Francesca Y. CAROUTCH : Clameurs nomades, Éditions du Cygne, 2009.

Lorsqu’on essaie de rejoindre « l’esprit universel » et d’« apprendre l’écoute des mondes », quand « tout ce que tu contemples de l’intérieur est à toi », la vie s’ouvre à la quête de l’esprit et des sens. Mais il s’agit de regarder autrement les choses simples qui disent l’alliance de l’homme et du mystère primitif. Alors, nous pouvons voir « les nymphes dans le cœur des tubéreuses » et entendre « les musiciens des abysses ». Table de résonance, le monde est à l’épreuve de la vie intérieure et de « l’inconscient de la nature », sous les astres qui « blessent et guérissent » : « Énergie à l’état brut/ Se fondre en toi/ Réel si gorgé de sens/ qu’il n’a plus rien à révéler ». Mais rien n’est aisé, tout procède d’un combat, car le « défi est la clef » et l’Éden un devoir, une charge. Ainsi témoigne-t-on des marques de l’enfance dans cette dédicace aux hiers : « Nous survivions/ Car nos murs étaient faits/ d’amour et de lumière ». Venu de si loin, l’espoir rayonne, dans « l’attente de l’anachorète qui sauve(ra) le monde », pour que notre joie « de rien du tout » se trouve face à l’éveil sur le « radieux chemin de la marche éternelle ». Le couple est très présent dans ce recueil. L’homme, le premier initiateur, est celui qui, « né de l’espace, survint avec ses armes magiques ». Enlacés, les amants survolent les collines, dans un monde vu nouveau, où « les phénomènes sont des fleurs », où « les îles vont et viennent » pour vivre la fusion avec « les larmes d’Éros dépecé/ patiemment recousu ».

Pour Francesca Y. Caroutch, tout passe, sauf la poésie qu’elle imagine « foi vivante des anciens/culte voué aux trépassés de l’avenir ». Entrez donc. Ici, on initie.

©Alain Breton

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Jean-Luc MAXENCE : Soleils au poing, préface de Patrice Delbourg, Le Castor Astral, 2011.

La préface, et c’est rare, ébruite sans complaisance un pan de l’histoire de ce poète ; ses grands défis à l’ombre encombrante du père, son parcours d’éditeur, son installation dans la psychanalyse, son aventure humaine. Elle dévoile un peu du voyou d’Éros, du voyeur mystique, du poète romantique et réaliste qu’il sait être à la fois. Présenté comme un auteur hérétique par Pierre Seghers, hanté par tout ce qui bout dans l’alambic du siècle, Jean-Luc Maxence propose un choix de poèmes courant sur quarante ans, réparti sur huit recueils et intitulé : Soleils au poing… On pourrait disserter sur le pluriel du titre, y lire tous les appels (Éros, Dieu, la poésie…) d’une passion comme démultipliée. Peut-être que cet extrait éclairera le lecteur :

Vous étiez la dernière étape avant la lumière
Mais je n’avais pas encore pleuré à perte,
Pour comprendre quelle nuit claire d’après l’orgie
M’attendait à la porte, là-bas, du côté de la chapelle,
Pour faire de mes paumes des lampes éternelles.

Il s’agit du bilan d’un homme qui s’est engagé dans l’expression de l’art sans tricher. En cela, son œuvre coïncide avec les grands enjeux de la poésie de l’homme ordinaire : assumer son état de ludion lyrique, jongler avec ses contradictions et prendre le parti des déshérités contre les monstres engendrés par la société libérale (« Près du Parlement-guignol/ À la manière d’Éluard/ Ils ont écrit ton nom/ Coca-Cola »). La cueillette comprend des témoignages intenses de l’auteur sur sa vie et sur son époque. Maxence n’y cache rien : il a écumé les dangers de la nuit au plus noir de l’être, rencontré le « jeune beatnik éthéromane/ Qui vend des croix ivres/ Aux jaguars », tangué entre la vie et la foi, avec « des tentations d’en finir » et la volonté de « chasser ses viscères mystiques ». Non sans humour parfois, surtout dans son rejet des mondanités (« Mon nœud papillon est de travers », « Et tu prenais la fuite d’un air bien élevé »), les poèmes accumulent les témoignages sur des événements intimes, sur les amours qui tourmentent mais sont aussi fécondants, les douloureux tripotages fraternels, l’expérience – réussie – du divan, tous ces caïds d’une histoire individuelle compliquée dont les traits les plus marquants furent la solitude et le scepticisme qui envenimèrent l’enfance : « Je savais par cœur la fausseté du monde », « Puisque tout insulte la planète …/ Puisque tout meurt dans l’amertume des dieux ». Une étrange malédiction est évoquée parfois dans les pores de l’angoisse, comme une haine de soi : « On ficelle comme on peut le cadavre/ On décline la peur banale/ On est androgyne pour finir. » Des blessures morales, des hontes sont égrenées dans le chapelet des humiliations : « Vingt fois les femmes m’ont tué/ Vingt fois j’ai souhaité renaître/ Du désastre de mes nuits ».

