Théo CRASSAS : Pèlerin de l’aurore – Encres de Sylvaine Arabo (Éd. Encres Vives, coll. Encres Blanches N° 191 dirigée par Michel Cosem – Mars 2005, 6,10 €)

Une fois encore, déroulant inlassablement ses serpentins de lumière, Théo Crassas-le-Magnifique, le faiseur de beauté, nous donne à voir un éclatement d’images en cascades jaillies de toutes les mythologies qui se sont sédimentées dans la mémoire collective et dont les laves incandescentes ne cessent de bouillonner dans l’inconscient du poète. Nouvelle éruption de l’aède du Mont Pentélique qui se prétend : « …le grand prêtre d’Aphrodite », ce qu’on ne peut lui dénier si l’on en juge par sa puissance et sa fécondité verbale ! Dans la harpe céleste de Crassas-le-Pèlerin se prennent et chantent les étoiles, coulent les vers comme autant de diamants dans la ténèbre nocturne et s’irisent aux premiers feux de cette aurore qu’il appelle, qu’il convoque et qui a lieu dans l’émergence même du poème – soleil éblouissant montant à l’horizon de la page : « Ouvre les iris de ton cœur / et de ton esprit / à l’art poétique ! » D’aucuns, face à l’abondance des recueils qui se succèdent, diront : délire ! Je corrige et dis : « Délyre ! » On ne peut en effet faire entrer la démesure prométhéenne et apollinienne de cette création dans les tiroirs mesquins des habituels critères. La création de Théo Crassas est atypique et s’impose comme telle. Le poète prend soin de nous avertir : « Or, l’homme et la femme d’Occident / sont plus durs que les roches basaltiques, / plus féroces que les fauves / et plus funèbres que le Cerbère ! » Il y a quelque chose de hölderlinien chez ce poète dont les fantasmes célèbrent la soif d’une Parole Perdue et sont pure incantation de l’Absolu. Souhaitons à Théo le Pèlerin de l’aurore, ce qu’il se souhaite lui-même : « …qu’Apollon-Soleil / (lui) accorde le laurier / du concours lyrique / qui se tiendra à Délos la brillante, / l’île de la Manifestation divine / et reine de l’Égée ! »

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)

YVES GASC: UN SOURCIER EN MIRAGES INTIMES

Dans sa poésie Yves Gasc, perpétuel sourcier de lui-même, sait, à merveille, opérer une osmose, on pourrait dire une synthèse, entre l’événement intime et la félicité qu’il peut tirer de la nature ambiante, reliée à lui par des fluides mystérieux. Si l’on peut le définir comme un romantique à part entière, mais lucide, définition qu’il assume souvent en véritable tunique de Nessus, il met en défi le monde de ne pas correspondre avec lui, dût-il prendre à parti la puissance qui l’accable avant de l’exalter à nouveau, en propriétaire d’on ne sait quelle foi secrète : De ma foi je fais mon enfer. Gasc, qui a pu se rêver hors souillure, ne cesse d’interroger, de humer son angoisse, de goûter sa liesse et d’approfondir jusqu’au vertige malheur et délices d’être là, bien vivant, apte à toujours supporter richesses et mauvais coups du destin : ce sont pour lui, avec son « amour du bien et du mal », des aguets et comme une disponibilité de chaque instant, à se pencher sur les strates et décombres encore vivaces de son moi. A le lire, on retient surtout une sourde, une innée exaltation, suivie d’un bien-être qui le confond lui-même, alors qu’il tient, par exemple, un œuf frais pondu dans sa paume : Quelqu’un nous tient-il ainsi dans sa main, avec cette douceur, au creux de l’univers ? D’indifférence chez Gasc ? Point. A ce constant régime d’étude de soi, ne risque-t-il pas de faire sourde oreille aux grandes mutations, aux cataclysmes de notre planète, au malheur d’autrui enfin ? Les endosser, croit-il, n’est pas son rôle, si, malgré tout, il les passe au crible de sa sensibilité, en échos intérieurs s’ajoutant au malaise d’exister.

De recueil en recueil, Yves Gasc poursuit une destruction/ reconstruction de soi jusque dans l’infime débris. Ce qui semble plus qu’évident lorsqu’on lit son dernier recueil en date, La lumière est dans le noir[[Editions Librairie-Galerie Racine]]. Brûlé à vif aux fontaines du désir, et au feu de ce qu’il appelle «les passions contraires», que lui reste-t-il tout à coup, pantelant de désillusions et lassé même, sans doute, de toute douleur fructueuse, alors qu’il se sent presque comme un mort dans sa barque noire ? Quand il part pour le Sud lointain, Paris n’étant plus à ses yeux qu’un enfer parodique, Gasc souffre au point de ne plus réfuter la part de néant promise à tous les hommes, mais en humaniste. Ce grand lecteur de Hâfiz, de Al-Qâdr, cet amoureux des poètes d’Extrême-Orient et des deux Afriques n’accepte pas en son tréfonds, s’il sent leur morsure, que les chiennes sauvages lui lacèrent le cerveau. Royaume suprême à sauvegarder. Il attend sourdement mais intensément, sur la terrasse de sa maison marocaine d’Asilah, où il ne dénombre pourtant qu’absences d’appel, d’embrassement du devenir, en dépit de ce lieu recueilli où stagne la creuse attente du rien qui l’y cloue. Soudain, frémissement jusque dans l’inespoir le poète sait, en persuasion fulgurante, qu’il ne restera pas cette île que le temps oublie. Mais quoi ? Ce voyageur rendu, moulu, humilié par toutes les défaites du vivre, ce solitaire à bout de toutes les imprudences, les impudences peut-être, peut-il croire encore à l’intervention, à l’approche d’une présence bénéfique ?

