Éric SÉNÉCAL : Chant de la pierre tombale (Les éditions d’Aldébaran, 2010).

Rapprochements saugrenus, éléments de thriller pour instiller le doute, questionnement sur la cohérence des choix qui s’émiettent, contradictions qui s’entrechoquent, pures provoca-tions dans l’intensité d’être… voilà un mort qui se porte bien ! Ce Chant de la pierre tombale, à travers une dérobade feinte, a permis au poète de se situer à la fois dehors et dedans et de manier une écriture chargée d’humeurs et d’humour, de va-et-vient cognés ou moqués entre le monde et soi, de vanités fabuleuses et de constats burlesques (« Une ampoule a grillé/ ta fille est réglée). Entre vrais et faux souvenirs, commentaires sur la difficulté de se comporter en adulte et rejet des parents « suceurs de télé » l’anticonformisme, par chirurgie du soleil, incite à « accélérer quand tout ralentit ». Les textes sont repris en rafales de runes, psaumes haletants. La lune est en slip et chaque vivant devient immortel. On peut croiser des promeneurs maladroits dans le gazouillis des guerres, des stupeurs pour déchirer des siècles de soie, des fraîcheurs comme autant de déflagrations, des volontés gravées dans le… marbre (« Espérer revoir son chat »). Et si la mort, après tout, n’était qu’un gag ? Ici, on ratatine le temps sans saveur. En vente dans tous les bons cimetières.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Franck COTTET : Miroir voilé miroir (98 pages, 10 €, éditions Clarisse).

L’intensité de vivre est exprimée à partir de sensations et à coups d’anecdotes dans une écriture presque neutre et qui veut faire conscience. L’air de rien, le poète soumet à la question tous ces pleins et ces creux qui jonchent l’existence en cultivant le constat doux-amer ou l’attente amoureuse. Des tableaux établis à l’aide de bouts de ficelle — flous d’un geste ou d’un regard, dérives glissant vers l’estompe ou le burlesque, apparentes frivolités, malices —, produisent des chutes à étincelles comme autant de lueurs qui se prolongent en lignes de fuite. Les plaisirs et chagrins du quotidien ricochent ou sont absorbés par le miroir clignotant de nos incertitudes. Le lecteur attentif y trouvera un gisement. Les années peuvent bien passer tu dis que tu ne les vois / pas avant d’y être que tu gardes tous mes visages / que tu ne perds jamais rien. Et encore : Les jours elle ne les compte plus. Tous pareils. Ils avancent dans sa vie comme mer d’huile avec rien à l’horizon que les pas recommencés. Avec ça elle se dit que les heures sont plus longues que les jours qu’elles pèsent des tonnes et ses bras trop chétifs pour les chasser.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Sébastien COLMAGRO, Le chien dont je te parle, orné par Valère Mouchet (Librairie-Galerie Racine, 2010, 15 €)

À partir d’une Rêverie, d’une initiation dans une chambre de plein air, l’auteur a mêlé la chronique de jeunesse et la rencontre de l’amour, ayant fait du temps le charabia des cimes. Sans doute aurait-il pu choisir le mica ou l’ébène, la mangrove ou le micocoulier, l’abeille ou le serpent pour incarner sa voix. Ce fut le chien, ce qui est tout, sauf innocent. Ainsi, de caverne en maison, pour dériver par-delà les villes « qui n’ont pas le temps », cette option lui a permis d’expectorer ses colères et sa rage (« Je noie l’univers naufragé »), mais aussi d’aller à la rencontre des sensations fortes, et de faire face à la simplicité d’être. Cette variation du loup-garou, cette réincarnation provisoire fut aussi le choix d’une métaphore diffusant son principe poétique. Car le pouvoir du poète est grand ; comme Rilke, il se transforme en tout. Quoi de mieux, en effet, qu’un retour au barbare (au sens que Diderot donnait à ce mot) quand on veut changer le monde ? Quoi de plus fort que de « réinventer des gestes », mais « les bras en balance » quand on tient à la sagesse ? Que vouloir « que s’effleurer/ ne soit pas sans sourire » quand on invite à la joie ? Même si, parfois, l’ambivalence de la métaphore oscille entre – fausse naïveté, découverte de candide ? – les maladresses du civilisé et le sortilège poétique : « Je n’aurais jamais cru/faire tomber la neige/en frottant deux secrets », l’urgence est de se soustraire à « la réalité de nos crimes quotidiens ». Toutefois, c’est surtout la rencontre (intuition ? témoignage ?) avec une femme (note bleue venue de quelle contrée ?) et sa langue inconnue (« J’ouvrirai des fleurs dont nul ne connaît la prononciation ») qui peut ouvrir la voie à la connaissance du monde. À partir de cette magie, tout fusionne où le cosmos s’infuse par le « lien qui unit ». Au passage, on attrape une définition qui n’est pas qu’un os à ronger : « Je te parle d’un chien – arbuste sauvage de l’identité stellaire ». Ainsi, l’homme se transforme en chien et devient chaque détail du tout : la fameuse porte ouverte des mages et des fous.