Le poète, pour exalter le sentiment de la beauté, sait faire jaillir des formules souveraines qui expriment assez le rang que la poésie occupe dans sa vie : « Tuez-moi aussitôt si je ne chante pas vrai », ou « Ne dites rien qui ne soit neige ». Certains couplets magnifiques invitent même à une lecture magique :

Singes bizarres de Nazca
Astronautes incas
Araignées d’écriture géante
Que dites-vous sur la pampa
Du temps qui meurt ?

©Alain Breton

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, 1er semestre 2012.

Jack KÜPFER : Dans l’écorchure des nuits, Éditions Bruno Doucey, 2011.

Étrange livre, en vérité, tout en calicots de l’extrême, en graffiti de colère et en proliférations dérivées de l’inconscient, d’un baroque têtu dont l’imaginaire est le calice d’un surréalisme halluciné qui porte plainte contre toutes les circonstances de la société libérale. Cet engagement dopé au romantisme révolutionnaire fait aussi pulluler les gueules des grotesques et « les gargouilles au poing de fumée ». Les humiliés, les Incas, certaines figures mythologiques sont appelés à la rescousse pour débarrasser le monde des exploiteurs, dans une atmosphère de fin du monde. Le titre dit assez peu l’ambition du projet – une constellation. Le lecteur n’a d’autre ressource que de s’accrocher aux bastingages d’une nef en furie, cousine du Vaisseau fantôme, d’où Jack Küpfer fait couler l’archet d’une musique des grands fonds qu’on déshabille entre examen de conscience et « ultime champ de bataille de l’amour », ou bien d’allumer le feu de ses sources intérieures dans un boucan stellaire. Une préciosité truculente fait bouillir des cantates, remuer les gemmes d’un monde à l’agonie, flamber les alcools les moins tranquilles. Ici, état de liesse noire permanent. Et ça jubile sec sur les décombres de la civilisation, à l’image de ces témoins muets dont la présence est récurrente : les grotesques !

©Alain Breton

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Yves BONNEFOY : L’Heure présente, Mercure de France, Paris, 2011 (Prix Kowalski 2011) – 12 €.

Depuis La Vie errante (Mercure de France, 1993), les livres de poésie d’Yves Bonnefoy ne se présentent plus, on le sait, comme des ensembles unitaires : ils se composent de textes – vers et proses – rassemblés pour marquer des étapes significatives ; et c’est encore le cas pour ce récent jalon d’une œuvre toujours en évolution où il s’agit, comme l’indique le dernier intertitre du livre, d’aller, aller encore.

Une attention spéciale semble devoir être accordée au poème en trois parties qui donne son titre à l’ensemble du livre : L’heure présente. L’heure présente, c’est le moment que nous vivons, qui, pour le poète, est aussi notre nuit d’ici, un moment propice à l’illusion :

L’éclair, une illusion,
Même l’éclair.

Cet éclair qui envahit le ciel en tout début de poème, hésite et presque s’immobilise avant d’illuminer l’embrassement si hautement symbolique des frères que sont sommeil et mort. Chez Bonnefoy, l’éclair parfois se fige, se décompose en gestes de doute ou d’interrogation ; on songe, par exemple, à ce fragment, au début de L’Arrière-Pays (Skira, 1972) : « … grâce à la foudre un jour immobilisée dans le ciel… », par quoi pouvait s’initier une méditation sur la réalité mentale d’un pays et même d’un peuple de l’horizon. Mais ici, la méditation prend le tour d’un affrontement direct avec Dieu, tout à la fois nommé et récusé, et comme par Lui-même :

Regarde, théologien,
Ne crois-tu pas que Dieu
Se soit lassé d’être ?
[…] tu sais qu’aucun sacrifice, à ses autels,
Ni même le sacrifice de son fils,
N’éveille plus son désir.