Oui, puisqu’une voix magicienne, souterraine et comme jaillie de l’impossible qui devient possible, chante à son oreille que le beau mensonge de vivre toujours se confond avec la réalité qui nous garrotte. L’autre est là, palpable, même si cet autre lui fait souffler : Je reste assis au bord du secret – de toi-même. Ne nous a-t-il pas dit qu’il n’y a pas de vraie mort si un jour la main aimée vient tenir la nôtre ? Alors Tout sera dit tout sera bien, termine le poète. Comment ne pas songer au « tout est bien » final gidien ? La partie Khâlil du recueil conte ce renouveau ensemble emporté et lucide.

Il est évident qu’Yves Gasc, faisant ainsi la nique aux poètes du rien, croit à la permanence, à la vérité, à l’éternité de l’art. Ce qu’il n’a cessé de démontrer au cours de sa longue carrière théâtrale, commencée chez Jean Vilar, poursuivie chez Barrault et parachevée au Français où il joua 180 fois le Trissotin des Femmes Savantes, après avoir abordé Genet, Albee, David Mamet, Ionesco, Pinget, Beckett, Gombrowicz, etc., tout en mettant plusieurs auteurs connus en scène. Que de fois, arrivé dans quelque capitale étrangère, en faussant compagnie à ses compagnons de tournée, à New York, au Japon ou à Moscou, ce lecteur insatiable s’est dirigé, souvent d’instinct, vers quelque librairie inconnue, où il savait dénicher l’oiseau rare. Il retournait, enthousiasmé par ses trouvailles, son sac craquant de livres et de brochures, pour ajouter dans la « campagne » qu’il possède dans le Berry un Mishima ignoré, ou un Essenine, un conte de Bohême oublié de Rilke, ou un Séféris, un Cernuda. Dès ses plus jeunes années, Yves Gasc a fait son havre, son panthéon avec – en dehors des poètes français qu’il connaît à fond, surréalistes compris – Borges le grand favori, Lorca, Ungaretti, Cavafy, et tant d’autres. Cet amour du verbe poétique, il l’a prouvé par de nombreux récitals, dans le cadre de Poésie 1 et des Hommes sans épaules, à la Maison de la Poésie, à la Sorbonne, en dehors des matinées très courues de la Comédie française, ou encore sur France Culture. Il faut avoir entendu l’acteur-poète parler de ses prédilections et découvertes avec les Breton père et fils, ou Christophe Dauphin, vigilants témoins de la poésie de notre temps. Yves Gasc aurait pu être un de ces « amateurs » profonds, un de ces « honnêtes hommes », naturellement férus d’art, que vit fleurir la Renaissance.

Ses connaissances en roman n’étant pas moindres que sa culture en vers, on l’imagine, tandis qu’il parcourt l’univers avec les comédiens du T.N.P ou la troupe de Jean-Louis Barrault (plus tard ce seront les Sociétaires du Français) penché sur quelque bouquin révélateur dans un recoin de ces nouveaux chariots de Thespis que sont nos Boeing et T.G.V. Comment ne pas rêver ce jeu de scène ? Madeleine Renaud (ou Roger Mollien) s’inquiète à la ronde : « Mais où est donc passé le cher Yves ? » Barrault met un doigt sur ses lèvres, puis déclare : « Chut ! Vous le savez très bien. Yves Gasc se livre au vice impuni : IL LIT. »

©Henri Rode – juin 2003

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n°16, 1er semestre 2004)

Abdellatif LAÂBI : Œuvre poétique 1, Préface de Jean-Luc Wauthier, 452 pages, 30 €, (La Différence, 2005)

Si son œuvre est plurielle (poésie, romans, théâtre et essai), Abdellatif Laâbi est avant tout poète. Un poète majeur de notre temps, que l’on ne peut pas réduire à la poésie arabe ou francophone contemporaines. Laâbi est un poète universel. Ce premier volume de l’œuvre poétique de Laâbi (qui est né en 1942 à Fès) a pour noyau les poèmes écrits en prison, avec, en amont, Le Règne de barbarie et, en aval, ceux qui montrent que les traumatismes et les révoltes ne s’apaisent pas quand enfin on ouvre au poète les grilles de la prison, écrit Jean-Luc Wauthier.