La présence de Valère Mouchet se manifeste par une mise en page pleine de suspens où les images et les textes se fécondent. Ici ou là, des silhouettes d’hommes et de femmes nus, des bustes sortant des limbes, des explosions naturelles, des zigzags d’ombres, des métamorphoses angoissées ou burlesques, des rayures en chuchotis, des idées en filigrane jouent aux sémaphores discrets. Une marionnette s’étire non loin d’une maison, un champignon atomique écrasé s’offre en illusion menaçante, un caniche se promène, s’allonge, privé de visage, en narguant une tête d’homme, un alambic est suspendu comme un panache… Les imbrications sont nombreuses qui font pression sur notre imaginaire sans jamais forcer le sens.

En lisant cet ouvrage, on se surprend à sortir du « tumulte de nos rouages ». Notre main devient sable, feuille, avant qu’un feulement s’empare de nous ou qu’un jappement nous échappe, ce qui, avouons-le, ne manque pas de chien. N’est pas bête qui veut. C’est une grâce. Qui a bu de cette parole aboiera.

©Alain Breton

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Claude SERREAU : Raisons élémentaires (anthologie). Préface de Martine Morillon-Carreau (Sac à Mots, éd. La Sauvagerais — La Rotte des Bois — 44810 La Chevallerais)

Valeur sûre des éditions « Traces » que dirige Michel-François Lavaur, Claude Serreau publie chez « Sac à Mots», que dirige le dynamique Jean-Marie Gilory, une anthologie de 120 pages, « Raisons élémentaires » qui reprend le titre de la plaquette sortie chez le même Lavaur il y a plus de 40 ans.

Fidèle parmi les fidèles, Claude Serreau publia presque exclusivement sous l’aile de «Traces », une dizaine d’ouvrages, tous voués à la lettre «R» en hommage à Cadou dans la filiation de l’École de Rochefort dont l’ambition était de servir l’homme dans ce qu’il a de plus subtil. Claude Serreau, habitué des rivages atlantiques qu’il n’a cessé d’arpenter, établit avec la mer une relation privilégiée :

« Quand bien même la mer aux hommes satisfaits
apporterait la fraîcheur d’un rivage »

Claude Serreau est, me semble-t-il, un romantique qui s’ignore. Ou feint de s’ignorer. Il est de cette époque – pas si lointaine pour beaucoup d’entre nous – où le…

« vieil autocar bleu
dépoussière le temps »

Les images se succèdent dans ce livre puissant, la poésie s’enrichit de neuves semailles, de couleurs sollicitées, de mots utilisés pour leur parfum ou leur saveur, pour leur clarté dans la page, leur luminosité, leur souplesse.

« Et si tous les oiseaux mouraient
comme des mots sans fin ployés »?

La modestie du poète ne doit en aucune façon nous conduire à occulter ou simplement ignorer ces pages, souvent admirables, qui donnent à la poésie du quotidien, un profil d’une singulière originalité.

« N’ayant d’autres secrets
que ces pans de mémoire
où les arbres ont pris
la place des vivants »

Il convient de saluer la sortie de cet ouvrages en tous points passionnant, le 40ème livre de poésie paru dans cette collection, préfacé avec talent par Martine Morillon-Carreau et édité avec goût par Jean-Marie Gilory et ses éditions « Sac à mots ».