Même présentés ainsi dans l’ordre humain du désir, l’absence de Dieu dans le monde (L’âme du monde, […] Il ne la réveillera pas.), son essentiel retrait (Il n’écoutera pas […] Le cri du désespoir. Pas même/ Le hurlement de la bête égorgée) rendent, pour le poète, la foi impossible. Que, pourtant idéalisée par l’art, la forme humaine soit mortelle suffit, ici, à fermer la porte de la transcendance et de la résurrection :

[…] Je vois, dans la pluie d’or,
Danaé, ses cheveux épars. Mon amie, est-ce voir
Quand le peintre n’a eu entre ses mains
Que des corps dont les yeux se ferment ? Je vous touche,
Épaules nues, reflets dans la pénombre,
Fûtes-vous l’or que répandait un dieu ?

La lame du couteau qui déchire la bogue, mais ne peut entamer le bois du fruit forme le symbole où s’exprime cette dure vérité conquise : Ce qui est/ À jamais se refuse. Si beaux soient-ils, les souvenirs (notés « Illusion ») de la maison que nous avons aimée (sans aucun doute l’abbaye de Valsaintes où fut écrit Dans le leurre du seuil) se réduisent vite à ces mots tranchants : « rien », « personne » :

[…] N’existent
Que roses déchirées, pas de rose en soi,
Pas de corolle à soutenir un monde.

Ce n’est que sur la lumière des mots que le poète retrouve à s’appuyer, que la chose nommée se recolore :

Les mots sont-ils porteurs de plus que nous,
En savent-ils plus que nous, cherchent-ils
Au bord d’une eau du fond de notre sommeil,
Noire autant que rapide, refusée,
Le gué d’une lumière ?

Et, plus loin :

Regardez, écoutez ! Le moindre mot
A dans sa profondeur une musique,
Le phonème est corolle, la voix, c’est l’être
Qui peut fleurir, dans même ce qui n’est pas.

À nommer les choses, le poète reprend pied dans la recherche du Sens, qui fut et demeure, sinon l’obsession, du moins l’espérance de toute son œuvre ; cap d’autant plus difficile à tenir que le secours d’une garantie divine du sens fut constamment dénié au profit de valeurs immanentistes telles que la Présence. Car le vœu le plus cher, le plus intense, est bien celui que crie, justement à l’adresse de l’heure présente, le dernier vers de ce poème-clé :

Lègue-nous de ne pas mourir désespérés.

La mort habite, en effet, l’heure présente, intimement mêlée à la vie, perpétuant avec fidélité l’enseignement de sagesse exprimé déjà dans le livre L’Improbable (Mercure de France, 1959) à propos des Fleurs du Mal de Baudelaire : Rien n’est que par la mort. Et rien n’est vrai qui ne se prouve par la mort. À quoi font écho ces beaux vers du livre d’aujourd’hui (première partie : Raturer outre) :

Qui veut avoir, parfois, la visite se doit
D’aimer dans un bouquet qu’il n’ait qu’une heure,
La beauté n’est offrande qu’à ce prix.

Mort omniprésente, tant sur l’embrassement d’Amour et Psyché que par l’obstiné parcours, à travers tout ce livre, d’une ombre shakespearienne et de persistantes références à Hamlet, à Ophélie. Mort tout entière défendue et attaquée de mots : des mots, tout cela, des mots car, en vérité, mes proches, qu’avons-nous d’autre ? Mort que surmonte, en toute fin de livre, l’image d’un jour naissant : Il est évident que le jour se lève, mes amis, évident qu’il déferle sur nous, recolore tout, emporte et disperse tout. Au poète, dont vogue l’embarcation entre illusion et vérité, il reste, comme il s’est saisi de la barre, une confiance et un courage singuliers, un regard assez lucide pour aller, aller encore.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Jean-Luc MAXENCE : Soleils au poing, préface de Patrice Delbourg, Le Castor Astral – 100 pages – 12 €.

Le premier texte publié par Jean-Luc Maxence, « Mai 1968 », situe le poète dans le temps ainsi que le début, à 22 ans, d’une existence vouée à la poésie, aux poètes et à la « révolution ».

Tout au long de cet ouvrage d’excellente facture, « Soleils au poing », Jean-Luc Maxence nous fait partager ses émois et ses passions de créateur mais également d’éditeur. Il écrit, il rédige, il édite avec la complicité de Danny Marc et des auteurs mal connus ou à peine révélés et il n’est pas abuser que de considérer « Le Nouvel Athanor » comme la maison d’édition la plus jeune et la plus « actuelle » qui soit.