Fondateur de la revue Souffles (1966-1972), qui s’engagea très tôt et énergiquement dans un processus de renouveau littéraire et culturel au Maroc, et dans tout le Maghreb, Laâbi sera arrêté et condamné à dix ans de prison en 1972, en raison de son engagement social, humain, et de ses écrits jugés subversifs : je t’insulte – règne de bouledogues – citadelles policières – de matraques à mon peuple. Il sera libéré huit ans plus tard, avant de s’exiler en France en 1985. Cette expérience traumatisante pèse lourd dans l’œuvre comme dans la vie du poète : Soulève ta douleur et marche. Il faut lire les lettres poignantes des Chroniques de la citadelle d’exil (La Différence, 2005), qui sont autant de cris : Si nos voix se rencontrent c’est au niveau du cri, cris d’amour aux siens, à la liberté, mais également contre les marchands du désespoir. Car, comme l’écrit le poète : Rien au monde – ne pourra t’obliger – à plier le genou – renoncer – à ton identité humaine – Ne mesure pas ta force – à la balance de tes bourreaux. Dès lors, plongée dans les profondeurs de l’être et de l’inconscient collectif, la poésie de Laâbi n’a jamais cessé d’exercer une grande influence sur la poésie marocaine contemporaine, à laquelle le poète a consacré une remarquable anthologie : La poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours (La Différence, 2005). Pour Laâbi, la littérature doit avoir pour fondement la réalisation de l’adéquation de l’homme avec son œuvre : N’écris pas – n’écris rien – avant de sentir monter en toi – et du plus loin de tes racines – la sève du chant. Laâbi est davantage un homme de l’être qu’un homme de lettres. Il écrit dans l’urgence, à hauteur d’homme, avec des mots coups de poing, des mots coups de sang, mais aussi des mots tendresse. Son langage délie les interdits, et ses métaphores visent juste en expulsant tout ce qui n’est pas la vie : Je n’ai jamais cessé de marcher – vers mes racines d’homme – sans sourciers, sans boussole – sauf ma colère puisée dans le poumon du peuple – et les clameurs inédites de l’histoire – sauf mes yeux – n’ayant rien perdu – du désastre des ruelles – et de la rareté du pain – J’avais mal à mes racines – mes yeux – scrutant le cimetière de la horde – l’itinéraire de fulgurances.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

Lucien BECKER : Rien que l’amour, 431 pages, 10 €, (La Table Ronde, 2006)

L’œuvre de Lucien Becker (1911-1984) est constituée de nombreux tirages confidentiels ou hors-commerce, exception faite de trois volumes publiés par Gallimard et d’un autre par les Cahiers du Sud. Il fallut attendre 1997, pour que La Table Ronde ait l’idée lumineuse de rassembler en un volume cette magistrale somme poétique. Cette édition reparaît aujourd’hui, mais dans la collection de poche du même éditeur, « La petite vermillon ». Tout Becker disponible pour 10 € ! De cette œuvre, Georges Mounin a affirmé : « qu’elle n’est finalement qu’un seul poème indéchirable. » Indéchirable, parce qu’un seul thème d’un bout à l’autre la tient debout face à la mort : l’amour, rien que l’amour, puisque l’œuvre de Lucien Becker creuse la plaie mal refermée des solitudes, tout en nous donnant une poésie des plus brûlantes, où mes mains vont, forêts en liberté. Le soleil y prend la forme d’un corps de femme qui illumine les yeux vides du monde : L’amour est un peu de soleil sur un naufrage… Et pourtant, la joie de vivre se fait femme. C’est sur un ton de confidence, qui relève l’herbe dans sa foulée, que s’exprime le poète ; un ton qui domine l’amour et le dénude à peine l’instant d’un désir, ou pour l’éternité. « Avoir tout vécu, c’est bien sûr, une façon de dire. Je pense qu’il faut un jour ou l’autre, faire une sélection des actes qu’on se propose de vivre jusqu’au bout. L’un de ces actes est évidemment, l’amour », a confié Lucien Becker à Henri Rode, le romancier-poète des Hommes sans épaules. Car Becker a toujours été célébré comme un maître par Les Hommes sans épaules, qui lui ont consacré, en 1956, un numéro spécial de référence, dont de nombreux passages sont cités dans l’annexe de cette édition de Rien que l’amour.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

Reinaldo ARENAS : La Plantation, illustration de Jorge Camacho, traduit de l’espagnol par Aline Schulman, 125 pages, 9 €, (éditions Mille et une nuits).

Poète et romancier cubain émigré aux Etats-Unis, Reinaldo Arenas (né en 1943) a mis fin à ses jours à New York, en décembre 1990. Il avait 47 ans et était atteint du Sida. Son œuvre littéraire hors normes et sa vie d’homosexuel déclaré, lui avaient valu, jugé « contre-révolutionnaire », d’être traqué, emprisonné, interdit de publication dans son pays d’où il avait réussi à s’enfuir en 1980, et où il savait qu’il ne pourrait jamais remettre les pieds. Adolescent, Arenas avait pourtant participé à la révolution contre la dictature de Batista. Il s’était fait remarquer dès 1969, avec la parution de son livre Le Puits, qui reçut le Médicis du meilleur roman étranger. Mais dans son pays, plusieurs de ses manuscrits furent confisqués, et son homosexualité ne tarda pas à le faire taxer d’« élément asocial ». De 1974 à 1976, il connut la prison pour « activités contre-révolutionnaires », puis le camp de travail forcé, où il coupa la canne à sucre : « Oui, nous avons perdu la plus grande partie de notre jeunesse à couper la canne, à faire des gardes inutiles, à suivre d’interminables discours où l’on répétait toujours la même litanie… » C’est justement le sujet de La Plantation, l’un des recueils de poèmes les plus puissants d’Arenas, un chef-d’œuvre ! De jeunes conscrits coupent sous la contrainte la canne dans les champs et en extraient le jus brun. Dans des conditions harassantes, ils tentent de remplir les objectifs de production décrétés par Castro. Depuis des siècles, le morceau de cristal blanc a été raffiné au prix d’humiliations et d’oppressions. Mais, moi, écrit Arenas, je vois un continent d’Indiens esclaves affamés qui crèvent dans les mines ou au fond de la mer. – Je vois trois millions de nègres esclaves affamés qui couchent les champs de canne à sucre aux pieds de leur maître.- Je vois une armée d’adolescents esclaves affamés qui griffent la terre. – Que voulais-tu que je te dise ? De quoi veux-tu que je te parle ? – De quoi puis-je te parler, dis-moi de quoi d’autre puis-je te parler sans mériter qu’on m’arrache la langue pour trahison ?