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Jean-Claude Albert COIFFARD : Voix Mêlées, préface de Charles Le Quintrec (100 pages, 15 €. Sacs à mots éditions, 2009)

Trois chapitres se partagent cet épais volume d’une poésie que salue dès l’abord Charles Le Quintrec en une belle, longue et utile préface qui souligne les divers aspects de l’écriture de Jean-Claude Albert Coiffard. Fidèle à ses amis, Coiffard honore le cher Jacques Taurand, Norbert Lelubre, Arlette Chaumorcel, Chris Mestas, Gilles Baudry, Henry Rougier et quelques autres parmi les plus authentiques poètes d’aujourd’hui. Voix Mêlées comprend trois chapitres distincts : « Le lutrin du jour », « Ce jour-là » et « Venise aux fontaines d’oiseaux ». L’ensemble forme un ouvrage dans lequel on respire un air plus pur et où le cœur hésite entre le bonheur esthétique et le tendre : parfois – les souvenirs – meurent de trop de bleu. Mais il n’y a pas que du bleu dans la poésie de Jean-Claude Albert Coiffard ! Il y a cette vie qui se donne et se prend, il y a l’aventure d’une journée, de toute une vie, et puis la mort au bout du chemin. L’oubli, peut-être… Il y a cette chaleur humaine qui a raison de tous les rites, ces brassements du cœur, cette palombe de l’espoir. Le poète, l’esthète, l’homme de culture, tandis qu’une larme de joie – échappée du silence, coule et disparaît dans la fange oubliée de Venise, alors que le créateur admire une fois de plus… la mer endormie – aux pieds de Murano… Le lecteur, lui, admire de l’ouvrage cette volonté d’aller à l’essentiel. Car Jean-Claude Albert Coiffard délaisse avec superbe le superflu pour se consacrer exclusivement à l’art qui nous concerne. La poésie, la véritable poésie est à ce prix.

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Michel BAGLIN : Chemins d’encre (204 pages, 13 €. Rhubarbe éd.)

Les Chemins d’encre sont ici empruntés par Michel Baglin pour affirmer son appartenance à la fratrie des écrivains, poètes et romanciers de tous ordres. Il s’agit là d’un témoignage en lequel bien des poètes se reconnaîtront. Tout est prétexte à enrichir le créateur que, peu à peu, des rencontres littéraires confortent dans sa conception de la création. C’est d’abord le livre d’Ernest Hemingway, Le Vieil homme et la mer, que l’adolescent Baglin reçoit comme un cadeau et qui s’avère être un révélateur exemplaire des aspirations du tout jeune homme qui prend conscience petit à petit de sa relation privilégiée avec les mots. D’ailleurs, ils sont tous là les porteurs de magie ! Ceux qui nous invitent à la grande aventure ! Brassens et Vian mais également Arthur Koestler, André Gide, Albert Camus, Claude Roy et tant d’autres qui jalonnent ces Chemins d’encre avec leur fougue et leur talent, qui servirent d’exemple à celui qui devint journaliste, ami de la nature et de la vérité, puis écrivain. La lecture et l’écriture, c’est ce qui ouvre les mains et les chemins… Ainsi s’achève ce magnifique ouvrage dont les chapitres (« Sous le vent des pages », « Lettre de Canfranc », « Chemins d’encre », « Le poids des mots », « Comment dire » (carnets) et « Les pas contés ») rassemblent quelques morceaux choisis de l’un des meilleurs d’entre nous. Vient également de paraître, du même auteur : La Balade de l’escargot (256 pages, 16.90 €. Pascal Galodé éd.). Pour consulter le site de Michel Baglin : http://revue-texture.fr/

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

Robert MOMEUX : Le Bien du mal (Le Luy de France, 2010).

Dans la plupart des textes réunis dans ce récent petit ouvrage de Robert Momeux, il est souvent question de chien : Et voyez le chien il sait bien que l’heure – Va bientôt sonner. Le ton est donné. Le pessimisme, doublé de fatalisme, s’insinue dans les mots du poème. On sait bien que le chien est le témoin attentif de nos angoisses et de nos peurs. Compagnon de tous les instants, l’animal connaît nos haltes et nos désirs. Il sait se hisser jusqu’aux trajets de la parole qui se mue en poème. Il est ce maillon entre instinct et intelligence, celui qui pressent les tremblements de terre avant l’homme et qui sait combien la mort est un accostage délicat pour chacun : homme et bête. Le chien n’est pas, cependant le seul élément marquant de cette poésie qui jongle, comme dans les précédents recueils, avec les mots du quotidien en offrant à chacun d’eux une place irremplaçable au sein de la formulation poétique. On retrouve, dans ce livre, les douces notations que Robert Momeux attribue aux hommes et aux femmes d’ici, avec cette tendresse qui n’appartient qu’à lui : Le temps n’a pas sa place – Le vent son mot à dire – Votre dernier été – Est plus beau que jamais. Le Bien du mal est un recueil de la maturité du poète, et son grand mérite (comme par le passé dans les œuvres de Momeux, mais avec une vigueur accrue, une limpidité dans l’expression) est de choisir les mots des humbles afin de montrer ce que l’homme démuni peut ressentir devant les échéances de l’existence : La mort, c’est lorsque tout s’arrête – Le petit bois devient plus sombre encore – Et la prairie s’enfonce dans le sol. Où est le Bien ? Où est le Mal ? Qui, à part quelques poètes, pourra déterminer la part de l’un et la part de l’autre sur les pauvres individus fragiles que nous sommes, à la recherche d’un bonheur que nous ne trouvons pas. Un livre bouleversant.