C’est au « Castor Astral » que Jean-Luc Maxence confie l’anthologie personnelle qui retrace quarante ans de luttes, souligne Patrice Delbourg en une préface chaleureuse retraçant le parcours d’un homme révolté par l’injustice et d’un auteur qui a l’intelligence de le faire savoir.

La poésie de Jean-Luc Maxence ne ressemble à aucune autre. Il suffit de lire « Le mauvais cheval » (page 47) pour s’en convaincre.

« Simon de Cyrène jure par tous les saints
Que ce n’est pas son boulot
Qu’il n’est pas chargé de Ta croix
Qu’il ira se plaindre au syndicat…
»

Il est difficile de ne pas s’attarder sur un tel ouvrage qui montre une poésie de combat au service de citoyens capables, s’il le faut, de lever le poing avec le créateur.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n°33, premier semestre 2012.

Jacques MORIN : Contrefeuilles, Gros Textes, 66 pages – 6 €.

Sous une couverture signée Marie-Claude Pignet, Jacques Morin entreprend de nous conduire vers les méandres glacés d’une mort annoncée. Les détails cliniques sont laissés au vestiaire afin de n’aborder que le simple vécu du quotidien.

« tu es ailleurs
dans le sas d’indifférence
à tutoyer les ombres

épure idéale vers l’absence »

La mort du père donne à Morin l’occasion de s’interroger sur la vie, sur la mort, sur le passage obligé, sur l’impuissance, sur la fragilité des êtres devant la maladie, la vieillesse et surtout la déchéance.

De très belles formules permettent au lecteur de partager l’angoisse de Morin qui réalise tout à coup qu’il est mortel et que toutes les déclinaisons imaginables aboutissent au même résultat.

Parfois révolté (par un laconique « date de péremption », par exemple), parfois blessé par un sort injuste qui frappe et s’en va, parfois furieux de disposer de si peu de temps, Jacques Morin réinvente la patience et un peu la fatalité. Son livre est, en quelque sorte :

« la condition humaine
juchée sur la note si
»

Frisson rétrospectif garanti.

©Jean Chatard

Note de lecture in revue Les Hommes sans Épaules, n° 33, 1er semestre 2012.

Pierre GABRIEL, L’Oiseau de nulle part, illustrations de Marie Legrand, (L’Idée bleue, coll. Le farfadet bleu, 2005, 48 p., 9 €)

Poèmes pour l’enfance : c’est là un genre bien redoutable, une marchandise finalement assez suspecte ; à côté de quelques indéniables réussites, combien de ratages où l’ambition de retrouver ce qu’il est sottement convenu d’appeler « une âme d’enfant » a fait manquer le coche, soit par pure niaiserie, soit – pire encore – par le calcul rusé des fausses naïvetés.

Mais ici, on est bien loin de ces sortes de tromperie. Les poèmes que nous a laissés Pierre Gabriel, à la suite de ceux du Cheval de craie publiés de son vivant dans la même collection, sont de l’or pur : on n’a pas cherché à « se mettre à la portée de… » ; on a seulement senti que descendait là une parole commune, dont tout l’humain reste une enfance. Et c’est donc à bon droit que figure en quatrième de couverture, cette mention non déceptive : Pour lecteurs à partir de 5 ans et jusqu’à plus que centenaires.

Prenons au hasard un seul exemple. Voici, page 13, sous l’intitulé Le brouillard, le début d’un poème qui s’adresse à un « toi », mais sans la moindre sollicitude paternaliste. Le poète ne se penche pas vers son lecteur, il ne lui fait pas la leçon, il partage de pair à compagnon :

Soudain, tu n’es plus de nulle part,
La terre a perdu ses couleurs.
En vain tu ouvres grands tes yeux,
Le monde a cessé d’exister.
Et te voici errant comme un fantôme
Entre ces murs de brume qui t’enserrent.

[…]

Faut-il faire grief à cette poésie de tenter, par les thèmes et par le fond lexical où elle puise (village, hirondelle, grenier, margelle, épouvantail, feu de la Saint-Jean…) de perpétuer l’empreinte désuète d’une tradition paysanne dans l’imaginaire d’une enfance irrémédiablement urbanisée ? Nous ne le croyons pas, et nous pensons au contraire qu’on sacrifie bien assez, par ailleurs, aux « monstres froids » de l’actualité.