En 1980, Arenas compte parmi les 125 000 marielitos qui, à partir du port de Mariel, gagnent les Etats-Unis avec l’accord du régime cubain. Il partagera son temps, par la suite, entre New York et la Floride, où il enseignera : « Moi, j’étais habitué à une ville avec des rues et des trottoirs, une ville délabrée mais où l’on pouvait marcher et interroger son mystère, y prendre plaisir parfois. Ici, j’étais dans un univers frelaté, dénué de mystère et dont la solitude prenait une tournure souvent plus agressive. »

Reinaldo Arenas est l’auteur d’une douzaine de romans et de plusieurs recueils de poèmes et de nouvelles, dont, récemment traduits en français aux éditions Mille et une nuits : Arturo, l’étoile la plus brillante (2004), Encore une fois la mer (2004), Fin de défilé (2004), Celestino avant l’aube (2003), Le Monde hallucinant (2002) ; et chez Actes Sud : La Colline de l’ange (2002), Voyage à La Havane (2002), ou Le Portier (Rivages, 1990). Chez Arenas, la poésie naît des détails du quotidien, soit sa propre vie qui se consume dans les infatigables fourneaux d’une île qu’il n’aura jamais totalement quittée. Le poème est la récompense des soirs stériles et la justification du mal-aimé : Range les mots choisis, mon garçon ; range les mots recherchés ; car aucun mot, si noble soit-il, ne donnera à ton poème autant de vigueur que le cri… La poésie, comme l’avenir, se nourrit du tournoiement vertigineux d’un piston à quatre temps ; du défilé nauséeux des charrettes remplies de cannes à sucre et de la voix aride qui t’ordonne « plus vite, plus vite ». C’est là qu’est la poésie : dans l’interruption de midi pour boire une gorgée d’eau sale. C’est là qu’est la poésie : dans le tourbillon des mouches qui montent vers ton visage quand tu soulèves le couvercle des cabinets. La recherche de la beauté a été son projet le plus important, presque sa raison de vivre, mais il n’est jamais vraiment parvenu à l’atteindre.

C’est sans aucun doute son autobiographie, Avant que tombe la nuit (Julliard, 1992, réédition en poche Babel chez Actes Sud, 2000), que le réalisateur Julian Schnabel adaptera au cinéma en 2001, qui lui a apporté la notoriété. Soit les faits d’armes d’un gamin de quinze ans qui quitte la ferme familiale pour rejoindre la guérilla castriste, la relation à la terre cruelle mais néanmoins nourricière, la découverte de son homosexualité d’abord refoulée, mais dont Arenas nous dit avec une grande lucidité qu’elle a été en partie une des conséquences de toute dictature qui réprime : l’envie de braver l’interdit décuple le plaisir et l’interdit devient le meilleur moyen de protestation, de lutte contre le pouvoir en place. Arenas parle des rêves qui l’ont poursuivi : « Les rêves, et aussi les cauchemars, ont occupé une grande partie de ma vie. Je suis toujours allé au lit comme quelqu’un qui se prépare pour un long voyage : des livres, des comprimés, des verres d’eau, des montres, une lampe, des crayons et des cahiers. Me mettre au lit et éteindre la lumière a signifié pour moi me livrer à un monde absolument inexploré et rempli de promesses, tantôt délectables, tantôt sinistres. » Arenas parle aussi de ces nombreux écrivains au destin avorté : Lezama et Vinera qu’il admirait et qui sont morts dans l’oubli. Guillèn et Fuentes qui succombent à la main tendue par le pouvoir : « L’un des cas d’injustice intellectuelle les plus flagrants de notre époque fut celui de Jorge Luis Borges, auquel on a refusé le Prix Nobel, simplement en raison de son attitude politique. Borges est l’un des écrivains latino-américains les plus importants du siècle ; le plus important peut-être ; néanmoins le Prix Nobel fut attribué à Garcia Marquez, pasticheur de Faulkner, ami personnel de Castro et opportuniste-né. Son œuvre, en dépit de certains mérites, est imprégnée d’un populisme de pacotille qui n’est pas à la hauteur des grands écrivains qui sont morts dans l’oubli et qui ont été mis à l’écart. » Il parle encore de son fidèle ami, le grand peintre Jorge Camacho et de sa femme Margarita : « Notre amitié fut de celles qui, une fois qu’elles s’instaurent, durent pour toujours ; c’était comme la rencontre avec un être aimé dont on aurait toujours rêvé et qui, soudain, aurait fait son apparition ». Il parle de Padilla, dont il retranscrit le procès, qui est d’une horreur insupportable : « Les dictatures, les régimes autoritaires peuvent anéantir les écrivains de deux façons : soit en les persécutant, soit en les comblant de prébendes officielles ». La mort est omniprésente, y compris et surtout, lorsque la sexualité apparaît. La mort est partout présente dans cette œuvre : Je sais que par-delà la mort – on trouve la mort, – je sais qu’en deçà de la vie, – il y a l’escroquerie. – Je sais que la consolation n’existe pas, – que n’existent – ni la terre tant souhaitée de mes rêves – ni la vision déchirée de nos héros. – Mais – nous continuons de te chercher, patrie, – dans les trahisons du nouvel arrivant – et dans les mensonges du premier chroniqueur. – Je sais qu’il n’existe pas de refuge dans l’étreinte – et que Dieu n’est qu’un fracas de tôle ondulée. Arenas a lutté toute sa vie pour pouvoir être, pour pouvoir « écrire librement et sans censure ni étranglement », pour avoir le droit de dire ce qu’il était réellement.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

