, l’expérience du poème conduit l’œuvre, une œuvre qui se révèle en avançant dans un temps qui passe de l’éphèmère à l’éternité.

***

Il semble que de Ouessant à Manhattan en passant par Venise et grâce à la poésie, nous avons pris la mer et vogué à l’aventure du monde, dans le désir de saisir, de comprendre, de vivre tout simplement. Jeanine Baude nous guide dans sa progression et nous indique des voies de passage. Il y a un équilibre entre la nudité d’Ouessant, la marée humaine de Venise et le foisonnement de Manhattan. Tout y est et nous appelle : La grande nature, parfois déserte, — on pourrait dire isolée/désolée — chargée de solitude, le lieu si particulier de Venise où des artistes, des personnages évoluent comme en représentation, comme dans un théâtre sur la scène de la vie et Manhattan avec sa vie brutale et immédiate faite de sang, de chair et d’argent. New York, une ville où l’on ne dort jamais dans laquelle il faut faire et faire toujours. « Do and Do » nous dit le poète.

Ici le poème prend une autre identité. Il est en prose, il constate, dénonce et s’engage. Il est historique, documenté mais il reste avant tout un chant poétique puisqu’il raconte une épopée, celle de tous ces peuples émigrés vers ce qu’il y a lieu d’appeler « le nouveau monde ».

Ce poème nous violente parfois, comme le désir. Il nous propulse dans un imaginaire qui rejoint la fiction. Où est la fiction ? Où est le réel ? Jeanine a le talent de les réunir, de les faire fusionner, créant ainsi un style tout à fait singulier. Le sens du secret que nous avions souligné plus haut pour certains recueils se transforme en énigme résolue, en puzzle reconstitué. La connaissance de soi, l’ouverture par les mots aux idées, à la philosophie, à l’observation, à la spiritualité et à la beauté constituent les matériaux essentiels de ce « work in progress » qui œuvre désormais sous la plume du poète et n’aura de fin qu’au bout de sa course, tous feux éteints. Pour l’instant, les lumières scintillent et les étoiles de la constellation du poète sont pour nous autant de signes et d’appels. Nous y avons répondu aujourd’hui au Mercredi du poète et n’oublierons pas désormais de regarder le ciel.

©Monique W. Labidoire

Serge BRINDEAU sur LE DAMIER BLANC ET NOIR

Avec le poète, nous allons tenter d’« ouvrir ou clore un paysage ». L’un de ses paysages, car Serge Brindeau en a de nombreux. J’ai choisi un paysage cérébral et philosophique, un damier blanc et noir qui nous apparaît sous une lumière éclairante dans l’œuvre mais sera parsemé, sans doute, de tout ce que ce paysage diffuse de nature, d’éléments et d’approche du monde creusés dans le blanc de la lumière et le noir des ténèbres.

Le blanc, récurrent chez Serge Brindeau accueille à l’ouverture les premiers poèmes, des poèmes sous forme de récits qui racontent les gens, le monde du quotidien, la réalité de vies diverses et racontant, le poète nous dit, je le cite :« Les Rois de mon enfance, avaient de la terre humaine, plein les mains » (SB p 13). Dès ses premières publications, Serge Brindeau suit un chemin dans lequel il va nous conduire, il marche vers une main qu’il veut nous offrir « une main nue » écrit-il « un visage pur comme ce jour sans passé/ que dans la nuit préparent les grands ouvriers ».

Mais qui sont ces grands ouvriers bâtisseurs, hommes et poètes associés à cette « belle ouvrage » qu’espère le poète ? De la belle ouvrage, Serge Brindeau sait faire en philosophie, en poésie ; poésie pour vivre soi-même mais aussi pour faire vivre les autres sur ce chemin partagé, un chemin d’amitié, de rencontres, d’expérience et de poésie, un chemin éclairé et qui va droit, à la verticale de la lumière quand le soleil est à son zénith. Brindeau est toujours appelé par la lumière et comme le suggère son ami Wellens dans un entretien publié dans le numéro spécial de La Sape, il semble vouloir toujours se tenir à proximité de la lumière même si le soleil en biais peut faire dévier certaines lignes ; mais affirme aussi Gaston Bachelard dans une lettre publiée dans ce même numéro, chez Brindeau « on y voit clair, on y voit droit ». Pour être en règle avec soi-même écrit le poète.

Au début il y a le blanc et la lumière, il y a le noir et les ténèbres, ces forces en opposition parfois brutale mais que le poète va devoir regarder avec la même intensité. Il faut comprendre pour combattre, mais il faut aussi comprendre pour aimer. Il le sait, trop de lumière peut aveugler, mais la lumière peut aussi éclairer violemment et révéler des zones que l’œil ne supporte pas. L’œil sait aller au-delà de cette lumière aveuglante et tel un oracle, le poète annonce comme il en ressent la nécessité impérieuse et je le cite, que :« Les murs se couvriront de linges noirs ». Le poète nous dit bien que le monde en effet n’est pas que belle lumière, il est aussi l’obscur sur le damier blanc et noir du hasard.