C’est donc un petit livre à offrir sans hésiter, d’autant qu’il est admirablement illustré pour le plaisir et l’intelligence des yeux.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

Gérard BOCHOLIER : Un terreau pour un ciel, par Paul Farellier

Mon nom s’évaporera
Comme la pluie des ornières
Il n’y aura plus personne
Pour l’abriter dans sa voix

Alors dans un pli de ciel
Je ferai par brins de souffle
Le seul psaume de silence
Qui convienne à l’Éternel

(Gérard Bocholier, Psaumes du bel amour, Ad solem, 2010)

Voici une œuvre parvenue maintenant aux réalisations de la maturité ; même s’il n’est pas possible – ni souhaitable – d’en deviner les développements ultimes, on en distingue la direction essentielle ; et quant à ses sources, elle les porte en elle avec tant d’évidence et de simplicité que l’analyste est presque gêné d’en souligner les contours. Car ce ne sont pas des « thèmes » que révèle le cours de cette poésie, mais, dans une remarquable continuité de livre en livre, plutôt des points d’ancrage, des forces de gravitation, des vecteurs métaphysiquement orientés.

Rivée au sol, à la « terre prochaine », et parfois étonnamment chtonienne tant elle creuse profond, depuis une enfance rurale qui ne cesse de la hanter, la poésie de Gérard Bocholier, avec les mots de tous les jours, offre en permanence le plein de la nature, non par souci de description ou d’inventaire, mais pour la vision et l’épiphanie. Avec ce correctif, toutefois, que rien d’éthéré ou de suprasensible n’est sollicité par le poète : c’est dans l’humble réel, tantôt souriant, tantôt amer, toujours mystérieux, c’est aussi à travers l’opacité et les souffrances de la chair, et dans l’étroite parenté des morts qui ne l’ont pas quitté, qu’il perçoit les signes d’une « venue », pressentie décisive. Dès le premier poème, « L’enfant unique », de Terre prochaine (Rougerie, 1992), apparaît, ombre et lumière, ce continuum enfance-terre-vide-mort :

L’enfant qui restait derrière la fenêtre
Aimait les lents panaches d’ombre
Qui s’inclinaient au mur d’en face
Jusqu’en un lac vertigineux.

Il avait posé le livre
Pour suivre de toutes ses forces
Un char de paille illuminé,
Buisson d’azur au bout des fourches.

Le vide déjà lui plaisait,
Comme un lit à faire hors du monde,
L’absence un jardin de feuilles
Où danserait un jour la mort.

Comment ne verrait-on pas, dans ce dernier quatrain, comme en maints détours de l’œuvre entière, l’horizon assigné à un destin de poésie ? Que veut ici le poème, sinon traquer la mort dans le vécu de l’instant, y décrypter le codage d’un invisible ? Et ce sont là, en effet, les ancrages dont nous parlions : force de l’instant où vie et mort se fondent dans un être unique :

Ô mains amantes, par pitié,
Fiancez la vie et la mort !

comme en expriment ainsi le vœu les Chants de Lazare (L’Arrière-Pays, 1998).

Dans la poésie de Bocholier, la mort, on l’aura compris, si intimement mêlée à la vie que toute frontière entre elles deux semble abolie, est une épouse quotidienne avec, pour conséquence obligée, le double caractère d’une origine et d’un achèvement. L’œuvre répond ici exactement au souhait qu’exprimait, voici longtemps, Bernard Noël (Le Volcan et la Plume, revue Clivages, n° 3, 1975) : « Il faudrait parler de toute chose comme si l’on venait de la mort au lieu d’y aller. » Seul Lazare, figure centrale et longtemps récurrente de la poésie de Bocholier, peut parler à partir de ce lieu originel. Et seul l’appel d’un dieu l’y autorise :

La voix de mon ami m’appelle,
Plus sûrement qu’un cri d’aurore.

En ôtant Lazare de la mort, le dieu qui s’est fait homme annule la mort de l’homme et, d’avance, sa propre mort de dieu fait homme. La résurrection est promise, car que serait Lazare sinon le signe à tout jamais de la présence, l’humain rédimé, sa condition mortelle réorientée par l’espoir du salut et placée tout entière dans l’attente de la parousie ? C’est ce que révèlent les Chants de Lazare :

J’ai bu le vin de délivrance.

et par suite :

Ne me cherchez pas chez les morts,
Je m’inquiète dans l’invisible.