Jean-Pierre VEDRINES : Les cérémonies de l’oubli, 20 pages, 10 € (Atelier du Hanneton, Les Presles, 26300 Charpey).

Une superbe plaquette imprimée à 250 exemplaires accompagnés d’un dessin aquarellé de l’auteur, cousus à la main et enveloppés avec soin dans du papier cristal, ce qui explique le titre de la collection : « Les cahiers-cristal ».Voilà pour ce qui est de la présentation. Le contenu, pour sa part, est largement à la hauteur. Jean-Pierre Védrines n’est pas seulement le directeur de l’excellente revue Souffles. Il est également peintre, romancier, mais surtout et avant tout, poète. L’oubli, la solitude, la mélancolie, sont les dominantes du recueil : Mais avant tout en moi il y a cet arbre, la fente, dans tout ce que l’homme n’est pas. Alors que le temps révèle la parole de l’idéale forcine noire, le poète cherche la sève liquéfiée dans ses os blancs. Le recueil tourne autour de ce vers qui ne cesse de revenir : Mais avant tout en moi il y a cet arbre. Cet arbre, nœuds des mains en attente des paysages innés ; cet arbre, la fente, dans tout ce que l’homme n’est pas ; cet arbre, porteur de lieux nus, d’offrandes, d’eaux fraternelles, lenteur si proche du soleil. Le poète est bien cet arbre enraciné à sa propre terre. A sa propre fin. Le poète est bien cet arbre que l’on abat.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 48, décembre 2006)

RIMBAUD 1950 – Souvenirs de lycée

Comment, presque vieillard, venir ajouter la moindre parole, serait-elle de respect et d’enthousiasme, à l’éternité si abondamment commentée de Rimbaud ? N’a-t-il pas su, lui, tirer le rideau à dix-neuf ans ? À dire vrai, je ne me crois pas capable de surmonter cette difficulté ; tout au plus pourrais-je tenter une esquive saugrenue : cela consisterait à me rajeunir, et beaucoup ; à me retrouver dans mes années de lycée à moi, au beau milieu du siècle dernier, pour essayer de restituer brièvement, mais aussi intact que possible, ce que fut pour moi, comme pour pas mal d’autres sans doute avec le Poète, ce dialogue « de lycéen à lycéen ».

… c’est un petit val qui mousse de rayons.

Je crois que cette lumière moussante fut la première à m’atteindre, à m’éblouir. Le Dormeur du Val était à peu près la seule pièce de Rimbaud couramment accessible au potache de l’époque (peut-être à raison du malentendu « patriote » des deux trous rouges au côté droit). Il y avait tout de même aussi Ma bohème, dont la « fantaisie » –

Comme des lyres, je tirais les élastiques…

– ravissait avec un rien de scandale celui qu’on avait dressé à n’admirer surtout que les bords où vous fûtes laissée, ou encore telle faucille d’or, et à n’enjoindre au poème que de suspendre son vol. Les programmes scolaires ne laissant à la poésie que la place du pauvre, il revenait aux épreuves trimestrielles de « récitation » de lui donner sa revanche : on apprenait là des milliers de vers, latins et grecs un peu, français surtout, du programme et hors programme, car les professeurs « artistes » qu’on avait la grande chance d’avoir pour guides organisaient la contrebande de poésie. Ainsi Baudelaire eut tôt fait de m’écarter de son dédicataire impeccable, Gautier, et Rimbaud de Banville, son illustre correspondant de mai 70. Ainsi encore Verlaine montait à mon horizon quand j’entendis pour la première fois ce vers qui me tient toujours en émoi :

Les grands jets d’eau sveltes parmi les marbres.