©Jean Chatard

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 31, premier semestre 2011)

VIVE FUT L’AVENTURE, Georges-Emmanuel Clancier, Éditions Gallimard, Paris, 2008 (Prix Alain Bosquet, 2009).

Le défi du temps semble avoir articulé toute la création de Georges-Emmanuel Clancier, au plus profond des deux formes du poème et du roman. Dans son essai La poésie et ses environs [[Gallimard, Paris, 1973 ; 2ème édition, 1991 ; 3ème édition, 2008, augmentée du texte De Bernard de Ventadour à Raymond Queneau (auquel fait suite la postface Sur le pré noir des eaux pures, elle aussi ajoutée à la 2ème édition, Gallimard 2008, du recueil Le Poème hanté).]], il leur distribue ainsi les rôles : « Le roman sauve la vie non pas en l’arrachant au temps mais, au contraire, en rendant sensible le mouvement du temps à travers une vie ». En revanche, « le poème est négation du temps, exaltation de l’instant rendu immobile et illimité, telle une image microscopique de l’éternité […] qui ne cesse de jaillir hors du temps ou, plus exactement, au-dessus du temps, comme l’île est au-dessus de la mer ». Il note par ailleurs le primat d’une mémoire : « La poésie, pour moi, toujours se lie au souvenir ». Le poème semble naître chez lui comme une récapitulation totale de notre terre et de notre humanité, pour combler ce vide que le temps creuse entre l’homme et le monde, et pour conquérir une autre présence. Toutes les ressources de la parole sont ainsi mobilisées pour épouser le monde, en dénoncer souvent l’inacceptable, en déchiffrer les brûlantes énigmes. Et voici que nous est offert ce nouveau livre de poésie, Vive fut l’aventure : il vient, avec fraîcheur et simplicité, confirmer et couronner la haute présence de cette mémoire qui éternise chaque vie en évoquant l’instant, le lieu ou la personne :

terre ou soleil flamme ou femme aubes ou nuits
par le silence appelés.

[…]

la lueur première perpétue son écho
relance un regard
flèche au cœur du temps.

Et ces vers liminaires de la première partie du livre, Étincelles d’instants, trouvent leur prolongement de sens dès le deuxième poème :

Parfois te visite
— d’où surgi ? —
un être de langage
— ou d’image
lumière et feu
beauté d’énigme
victoire d’instant
rebelle
à toute mort.

La foule des instants que fait comparaître la mémoire du poète, voilà que vient l’irriguer un flot puissant d’images : celles qui retentissent d’énergie juvénile (Ainsi/ le jeune torrent/ de vie/ à la fonte fracassante// des neiges), mais aussi les frémissantes (la pulpe d’ombre et de lumière/ de tes seins collines) et les diaphanes (jusqu’au fond du souvenir// s’avançait la douce licorne/ céleste et vive que j’aimais…) ou encore les « mystiques » (Il est ce ravi qui chante/ au bord d’un fleuve sans nom).

Dans la deuxième partie du recueil, Suite marine, le poète – pour en faire le confident idéal, non seulement du souvenir de ce qui fut, mais aussi de tout regard au futur – s’environne de l’horizon des mers ; il saisit cette ligne de tangence de deux éternités, ce visible mascaret de temps et d’espace :

Aux portées du ciel ou de la mer
quelles nuances quelles musiques
viendront s’inscrire pour exalter
avenir et mémoire du jour ?

Et plus loin :

Dans la brise de sel
un brin de ta jeunesse
jadis vibre parfois.

Île claire
au fond du temps.