Ainsi son poème va du blanc au noir, du noir de la mort inscrite dans la destinée humaine au blanc d’une absolue connaissance et songe-t-il avec une grande maîtrise : « Nous prenons méticuleusement de l’espace/pour oublier que nous passons », et il affirme quelques vers plus loin « Nous irons rejoindre [un] jardin blanc ».

Nous avançons aux côtés du poète, un pas blanc, un pas noir, mais ces pavés sont du ciel et de la terre et la terre de Serge Brindeau embaume de thym, de sauge, de menthe, d’églantine et de basilic. Les paysages dessinent des ombres et des lumières, mais savent fixer le motif qui réconciliera les contraires.

« … Touffe très secrète du basilic
Un gravier remonte au ciel bas vers les parfums
La terre et l’eau communient
Pour donner sens à nos regards aux feuillages enfouis
Le souffle renaîtra plus vif et plus acide
À la graine du fruit
Qu’on protège et réchauffe en soi-même.

Nul paysage
N’a prévalu sur la demeure souterraine
Familière aux battements du sang
Nous sommes faits d’humus et de passions
De sève puisée dans le tombeau de la lumière
Tout retournerait au désert où la nuit se concentre
Si je ne veillais à recréer le diamant d’eau
Pensée d’aurore qu’il faut offrir à son visage…. »

Le monde est noir. Le poète colère. Bien sûr les mots liberté, tolérance et fraternité tiennent place forte dans son lexique, mais il est des limites qu’il ne supporte pas. Il y a ceux qui savent et ceux qui savent moins. Son métier de professeur ne peut le quitter entièrement quand il est poète. Il doit transmettre, clarifier, faire comprendre. Aussi la poésie doit-elle s’écrire, selon lui — et quelques autres —, dans un langage compréhensible et presque immédiat. Mais le poète doit garder toute sa liberté, toute sa vérité et n’adhérer qu’à son propre ressenti, son quotidien, sa vie ordinaire. Écrire pour l’homme ordinaire donc, comme un poète ordinaire ? Programme qui a fait grincer quelques dents dans certains milieux poétiques. Cette « Poésie pour vivre » signée par Serge Brindeau et Jean Breton en 1964 retient notre attention même si nous savons, tout au moins concernant Brindeau, qu’il n’était plus tout à fait d’accord quelques années plus tard avec certains passages du livre.

Le poète résiste à l’appel des clans, des écoles de poésie, il résiste aux médailles, aux uniformes, il résiste aussi au noir des ténèbres ; il est vivant pour son poème et celui des autres. Il prend très souvent la route et porte dans sa besace ses poèmes mais surtout ceux de tous ces autres qu’il découvre et qu’il encourage. Inlassablement il va de cafés littéraires en sous-sols discrets, de maisons de la culture en médiathèques et maisons de poésie, réunions poétiques, animations, donnant des articles aux revues, offrant des préfaces, il réalise des anthologies, un travail important qu’aujourd’hui nous nous devions de mesurer. Faisant cela, Brindeau est en parfaite adéquation avec une grande partie de ce livre à deux voix : rester au plus près des gens et leur donner une poésie pour vivre.

Avec le recul — et peut-être dans la période même de l’écriture, mais il fallait que ce livre existât—, Serge Brindeau comprend qu’il n’y a pas que le noir d’un côté et le blanc de l’autre, et il l’a toujours su. Mais qu’il le veuille ou non, il s’aperçoit que la poésie reste dans l’ombre et au secret de quelques lieux ; et qu’elle soit libre, directe, musicale, engagée, cérébrale, humoristique, farfelue, elle est à la fois noire et blanche, reçue ou rejetée. C’est ainsi qu’au jour, le pied du poète se pose sur le carré noir du damier et qu’à la nuit tombée son autre pied se pose sur le carré blanc. Il est ainsi, du haut de sa haute taille, toujours prêt à s’envoler.

Un coup de dé heureux et l’expérience du poème se poursuit de l’autre côté de la terre, au Japon, avec ce très beau recueil « Un bois de paulownias » où les contraires, loin de se fustiger s’unissent harmonieusement. La lumière ouvre sur le blanc et le noir comme autant de chandelles allumées pour fêter une bonne nouvelle. Un ciel/De gravier blanc, la Neige/ Voilée de noir/Visage blanc/ Masque blanc/Héron blanc/oeillets blancs/le noir s’est transformé en Nuit, en nocturne, en vêtements ou en chevelure positivant l’alliance et accueillant désormais le vermillon des torii et le bleu du ciel. Ouvrir le paysage sur l’inconnu, sur une autre civilisation, sur une autre forme poétique. Le poète ouvre grands ses yeux et dans l’intensité du bleu s’approche du jardin zen, du haïku, du cerisier en fleurs et de ce bois de paulownias dont on fabrique un instrument de musique au pays du soleil levant.