On n’allait guère au-delà : Mallarmé, pour cet âge, était certes trop cérébral et inaccessible, mais, curieusement, on oubliait d’entendre la rumeur du vieil océan de Lautréamont ; on se contentait d’un salut à Jules Laforgue, d’une touche de Francis Jammes, d’un soupçon d’Apollinaire ; en tout cas, rien plus avant dans le vingtième siècle, et cela, sauf accident. J’ajoute, par parenthèse, que l’accident providentiel s’est pourtant bien produit dans notre classe de première en 1950, avec l’arrivée en cours d’année d’un élève exclu de Condorcet, lycée voisin, à la suite de quelque sombre affaire de conduite : l’homme, brillant et cultivé, surréaliste au dernier degré, pratiquait volontiers l’acte gratuit à ses risques et périls. Il entreprit de « convertir » toute la classe, y compris le prof de lettres, romancier coté, prix Renaudot, éminent spécialiste des Lumières, qui sut se défendre avec esprit en organisant une « dispute » comme au Moyen Âge. Chacun resta sur ses positions, en apparence, mais c’était tout de même mon premier contact, plutôt réussi, avec le Surréel d’André Breton.

Chez Rimbaud lui-même, mon fort degré d’enfance dans l’adolescent ne m’accordait encore que d’en rester aux Poésies, dont la bibliothèque de mon grand-père recélait l’édition de 1895, celle préfacée par Verlaine pour l’éditeur Léon Vanier. Dans mes lectures, je l’avoue, Une Saison en enfer et Les Illuminations ne devaient venir que plus tard ; mes sens, pas assez déréglés sans doute au gré du Poète, manquaient de la perspicacité et de l’entraînement nécessaires. Parmi les poèmes, on le devine, c’était surtout Le Bateau ivre qui irradiait tous les prestiges et toutes les séductions. Je sentais bien n’avoir jamais rien lu de pareil. Si je voguais, ce n’était plus en littérature. Des mots m’étaient descendus qui n’étaient pas pour les livres. Je contemplais cet objet sorcier, ces couleurs qui remuaient les siècles. Je connaissais d’ailleurs le récit quasi-légendaire du premier voyage vers ce Paris qui effrayait et attirait tout à la fois, ce Paris de faiseurs de vers où il fallait se précipiter en le récusant déjà. C’était comme si j’avais dans l’oreille ces paroles d’avant le départ, celles qu’entendit l’ami Delahaye, le premier homme qui connut Le Bateau ivre : Voici ce que j’ai fait pour leur présenter en arrivant… Ah ! oui, on n’a rien écrit encore de semblable, je le sais bien… Ah ! qu’est-ce que je vais faire là-bas ?

De la même voix, ils l’ont tous entendu :

Comme je descendais des Fleuves impassibles…

Je les imaginais stupéfaits, pétrifiés, les Verlaine d’abord, Paul et Mathilde, puis Banville, Forain, puis tous les Mérat, Cros, Valade, Richepin et autres « Vilains Bonshommes ». Qu’avaient-ils compris à cette audition ? Qu’ils étaient peut-être rayés de la carte ? Ou alors, métamorphosés à tout jamais ? Je m’avouais, moi, que nul peau-rouge ne viendrait me priver de mes haleurs : un jeu implacable de corps et d’esprit, mais cosmique, avait été vécu plus de trois-quarts de siècle auparavant, et pourtant, à la différence de toute la poésie, que je voyais au passé, ce poème-là était en avant de moi – cap au futur – et j’ignorais encore que Rimbaud lui-même avait dit, de la poésie : elle sera en avant ; ce jeu viendrait me jouer, moi aussi, même si je ne savais que rester sur le bord de la plage. Touché à mort, un homme n’avait pu survivre que brièvement aux explorations interdites. (Cela, au passage, me rendait plus parlants de vieux mythes livresques, tel celui de la tête de Méduse). Et de façon presque litanique, cet homme s’écriait : Je sais… J’ai vu… J’ai rêvé… J’ai suivi… J’ai vu… Et dans un orgueil bien hugolien :

Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

Cet alexandrin synthétisait pour moi la Lettre du Voyant, dont je savais seulement l’existence et ne devais aborder le texte que bien plus tard.

Par-dessus tout, je croyais entendre cet appel de liberté :

Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais

– d’une liberté qui fouille et fouaille la langue avec frénésie, entrechoque les mots et les couleurs :

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

Et c’était comme parlerait le désir, une soif d’absolu en quelque lévitation pour des moissons mystiques :

Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots […]

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sures,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
[…]

Et d’ineffables vents m’ont ailé par instants.

Se trouvait donc lancé le pari d’un autre monde, d’une vie seconde et vraie qui se révélait à moi, dont je comprenais qu’une fois entrevue, sa recherche devrait surpasser toutes les autres ; qu’elle exigerait aussi, par une sorte de mépris social pour l’œil niais des falots, d’être insoucieux de tous les équipages ; qu’il faudrait abandonner gouvernail et grappin pour gagner ce luxe inouï de se sentir baigné dans le Poème. En regard de cet enjeu, pourquoi prêter attention aux Aubes navrantes ? L’ivresse du bateau ne réclamait-elle pas qu’au terme, il fût dégrisé ?