Le temps marin le transporte ainsi hors du temps agencé et mesuré de l’homme. Il le mène à cette simplicité qu’impose l’océan d’être cette vie/ qui respire. Une nouvelle « présence » alors se révèle, s’éprouve et se célèbre :

Présence
simple présence
dénuée d’heure
d’âge de siècle même,
simple et somptueuse
présence

Au centre du livre, Dits de mémoire nous entraîne en deçà de toute écoute au-delà de tout regard. On pourrait dire – car la poésie a le pouvoir de rapprocher ces deux termes – que c’est d’une errance de la fidélité qu’il s’agit : fidélité de la mémoire certes, mais plus encore, fidélité du cœur. Le poème est ici, à chaque détour, « évocation » au sens originel du terme : appel de l’âme à l’âme, lancé vers ceux que, dans l’esprit, seule une parenté, une consanguinité décisive, garde puissance de maintenir vivants (au sein d’un autre monde/ où seul quelque héros sans ombre accéderait/ dans un tournoiement de glaives). Et le périple se révèle tour à tour angoissant (par exemple, à l’image suggérée de cet internement : ils t’ont emmenée/ par l’allée Artaud/ et l’allée Kafka/ sur toi refermées), ou filialement nostalgique (Tu fus Pierre, magnifique restitution de la figure du père, écartelée entre l’horreur des tranchées de quatorze et la « poésie » des jeux guerriers de l’enfance au pied du château de Châlus – où fut tué Richard Cœur-de-Lion –, l’un des « lieux d’être » et leitmotive insistants de la poésie de Clancier). Le périple englobe d’ailleurs nombre de visages à revivre sur une succession de plans différents ; opérant comme sans surprise la jonction roman-poésie, il en va ainsi du grand oncle mort adolescent et amoureux d’une idole secrète, dont la figure devait être « romancée » dans Le Pain noir [[Édition définitive, 2 vol., Robert Laffont, Paris, 1991.]] sous le limpide prénom d’Aubin :

Aubin qui dans l’éveil du temps
me précède et dont je ne sais guère
que l’appel avec sa fraîcheur d’aube
avec sa douce gaucherie
de laboureur et de berger
[…]

et il en va de même de maints poètes ou artistes dont, soit les œuvres, soit les destins ont traversé la vie et le parcours du poète : Federico Garcia Lorca (De la corne taurine aux balles/ des tueurs, elle eut mille et mille alliés la mort…) ; Guillaume Apollinaire (Ô poète casqué affamé/ des lèvres, des yeux, des seins de Lou/ voilà que ta nostalgie me gagne) ; Gérard de Nerval à qui le poème La Tour abolie associe encore la mort limousine du roi Richard (La tour d’où jaillit la flèche fatale/ au roi, sa masse écrasait mon enfance./ Ô tour, tour abolie comme en Nerval/ on le lit, dans ton déni je m’enfonce.) ; Louis Aragon, Elsa Triolet et notre poète réunis au chevet de Joë Bousquet, en 1940 (pour chercher un frère en Joë/ cet Orphée terrassé solitaire et meurtri/ mais dont le regard était lumière était victoire.) ; Léopold Sédar Senghor (Mais Joal tendre allégresse tendre promesse/ ah ! je me souviens comme tu la gardais au cœur/ quand nous fûmes à Gorée l’île aux couleurs/ d’une Cythère africaine hélas à jamais meurtrie/ du martyre innombrable […]) ; André Frénaud (Le vieux pays n’est plus que nous aimions/ dont tu chantais la gloire et la misère/ et la déesse Raison déraisonne/ à néant déployé…) ; Jean Tardieu (En souvenir/ de Jean qui pleure/ et Jean qui rit/ il s’imagine/ en Jean qui meurt/ et Jean qui vit.) ; ou encore Alfred Manessier (Regard et main/ d’enfance/ dans les doigts/ les yeux/ à jamais fidèles/ du peintre.). Et même s’il ne le nomme pas, le poète ne cesse d’entendre, et de nous faire entendre en silence, les mots d’un poète/ par delà/ les siècles ; écoutez donc comme ils glissent leur murmure//en la mémoire// étonnée.

Une Suite parisienne, quatrième partie du recueil, montre à quel point la sensibilité d’un poète « monté à Paris » a pu s’empreindre des couleurs charnelles et spirituelles de la Ville. Il ne lui a pas lancé le « À nous deux » de son voisin/ de l’Angoumois. Il ne s’est pas voulu conquérant, mais s’est laissé délicieusement conquérir :

Tu n’espérais rien d’autre
que la vie vaste
et sa jeune vigueur

à l’image de ces rues
t’emportant
dans leur flot de femmes.