La parole du poète se dérobe à tout effet orchestral. Dans la nudité urgente qui fait les morts si proches, aucune place ne peut être laissée aux séductions d’un décor : au point que le réel et l’idéal se rejoignent dans une poésie que l’auteur a lui-même expressément considérée comme exercice spirituel. Aussi l’invocation vise-t-elle non pas à l’ampleur mais à la précision de la cible mystique, aidée en cela par la matité du vers bref – de longues séquences, par exemple dans Lueurs de fin (Rougerie, 2000) et surtout dans Le Démuni (Tarabuste, 2005), cité ci-dessous, enchaînent les tétrasyllabes : une métrique pour nous saisir de son austérité haletante. Ce qui est essentiel, ce qui est divin, parole entrecoupée, nous est confié dans l’essoufflement de la course :

Trop dur à vivre
Disait sa voix
Presque sans face
Contre les grilles

Ses yeux couraient
Dévorer l’ombre

Dévorer l’autre

Exiger Dieu

Dans La Venue (Arfuyen, 2006), d’où sont tirées les citations suivantes, le poète reste aux aguets devant la mort, avec l’espérance de l’invisible pour triompher d’une peur existentielle :

La peur
Toute la peur
Gluante sous la peau

[…]

À jamais détachée
De toi
Comme un manteau

et à l’écoute d’une voix qui remonte à la source, sans bouche et privée de visage :

Si basse maintenant
La voix qu’on croyait tue

Sans même de visage
De bouche aux lèvres d’encre

[…]

Dans le dédale fraie
Passage vers la source

Et c’est encore dans le tremblement de l’approche que persévère la recherche de ce Jour au-delà (Rougerie, 2006),

… pour cerner
Ce qui toujours s’échappe

parce que c’est à la lumière inatteignable de ce jour-là que

Le rosier noir déchire
Le visage penché
Qui aspire à se perdre
Dans la vérité des morts

Toujours, chez Bocholier, le monde proche, dans sa réalité détaillée, fuyante, instantanée, participe comme innocemment des seules sérénités éternelles. La poésie, comme elle est vue dans ces livres, offre l’image d’un terreau pour la germination d’un ciel. Tels s’orientent les Psaumes du bel amour (Ad solem, 2010), admirable suite de doubles quatrains rythmés en heptasyllabes – ce vers injustement taxé de légèreté alors qu’il recèle un pouvoir d’émotion dont le poète donne ici le plus bel exemple. Un souffle proprement divin parcourt d’ailleurs, de bout en bout, cette élévation progressive, cette résorption de la terre dans le silence de l’origine. Une fois encore, le nécessaire témoin, Lazare, garantit la vérité de la vocation humaine :

La mort ne le quitte pas
Qui a délié ses mains noires

À l’appel de cette voix
Qui fait bondir les étoiles
Et glisse contre les os
La flamme du bel amour

©Paul Farellier

Étude in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011.

Max ALHAU : Du bleu dans la mémoire, Encres d’Hélène Baumel, Éditions Voix d’encre, Montélimar, 2010 – 19 €.

Probité, rigueur – la voie dont Max Alhau n’a jamais dévié, voilà qu’elle s’élargit avec ce livre, prenant une nouvelle ampleur, mais aussi un surcroît d’élévation. Beauté singulière des poèmes, jamais ornée, seulement abreuvée à la fluide simplicité de la langue. Loin des jeux verbaux ou des pièges sémantiques, c’est vers un ailleurs que le poète répond du mystère et de la difficulté : dans une dimension proprement métaphysique – celle de la lente approche et des paris décisifs.

Quatre étapes pour ce parcours : « Pays », « Du bleu dans la mémoire », « D’un côté l’autre », « La voyageuse ».

Le Pays invoqué par les poèmes du premier jalon, apparaît comme patrie mouvante et incertaine, contrée d’exode et d’exil, et malgré tout, digne de gratitude puisque recours suprême :

[…]
tu acclimates le vent,
tu fortifies l’ardeur
de ceux qui te saluent.
[…]
reçois parmi tes plaines
cette lumière alliée
à une aube première
qui jamais ne faillit.
[…]
nous ne revendiquons
de toi nulle faveur
mais simplement le droit
de rejoindre ce lieu
qui fut source et estuaire
d’une vie sans grandeur.

Source et estuaire : au seuil d’un livre qui, d’hésitations en tâtonnements, ne cesse pourtant d’interroger le sens, comment assigner plus clairement à ce Pays, à ce lieu, tout mental qu’il soit, et par-delà même l’abaissement existentiel (vie sans grandeur), une valeur absolue d’« origine » et de « destination » ?