Revenu sur des terres plus familières le poète regarde « Par la fenêtre blanche » « La trouée de lumière ». Il ouvre de nouveau le paysage sur le monde habité par une humanité que l’on devine entre pierre et brume. Mais le chemin n’est peut-être pas aussi fleuri que le poète le voudrait car dit-il :

Calciné le chemin

Les feuilles noires
Offrent leur cendre

À l’astre neutre qui s’éteint.

Quel est donc le devenir de ce monde semble s’interroger le poète. Il nous semble bien qu’il ne veuille pas clore ce paysage malgré sa propre affirmation. Mais peut-être n’affirmait-il pas et s’interrogeait-il seulement. Pour faire vivre ce paysage, il parsème son espace poétique de fleurs, de fruits, de bruits, d’eau. La pluie vivifie les plantes, la feuille s’ouvre et dans la forêt, le temps repose. La lumière revient, blanche, pour s’assoupir et attendre.

Il fait si bleu
Quand le soleil
Se lève sur les îles

Le souffle
Avant l’aurore
Énonce la forêt

Toute parole pourrait naître

Un semblable feuillage
Unit au cerisier le chêne

Un jour
Écrit son ombre
Sur le toit.

Oui, le jour, cette nouvelle journée que va vivre le poète, ce jour écrit son ombre sur le toit. Ce toit qui résiste aux intempéries du vivant, aux ténèbres, à la fermeture, au gouffre que l’on retrouve si souvent chez Brindeau. Comme dans ces gares que le poète fréquente beaucoup, ce jour va accueillir la lumière particulière d’un instant privilégié pour s’installer au point rencontre d’une arrivée espérée ou d’un départ attendu. Ici encore les oppositions s’unissent car l’harmonie est appelée par le poète.

Mais où en est le poète de son avance ? Au bout du chemin, a-t-il couvert de ses pas et de ses poèmes chaque carré du damier blanc et noir ? « L’horloge bat » écrit-il, « Je ne vois pas le balancier ». « On dit qu’il neige,… Un rouge-gorge dans le froid ». Le temps est devenu blanc, « Le gris/ est chargé de blancs cristaux » « Les toits sont rayés de noir » « À fleur de terre/Les syllabes sont blanches » dans «Un même cercle blanc» qui pourra m’accueillir, dans un autre espace, dans cet inconnu dont je ne connais pas la couleur, semble dire le poète qui désormais n’hésite plus sur le damier. Noir, blanc, il lui faudra habiter le noir, il le sait. Mais c’est le blanc et la lumière que le poète choisit pour quelque chose qu’il lui faut bien nommer éternité et silence. Ce silence va devenir sa demeure à lui aussi et seulement cinq semaines après la disparition d’un poète qu’il aime, Guillevic. Serge Brindeau aura juste le temps de lui adresser son salut fraternel « in memoriam » en s’unissant à son aîné.

Le poète a nommé sa mort, notre mort, mais en ces instants qui lui sont consacrés ici et maintenant et que nous vivons avec force, nous restons, ensemble, sur le damier noir et blanc du hasard et de la destinée et avec lui nous tentons et nous tenterons pour le temps qui nous est imparti d’ouvrir ou clore un paysage et plus précisément le sien avec lequel j’en suis sûre, nous nous sentons en pays d’accueil.

©Monique W. Labidoire

PAUL FARELLIER – VINTAGES – Rétrospective 1968-2007 (Librairie-Galerie Racine, 2008)

Paul Farellier est un poète du souffle et de la distance. Ces poèmes naissent du creusement, du travail, de soins et d’attente. Ils maturent dans la grande cuve à poèmes, nous offrant des millésimes qui selon le poète lui-même peuvent varier selon la terre, le soleil, les pluies, l’attention du vendangeur. Quarante poèmes pour quarante années, le choix du poète a dû être bien difficile. Un peu de hasard a pu s’inscrire dans ce choix mais certaines années sont d’une qualité rare et c’est sans attendre que nous devons déguster ces poèmes.

Des instants, des lumières, un regard sur un vécu, l’oiseau qui s’envole, le silence toujours en recherche dans l’œuvre de Paul Farellier, tout cela impose un moment poétique dense et questionnant. « J’écosse la mémoire » écrit le poète qui tente peut-être de ne pas laisser s’égarer le moindre tremblement dans ce que nous pourrions relier à un vers précédent « Tout le métier d’aimer ». C’est que le poème de Paul Farellier ne semble pas vouloir rester dans la solitude même si les apparences sont parfois trompeuses chez ce poète assez secret. Son espace poétique s’appuie sur la réflexion philosophique et métaphysique tout autant que sur les éléments du monde et de la nature accomplissant par son poème une symbiose qui nous conduit à vivre avec lui la matière du monde comme son néant. Ainsi par l’union du paysage et de la lumière comme connaissance d’une finitude acceptée, nous pouvons lire ces très beaux vers :

«il a gelé blanc

et la lumière est prise.»

Silence, beauté, lumière, des étoiles que Paul Farellier ne doit plus chercher. Elles nous semblent véritablement atteintes dans ce recueil.

©Monique W. Labidoire

(Note de lecture in revue Poésie sur Seine, n° 68, printemps 2009)