Et cela, même si, souvent, la nostalgie du poète devenu citadin l’amène en lisière de village/ jadis naguère autrefois dans l’enfance, jusqu’à son brusque retour aux réalités urbaines, quand l’heure rappelle à l’ordre du désordre/ dément. Car, de même qu’à Baudelaire dont, aux reflets des phares/ sur l’asphalte mouillé, il invoque le spleen, Paris lui impose à la fois sa répulsion et son attrait. Et il sait, comme Baudelaire justement, ce qu’il en est « des vieilles capitales,/ Où tout, même l’horreur, tourne aux enchantements »[[ Les Fleurs du mal, Les petites vieilles.]] . Et c’est l’enchantement qui domine, mêlé d’une tendresse qui, pour le coup, l’éloigne de l’auteur des Tableaux parisiens. Ainsi sont « traités » la bonhomie lumineuse du Dôme doré des Invalides, le miracle parisien de la Sainte-Chapelle qui, à un jour d’hiver, conféra une éternité printanière. Pourtant, à tendresse, humour et fantaisie s’unissent aussi pour produire, par exemple, ce couplet à la Lune de quel incertain Pierrot mi-sérieux mi-badin :

Ô ma compagne un tantinet comique en l’air
cosmique de ces errances ensommeillées
qui me trimballe de Bir-Hakeim à Passy
nocturne passager d’un vieux métro volant
antique baladin au travers de la nuit.

Mais c’est dans le clair nocturne Montparnasse, aux fantômes/ des années qui se voulaient folles, que la plus poignante nostalgie reprend ses droits :

et les passants en nous frôlant
ne savent quel peuple de vivants

d’autrefois ou d’hier qui ne sont plus
rient, gémissent, aiment et se lamentent
sous nos rides et notre silence
dans le clair nocturne Montparnasse.

Et toujours, de légères et insistantes ombres inquiètent le pavé : Honoré de Balzac fuyant ses créanciers par sa porte dérobée en contrebas du haut Passy ; Marcel Proust, sublime reclus de la rue Hamelin ; surtout, Max Jacob à qui revient l’extraordinaire hommage intitulé, en forme de citation, Vue cavalière ou À Paris sur un cheval gris

Ici Max au pied verni
des alezans de neige et d’ébène
sur les berges caracolant
je cherche ton étoile,

ton étoile
à présent allumée
au ciel noir des enfances
pour toujours devenues
cendres.

Pour clore un tel livre, seules recevables la pure émotion de l’âme, la souveraine mélancolie que murmure le poète À la lisière des nuits. Là sont posées les ultimes et pérennes questions : De l’être quel fut le fil quel est le piège ? Là s’enfuient les paroles en psalmodies du silence, lequel fut dès le jardin d’enfance et toujours, nous confie l’un des poèmes, silence de l’adieu. Et là se dessine et s’efface l’incertaine frontière des rêves où vivent les passants d’ombre, un instant tenus hors du ravin noir. Il y a toujours au cœur de l’infidèle été, qui va s’enfuir et creuser sa distance, un être/ aimé dont le sourire au loin s’efface. Il y a elle : il/ la regarde […] regarde/ son beau regard d’absence/ pensive. N’est-il pas dans le même temps ce vieux chasseur du souvenir/ et le jeune amant resurgi ? Le dernier poème du livre, très bref comme le fin brin d’herbe qu’il caresse, se clôt sur un regret aux accents de jugement :

Mais une vie l’autre versant
d’une vie paisible et sans meurtre
seul eût été digne d’un dieu.

Quel beau livre que celui où la profondeur d’une émotion authentique est si discrètement orchestrée ! Aucun fracas, mais des voix réunies par le poète au sommet d’une des œuvres les plus considérables de ce temps.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)

LA BELLE MENDIANTE, Gabrielle Althen, suivi de LETTRES A GABRIELLE ALTHEN, René Char (Ed. L’Oreille du Loup, Paris, 2009)