Avec la deuxième séquence, « Du bleu dans la mémoire », s’engage la poursuite méditative de la fuyante vérité de ce livre. D’emblée, la porosité et l’hypothétique de l’existence nous sont donnés à sentir : Si tu existes, c’est au cœur/ d’un vent léger, comme toi, invisible. Le poète, ici, met en doute l’éternité, dont le sentiment, pourtant – avec, en corollaire, celui de l’absence –, n’a jamais cessé de l’habiter : on garde mémoire, par exemple, du poème Célébration de la lumière, où s’achevait le livre Le Fleuve détourné (L’Arbre à paroles, Amay, Belgique, 1995) : là déjà, quelques lignes permettaient d’espérer, pour les rêveurs de lumière, qu’ils auront vaincu l’absence pour l’éternité. Aujourd’hui, la priorité du poète, c’est de rechercher l’instant et le lieu où se puisse déporter le malheur. Non que l’éternité soit récusée vraiment : dans ce nouvel ouvrage, elle affleure souvent de-ci de-là, mais c’est alors dans une sorte de mode mineur ; ainsi, n’est-ce pas l’éternité, ce temps dont il est dit qu’il n’a plus cours ? Ou encore l’infini invoqué dans ces vers :

Tu répètes qu’il n’est pas de chemins
qui ne conduisent vers l’infini,
vers des parcours où le ciel s’abîme,
où les rivages sont superflus.

Sans compter que, si l’on court sans attendre à la fin du livre, on peut y lire : Parfois c’est cela l’éternité,/ cet avant-goût/ de ce qui ne sera pas. Et, de même, à la dernière page, comme pour résoudre l’énigme dialectique absence-éternité : Appelle l’absence par son nom,/ tu n’auras pas à te soucier/ du temps ou de l’éternité.

Pour le moment du moins, c’est à la mémoire que l’on tente de se confier (le ciel met du bleu dans la mémoire). Bien singulière mémoire, et plutôt traîtresse : de même que l’éternité préfigure, nous l’avons vu, ce qui ne sera pas, de même : Nous nous rappelons ce qui n’a pas été. La mémoire ne sait plus nous restituer à nous-mêmes – les signes, les visages, les lieux sont passés de l’autre côté du souvenir –, impuissante qu’elle est à nous faire présents à nous-mêmes :

Tu t’arrêtes, il te reste le ciel
et plus rien pour justifier ta présence.

Malgré cela, si affectée et diminuée qu’elle soit, la mémoire persiste avec mystère :

On avance, on regarde,
même si tout a été oublié,
on se souvient encore.

La troisième séquence, « D’un côté l’autre », semble s’abriter dans le voisinage d’une nouvelle opposition dialectique : celle du Même et de l’Autre (Tu habites le rêve d’un autre, […] et si tu te présentes en face de toi, c’est sans doute une ombre qui te répond). Débusquerait-on une sorte d’entre-deux situé au-delà de l’invisible ? Faut-il comprendre que le jour/ ne fraie pas avec la nuit, qu’ils sont séparés, mais aussi reliés, par un écart énigmatique : braise sans cesse/ à l’intérieur du feu ?

L’écart en vient à être ressenti comme lieu où les contraires se confondent jusqu’à s’unir (mystiquement ?) :

Terre ou nuages,
on ne sait plus
ce qui les confond,
peut-être cette proximité
du ciel et de la mer,
cette alliance des contraires
qui est pour nous
passage entre deux mondes
et rien d’autre pour le regard.

Rien, au-delà d’un passage, ne subsistera de toute façon en termes de salut. Le poète choisit l’alliance imagée des mots et des oiseaux pour nous le faire idéalement éprouver :

Qui donne refuge
aux oiseaux apeurés,
à des mots défaillants ?
[…]
On ne peut rien sauver :
les oiseaux et les mots
ou même cet instant
captif entre les paumes
et déjà aboli.