Sans le savoir vraiment, j’avais reçu l’évidence. N’est-ce pas cadeau inestimable à l’Âme sentinelle, pour peu qu’elle se dégage Des humains suffrages,/ Des communs élans ?

Mais qu’en ai-je fait en définitive ? Il m’arrive d’en demander compte à ma mémoire bouleversée.

©Paul Farellier

(Note parue, sans titre, à la revue Poésie 1 / Vagabondages, n° 40, décembre 2004)

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Axé principalement sur la lecture de la poésie contemporaine, ce site rassemble des textes de critique : notes de lecture publiées pour la plupart dans des revues au cours des dernières années, mais aussi articles, allocutions, chroniques, présentations, conférences, préfaces ou postfaces, prières d’insérer, etc.

La recherche s’effectue alphabétiquement par les noms des auteurs commentés.

Postface à La Splendeur déjà, de Monique ROSENBERG, recueil paru à L’Harmattan en 2006.

Venise a donc appartenu aussi à ce poète que toujours vers le monde porte une anxiété joyeuse. L’œuvre s’est rêvée séjour et présence, trouvant dans la ville des villes sa plus juste métaphore, à bonne hauteur de foule : solennité dormante et blanche.

Voilà une autre parole, née dans un allusif de pierre et d’eau, entre les ors – gloire et douceur, comme elles furent offertes, spontanément reçues.

Car le poète le sait : l’instant, s’il est sollicité, se dérobe, dissuade, élude. La pure imminence – rebelle – demeure inaccessible à toute forme de recherche. Aussi a-t-elle simplement rêvé la langueur infinie de cette ville dont l’être semble séparer les pans du monde : un être béni d’orgueil, dévêtu dans une belle odeur.

Ici, le mot ne chante jamais qu’en bon passeur de lagune : il peut vous porter bien vite de Torcello à Burano, à moins qu’il ne conflue dans la minute aux appontements tristes de Saint Marc ou de la Giudecca. Toutes les rives cernent le bassin sacré, la citerne des louanges.

Certes, devant La Fenice incendiée, le poète a vécu l’opéra synthétique d’une mort. Théâtre pour un passé dont les grands nus allongés dérivaient sur les eaux, sur les ciels. Quel amour, doucement débarqué, pourrait-il à nouveau gravir l’escalier du canal ? Verrions-nous, comme un retour en grâce, monter dans l’âme ses épaules blondes ?…

Mais loin d’une mélancolie, qui n’est pourtant pas ignorée, loin des thèmes de la décrépitude et de l’enfouissement dont les clapots viennent saper l’idéal vénitien, les pages que nous venons de lire veulent avant tout « habiter la clarté et le souffle/ dans la jouissance de la paix ».

Comme en tout vrai poème, une personne se construit.

©Paul Farellier

JEAN-PAUL HAMEURY ou LA MORT DU TEMPS

Une immense ambition chez ce poète : nous porter aux confins ; exprimer ce que la plupart d’entre nous, plus soucieux de tranquillité que de conquête, ne veulent à aucun prix voir ou entendre ; moins créer peut-être qu’oser regarder en face notre part terrible et mettre à jour cet obscur qui, faute de ce courage, pourrait rester ignoré. De là, la vérité d’une œuvre où dépossession, déréliction et souffrance ne cessent d’imposer la beauté. De là, un art éprouvé qu’authentifie sa confrontation aux égarements de l’étrange, aux défis d’un ailleurs inconnu.

Dans l’un de ses livres (Ithaque et après, Folle Avoine, 1993), le poète a choisi l’après du voyage et la figure d’Ulysse, l’homme instruit par l’errance, pour imposer le plus long des suspens : une mort du temps nommée Ithaque. Comme dans la chambre aveugle/ et muette des morts, toute chose/ ici semble à jamais protégée/ des aléas du temps. Après un premier âge où l’on a cru posséder le monde dans l’éternité de l’instant, un deuxième où l’on s’est satisfait de la fuite du temps, on en est venu à l’âge où tout s’arrête et s’abolit : Le temps ne passera plus. Les naufrages sont d’hier. Les vaisseaux s’émiettent sur les grèves. Quant à la parole, ce pourrissoir des nefs, il y règne dépossession et absence : Ulysse est devenu un nom/ qui ne m’appartient plus. […] Que tous ignorent en quelle absence/ m’a transformé le passé. Ulysse a pour mutant irréversible « Outis » et jouit de n’être personne dans la pensée du rien. Sa vie ? un passé définitif. Son présent ? un exil sans recours. Son génie ? une familiarité naturelle avec les morts, dont le vieil homme reste le seul lien, le seul dépositaire, Ulysse, homme-tombeau : puis vint le jour/ où je n’eus plus d’autre souci/ que de creuser en moi pour les morts.

En effet, c’est en nous seuls que séjournent les morts, en notre propre réalité. Ils n’ont pas passé la porte de la transcendance, laquelle est fermée par le poète, non sans violence : Rédemption — c’est une histoire/ que l’on conte aux sourds ! Et encore : Jamais les vents d’un dieu/ n’ont soufflé sur les eaux/ et la lumière jamais/ n’a été séparée des ténèbres. Paroles tirées de Voix dans la nuit (Folle Avoine, 2000) comme en miroir de celles d’Exils (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Jamais ne fûmes pétris/ de terre et de limon./ Jamais placés/ dans un jardin d’orient./ Nul n’a soufflé dans nos narines. Déjà dans Brûlant seul (La Dogana, 1982), livre écrit dans le deuil de son père, le poète donnait à entendre une voix (qu’il qualifie lui-même de « bouddhique ») récusant la permanence de la personne :

C’est votre part d’espérer les morts
habiter un autre espace.