J’étais en quête de la proposition d’une poésie forte et vivante, vivace, non sentimentale. Ainsi Gabrielle Althen caractérise-t-elle si justement, en introduction à ce livre, la recherche ardente qui la conduisit, dans les années soixante-dix, à une importante suite de poèmes, parmi lesquels ses tout premiers publiés [[Précisons, incidemment, qu’ils furent alors publiés à La Revue de Belles-Lettres.]]. Sous le titre La Belle Mendiante, elle les réunit aujourd’hui [[Le recueil se divise en deux parties : La Belle Mendiante et Le Cœur Solaire, ce dernier titre étant celui du premier ouvrage de l’auteur publié chez Rougerie (1976).]] et les fait suivre de la correspondance que lui adressa dans le même temps René Char, destinataire de ces textes au fur et à mesure de leur élaboration. Il y a donc ici des lettres échangées dans la proximité du pays comtadin, et souvent des lettres poèmes que l’on devait retrouver par la suite en Chants de la Balandrane. De là le double intérêt de cette publication : elle met en miroir, comme le fait Char lui-même du printemps et de l’hiver dans Verrine, les très purs poèmes qu’appelait alors, impérieuse, une témérité première, et le regard aîné d’un maître qui rend compte ici de [sa] fraîche surprise.

Dès le premier poème, c’est face à un monde de mensonges et cris, et pleurs de la vallée oblongue, en un mot face à un désastre que s’érige cette figure : La Mendiante au bord du monde à mendier devenait belle. Pour accéder là, il n’y aura pas eu déni du monde, mais active confrontation et, en définitive, un retrait essentiel, une mise en marge ; d’ailleurs pur événement de l’intériorité, car c’est dans la clarté vacante régnant au cœur de soi que s’est dressée une tour : la forteresse de l’appel. Peut alors s’inscrire – choix lucide du diamant – cette devise : Etre beauté de ce qui n’a pas lieu. De cette hauteur vraie, le poète, nous le savons, ne devait jamais descendre.

Quitte à donner, dans la suite de son œuvre, plus de corps, plus de fièvre sensuelle à sa parole, avec aussi plus de soif du monde et même d’un au-delà du monde, Gabrielle Althen, dans ces années, s’assigne d’abord un devoir de purification. Il lui faut abstraire vers un essentiel qui tient à la fois de l’ordre de l’évidence – la lumière jette du sable blanc sur l’évidence – et de l’ordre d’une impitoyable justice – le soleil est ce qui tranche sans aménité – ; il lui faut tenter de vaincre, décelée dans l’intramondain, cette faiblesse qu’est l’impuissance de l’homme à demeurer le riverain de son propre sacre. D’où la recherche d’une « Alliance » (titre de l’un des premiers poèmes) pour laquelle s’entame un parcours – alors commença cette marche entre la larme et le nuage – dont les poèmes successifs jalonneront l’anabase. L’enjeu aussi en est fixé : moins de m’élancer que de comprendre tout l’espace possible, la limite du vent… aller au devant des flèches transparentes qui affilent l’ubiquité de la lumière… Et le récit se développe d’une ascèse, d’une initiation personnelle. On y perçoit très tôt les accents d’une véritable « révélation », ce qui se dit aussi, n’est-il pas vrai, « apocalypse » – et le ton comme l’idée s’en imposent avant même que résonne le poème de la page 16 : Et voici que dans le cortège du soleil une trompette prophétique danse sur les eaux de la mer.

Un espace a donc été conquis, mais surtout compris, et cela dans toute une étendue que le poète évoque et image de façon saisissante par l’échelle des fréquences sonores : Il y a vers l’aigu, les copeaux de la joie […] auxquels répond dans le registre grave le chemin attentif des racines du bronze. Véritable orchestration de cet espace, lieu d’une ivre navigation certes, mais dont l’ivresse ne produit jamais le nébuleux romantique – « s’affûtant » au contraire l’offre du ciel et de la mer pour aiguiser à chaque pas le souci du juste, de la griffure sans défaut et s’obsédant à ce mot « exact » répété en multiples occurrences comme dans l’infini de deux miroirs opposés. Une pensée se mesurant ainsi au fléau de l’oxymore : Sur la munificence heureuse de la mer, l’austérité flambait ; et toute l’âme d’un paysage dans une rigueur cézannienne :

Essaim d’un jour d’odeurs et d’ombelles autour de la maison grandie de ma simplicité, la moisson chavirée par la plaine monte dans la lumière agile aussi haut que le ciseau de l’éclat.

Avec, de proche en proche, d’admirables images (et pourquoi, toutes ces années, tant de contempteurs de l’image ?) pour dire le cœur même d’éternelles saisons : l’or qui bat sous ces patiences plombées de plumes, deux gorges de pigeon au haut de l’hiver nu, comme les poings plus compacts d’une terre encore chaude. Images dont le cours indéfiniment renouvelé dessine l’invisible chemin, celui au bout duquel la Mendiante pourra dire : Je devins transparente.