« La voyageuse », figure éponyme de la dernière séquence, précède notre commune humanité dans le proche et lointain de l’absence ; c’est de l’autre côté du fleuve,/ dans ces prés où jamais/ la nuit ne prend ses quartiers ; c’est là que se poursuit cette maraude dans un temps/ délivré de tout avenir. Il faut, pour cela, avoir franchi la ligne après laquelle/ on souffle sur la cendre/ pour mieux se rappeler/ ce que fut la forêt. Mais l’absence est aussi ce que l’on interroge, la saison que l’on traverse pour découvrir sous la fonte des neiges que les fleurs, les herbes/ n’avaient pas tout à fait déserté,/ que tout exil renoue ainsi/ avec nos origines ou la naissance même. Ce que la voyageuse refuse à l’absence, c’est le droit de noircir/ le corps et l’âme. Elle-même ne se dérobe pas à l’obligation du voyage (Elle a déjà passé le cap après lequel/ les traces et les pas ont pris congé du monde.), tout en gardant la confiance la plus émouvante dans le « nunc » réaffirmé :

Je reste au bord du vide,
le corps chancelant
pour ne pas dire « adieu »,
pour ne pas dire « ensuite »
mais comprendre que « maintenant »
a l’éclat de la foudre.

Le livre nous laisse fascinés dans le suspens de son dernier vers : rien ne commence, rien ne s’achève – auquel répondent les très belles encres d’Hélène Baumel.

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011

José MILLAS-MARTIN : À mots rompus, anthologie, coll. Jalons du XXème siècle, éd. Fondencre, 2011 – 15 €.

C’est plus d’un demi-siècle de publications que nous offre cette anthologie personnelle à vol d’oiseau – d’un oiseau qui sait se poser à propos sur les saillants d’un haut caractère. Une pénétrante préface de Philippe Biget, tout en décortiquant les « mécanismes » d’un style parfois ressenti comme déroutant – analyse à vrai dire utile pour ceux qui aborderaient cette œuvre pour la première fois –, insiste aussi à bon droit sur la vraie profondeur existentielle que révèle cette poésie, prolongée, par moments d’élection, jusqu’à des confins philosophiques.

José Millas-Martin traque en effet le quotidien et le banal de telle manière que, de leurs platitudes surgissent la surprise et l’émotion. D’être désabusé, cela le mène, via l’humour masquant la révolte, à une sorte de maîtrise morale (que voilà de bien grands mots, qu’il récuserait sans doute !).

Une lecture attentive de ces textes, finement choisis, fera justice en tout cas de la sorte de malentendu dont peut être victime le poète qui a opté pour ce type de parole et de registre. Immanquablement, le premier regard posé ici va ranger l’auteur dans la catégorie des fantaisistes, pour ne pas dire des amuseurs. Mais on néglige alors la « bombe » anarchiste dont la mèche continue de se consumer sous les blancs du poème. L’illusion d’optique produit le plus fort risque de « passer à côté ». José Millas-Martin n’aura d’ailleurs pas été le seul à subir ce genre d’erreur d’appréciation : comment ne pas songer, par exemple, à son (notre) ami disparu, Simonomis ?

Les poèmes/ nos procès-verbaux, constate le poète dans La Part du quotidien (1997) : voilà qui en dit long, en si peu de mots, sur la force de vérité humaine dont témoigne en réalité l’œuvre poétique tout entière de Millas-Martin. Ainsi, ce texte prodigieux, Asthme (in Recto verso, 1961), déjà cité par Serge Brindeau dans La Poésie contemporaine de langue française, impose à lui seul la nécessité quasi thérapique d’essoufflement de la forme écrite :

[…] Expirer Cœur à 140 Poitrine en pierre Aspirer Expirer […] Piqûre morphine Ventouses scarifiées Crise se détend Équilibre respiratoire L’univers redevient normal C’est élémentaire au fond de respirer

Au fil des recueils se manifeste la continuité, l’unité d’une œuvre pourtant construite à partir des matériaux les plus divers pêchés à tous les recoins du monde et de la parole – choses vues, entendues, reniflées… Cependant, le resserré télégraphique cède peu à peu à un phrasé qui, pour ne pas être proustien, vient tout de même adoucir et densifier le ressenti du poème. Les inédits publiés en fin de volume consacrent avec émotion cet aboutissement : Je regardais par la fenêtre/ Maison-de-la-mort-douce/ Un jardinier arrosait/ Tu m’as appelé sonore/ je t’ai regardé surpris/ tes lèvres ont remué/ mais je n’ai pas compris/ tu sais que j’entends mal/ Tu es resté les yeux fixes/ tes deux mains retournées/ à plat sur les draps/ Que m’as-tu dit ?

Répondant à l’appel du poète, on lira cette anthologie pour « décaler les heures, suivre la flèche du temps ».

©Paul Farellier

Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 32, 2nd semestre 2011