C’est votre part de croire
qu’il est encore un horizon
au-delà duquel passent
dans un autre ciel
d’autres oiseaux.

C’est votre part
de ne savoir penser le rien.

Mais à ces bords
que vos lèvres plutôt se ferment
comme lèvres d’une plaie.

Jean-Paul Hameury réitère donc ce qu’il faut bien tenir comme véritable « article de foi » négative chez celui qu’enseigne une douleur devenue destin, ce destin amer/ qui finit par nous ressembler ; « révélation », oserait-on dire, que même l’éternité de la mort reste pure immanence – cf. Requiem (Thierry Bouchard – Yves Prié, 1994) : Quelle que soit la forme impalpable/ que ton absence ait prise,/ cette forme est chose d’ici. Et c’est pourquoi, œuvres de la destinée, ces livres successifs, même s’ils s’écrivent « en poésie », sont d’abord bien plus que des poèmes avant de devenir aussi des poèmes.

Pris pour titre d’un des plus beaux livres du poète (Atelier La Feugraie, 1999), L’Obscur est sans doute, avec le nihil et la mort, le thème récurrent de toute cette œuvre. Une prééminence est ainsi accordée aux aspects les plus négatifs de l’humaine condition. Mais, comme il s’en est lui-même expliqué dans un article paru en juin 2002 au numéro 14 de la revue Sémaphore, Jean-Paul Hameury reste convaincu que, de cet effort courageux de connaissance, devra surgir une lumière : « Une œuvre authentique, quelles que puissent être sa violence, ses noirceurs et sa dureté, nous enrichit, nous apaise et même nous rend heureux. À la différence de la vie où l’obscur demeure obscur, elle change l’obscur en clarté. »

Voix dans la nuit est peut-être le livre où le poète se soumet le plus à l’épreuve de l’abîme et, nous est-il dit, sans retour. Il semble pourtant que cette expérience du gouffre ne soit pas telle qu’elle disqualifie tout à fait les rêves, notamment celui, encore çà et là poursuivi, d’une parfaite adhérence à l’être du monde. Le poète veut contempler encore pour pouvoir dire ensuite ce qui est./ Seulement cela — ce qui est —/ pas davantage. N’admire-t-il pas l’animal, qui s’en va/ vêtu d’espace et tissé de vents/ — un dans son être — ? N’aspire-t-il pas à ce Que la pierre soit pierre/ et rien de plus ? N’imagine-t-il pas, un court instant, que ce serait en nous le doux bruit du monde ? Mais c’est pour constater aussitôt que le vrai n’est pas dicible, que le froid nous habite : Nous sommes neige/ oubli et infidélité. Et surtout, nous sommes guettés par l’inexorable, dont le poète met en scène l’irruption de façon vraiment saisissante :

Rien n’a tenu.
Digues et murs n’ont pas tenu.
Une fois le seuil franchi
et arrachées les portes c’est entré
à grand bruit dans la maison.
Ça s’est installé dans les pièces
et s’est glissé à leurs côtés
puis sur eux — puis en eux —
jusque dans leur sang
dans leurs os et leur âme.

Éprouvé lui-même de la façon la plus cruelle par le suicide de son fils aîné, Jean-Paul Hameury accomplit aussi dans ses livres le « travail de deuil » et, sans pourtant l’y réduire, on ne peut ignorer cette dimension personnelle d’une œuvre où ne cesse de reparaître la cassure irréparable d’un destin humain : jeunes morts dissous dans les bûchers/ et cendres dispersées sur des mers étrangères. Une œuvre qui dit le prix dont on dut s’acquitter pour le savoir suprême : le prix de la vie. (Qu’il fallut sacrifier/ — jusqu’aux cendres.) La parole émane donc de celui qui a vu lui-même par-dessus le fleuve infranchissable ; la parole est celle d’un voyageur fatal qui a su transformer sa douleur en expérience abyssale et s’investir littéralement dans une mort au bord du monde/ — voyant ce que personne ne voit. L’homme de la mort est invisible et muet, mais il est voyant […] dans l’aveuglante et sèche clarté/ des évidences trop lisibles. Et c’est la force de ces livres admirables, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème peut habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant justement le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir.

Derniers rivages (Folle Avoine, 2004) poursuit ce chemin d’exploration douloureuse de notre condition et sonde encore plus loin peut-être l’angoisse des destins humains : périple incertain en quête du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel dans ce pari de connaître à partir de l’insu, de glaner à l’obscur un épi de sagesse. Or il n’y a presque plus rivages, mais seulement terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires. On croirait entendre des accents lointains venus d’ailleurs, la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » rendu si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini, avec pour guide le poète, figure décidément virgilienne, pour nous mener dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note introductive à une bibliographie et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)