Place est alors faite pour Le Cœur Solaire. Par lui, s’« il faut oser le sens », ce sera toujours dans le champ de l’énigme, celui que chérit un sphinx intérieur, son regard à la dureté métaphysique. Il s’agit de supporte[r] le silence, peut-être un infini silence. Mais, dur service que celui-là, comme le crie le poète : Devoir aigu que d’assister à la blancheur sans tréteaux de la joie ! Le poème s’est écrit au cœur d’une sécheresse, il s’est fait galet nuptial. Il récuse les herbes folles anciennes et tout souvenir : Il est sûr maintenant que je ne sais pas m’attendre… Comment pourrait-il, à des instants, ne pas rêver d’être coupé de [s]es sévérités d’astre ? Pourtant, « l’austérité » ne cessera de « flamber » : Terre raclée, sèche évidence de la terre […] Bien que le ciel touche terre, il faut hurler à la lumière […] Le cri de l’arbre sec est ma seule saison.

On n’imaginerait pas qu’une telle parole eût pu laisser insensible le maître dont la rigueur solaire exigeait, avant tout, comme l’avait vu Maurice Blanchot dès 1949 dans La Part du feu, « révélation de la poésie, poésie de la poésie ». Et pourtant, comment ne pas s’éblouir d’une « initiation » aussi étonnante, toute méritée qu’elle fût, pour la jeunesse de cette œuvre dont, à peine naissants, les fragments venaient sous le regard le plus acéré qui se puisse rêver ? Peu de créations, sans doute, auront connu tel adoubement.

Les poèmes que Gabrielle Althen lui adressait avaient de plus, mérite suprême, le don à leur tour de provoquer René Char au poème ; témoin, le début de ce billet du 3 février 1978 : Escaladant – le mot est trop fort – une épaule entre la Ginestière et Venasque, un languir de vos poèmes a surgi, languir qui m’a contraint à l’ébauche d’un poème qui porte « La Ginestière » comme titre (ah ! le noble lieu au plus noble d’amont, le connaissez-vous ?) Je vous l’enverrai bientôt.

Mais les lettres de Char ici reproduites n’attestent pas seulement la valeur et le pouvoir insolite des textes que lui adressait sa jeune correspondante. Lui, qu’on aurait tendance à imaginer grand solitaire, altier, hauturier… – les épithètes ne manquent pas pour conforter ce qui a tout peut-être d’une illusion d’optique – ses lettres témoignent aussi de « l’art personnel » qu’il mettait dans la simple et véritable amitié. Et l’on se souvient alors de la force et de la constance des liens d’amitié qui avaient pu l’unir à un Albert Camus, par exemple, ou à des compagnons de Résistance, et comment ne pas songer à ceux qu’il savait hausser à un paysage essentiel, tel ce Louis Curel de la Sorgue[[ in Seuls demeurent, 1945.]] ?

Voilà donc, liant l’œuvre et les jours, ce très beau livre de lumière, qui est aussi le journal d’une étonnante rencontre poétique et humaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture à La Revue de Belles-Lettres, 2010, 1-2)

Frédéric TISON: Les Ailes basses (Librairie-Galerie Racine, 2010)

Les Ailes basses – comme, pour les anges, cette troisième paire d’ailes qui leur tombe aux pieds dans les icônes byzantines.

Les âmes exigeantes auront ce livre en amitié. Livre de méditation et de passion tout à la fois. À travers un « inactuel » dans l’apparence, une langue française très pure, jamais précieuse, un sous-titre de distanciation – Poèmes pour un Narrateur –, perce très vite la vraie présence sensible, traduction, dans les hauteurs d’esprit et de culture, d’un vécu et surtout d’un Désir.

C’est sa propre chair que le poète a faite livre de voix et jardin de regards ; a vêtue de la bure du moine lyrique, Edwine du douzième siècle… et voici que la page que nous tenons en main se borde d’impalpables rinceaux. Une figure centrale, Isnel, compagnon d’aile, garde en son sein tout le désir d’un ange qui à la fin ne sera pas. Dépouillement, nudité évangéliques, et l’errance aux forêts, et encore les vents, les invisibles/ Vents – formes de ses seuls voyages.

Une aventure captivante « de l’esprit et des sens ».

©Paul Farellier

Texte du « prière d’insérer »