Jean-Pierre LESIEUR : L’O.S. des lettres (Gros textes, Fontfourane – 05380 Châteauneuf-les-Alpes) ou chez l’auteur : 2149 avenue du Tour du Lac – 40150 Hossegor. 6,77 €.

Comme ce fut le cas avec « Manuel de survie pour un adulte inadapté », Jean-Pierre Lesieur publie « L’O.S. des lettres » chez Gros textes après avoir revisité la version qu’il fit paraître en 1975 aux éditions de l’Athanor (de Jean-Luc Maxence).

« L’Ouvrier Spécialisé des lettres », c’est bien entendu le poète, et Lesieur amorce dès l’abord la polémique à propos du statut social de cet individu marginalisé que les « grands » éditeurs ignorent et que la plupart des libraires refusent à leurs étals.

Aujourd’hui que la langue anglaise (respectable au demeurant) envahit tout et que l’on privilégie la vulgarité, ce livre arrive à point nommé pour dénoncer les carences d’un système où les créateurs sont impitoyablement rejetés par un public friand d’âneries et de facilités racoleuses.

Ici, point de discours académique, cependant, point de sentencieuses déclarations sur le devenir de la poésie et de ceux qui la conçoivent. Lesieur, mêlant humour et diatribe acerbe, dénonce l’impuissance des créateurs avec cette gouaille qui lui est naturelle. « Je ne suis plus le mannequin de vos changements de foi. Je pointe à l’ANPE des ruades ».

On rit parfois, on grince des dents, on prend fait et cause pour cet hurluberlu qui, tout comme nous tous et avec la meilleure volonté du monde, prêche dans le désert. Le désert de l’indifférence.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006.

Michel-François LAVAUR : Aubiat – Bilingue occitan-français (« Trobar »/Cahiers de Poésie Verte) 62 pages – 12,50 €

Avec « Aubiat », Michel-François Lavaur confirme son attachement profond à l’Occitanie et marque d’une pierre blanche une œuvre déjà abondante qui, chaque printemps apporte ses bourgeons et chaque année ses frissons de bonheur de vivre ici et maintenant. Ce fou de poésie est aussi un homme sage, tolérant, qui connaît les valeurs de la famille, de l’amitié, du sol qu’il foule.

« Je n’ai pas de portail, de verrou ni de chaîne, pour fermer la demeure où j’ai mis en réserve, comme feu sous la cendre ou, sur le foin, le fromage de chèvre, à mûrir lentement ces petits bouts de poésie… »

On se sent proche des hommes chez Lavaur, proche du cœur et de l’esprit, proche du labeur des humbles et de la chaleur humaine qui se communique dans la simplicité des actes de chaque jour. «Aubiat», c’est le pays où les racines sont encore bien implantées dans le sol limousin. « Aubiat », c’est le village où mûrissent les destinées. C’est l’authenticité de « la terre » de chez nous. Les animaux (même les « sauvages », les oubliés) y ont leur place, au même titre que les gens. Les vieux appartiennent à leur âge et la campagne n’a pas honte de sa boue.

Il y a, dans la poésie de Michel-François Lavaur, cette chaleureuse attention qu’il porte aux êtres et aux choses avec, en prime, cette jubilation d’écrire et de partager les instants de plaisir que l’on sait éphémères.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, premier semestre 2006.

Werner LAMBERSY : Gratte-pieds de Bruxelles, Photographies de Didier Serplet, postface de Catherine Gerbot, « Regards sur la ville » / CFC éditions, 14 place des Martyrs – 1000 Bruxelles. Distribution pour la France : éd. J.-M. Place, 3 rue Lhomond – 75005 Paris; 72 pages – 18 €)

Sur 72 pages et dans un format 20,5 x 32,5, ce superbe volume présente 35 photographies couleur signées Didier Serplet dans le cadre du petit patrimoine architectural des paysages urbains de la ville de Bruxelles. Le poète Werner Lambersy pose sur ces clichés le regard complice d’un artiste curieux du monde qui l’entoure et des traces secrètes des mœurs d’antan. Ces bouches d’ombre témoignent en effet d’une façon de vivre point si lointaine où l’on se présentait, chez les hôtes d’un jour, débarrassé de la boue de la grande ville. Aujourd’hui que tout est asphalte, les gratte-pieds, dérisoires cavernes en miniature, offrent leur mystère aux seuls poètes du regard et aux curieux qui savent déceler, dans les vestiges du souvenir, les traces d’une civilisation où l’on respectait encore autrui en l’honorant d’un aspect physique convenable. « On a repeint un peu on a gratté désherbé puis on a renoncé pour oublier finalement comme on oublie un puits sans eau une cheminée sans feu une âme sans rêves ou un cœur sans passion ». Werner Lambersy donne à cet ensemble le crédit de sa sensibilité et les atouts majeurs de sa culture. Chaque image est traitée avec cette audace « bon enfant » et ce sens de l’analyse qui le caractérisent. Œuvre salubre que font ici Didier Serplet et Werner Lambersy en posant un regard amusé et quasi sensuel sur cette architecture à la fois populaire par sa proximité et sophistiquée par sa structure inventive. A n’en pas douter, « Gratte-pieds de Bruxelles » est un livre qu’aurait aimé Prévert.

©Jean Chatard

Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 23/24, année 2007.

Monique W. Labidoire : Soudaines sources (Éditions « Sac à mots », 2006)

C’est avec un esprit éclairé et une singulière acuité que Monique W. Labidoire saisit en ces « Soudaines sources » la pulsation du monde.
Premier temps : Naissance. Nous ne sommes pas dans un domaine symbolique mais en prise directe avec la nature, dans l’haleine de la terre, le ruissellement des eaux, le souffle de l’air et du feu, dans la lumière par laquelle s’accomplit la fécondation de l’humus, le fourmillement des forces vives ; « Gloria et requiem ». Nous sommes dans la respiration du temps où « Il n’est pas de lieu définitif ni de paysage que l’instant encadrerait précisément dans la mémoire », car le temps falsifie la première signature.

Le verbe du poème participe au présent — dans sa forme — à l’action incessante, palpable et frémissante de la métamorphose.

Deuxième temps. « Après la naissance, le tremblement fait place et se glisse dans les interstices de nos chemins ». Le « petit homme » doué de conscience capte les symboles de la matière en fusion, s’interroge sur ce surgissement, sur la parole et l’écriture, supports de la pensée et du partage, sur le mystère de la rose et de l’épine, interpelle les dieux afin « qu’ils divinisent notre passage… ».

Monique W. Labidoire n’a de cesse de déchiffrer les signes, de nous faire entendre la musique d’une harmonie lointaine à portée de sens, fulgurante dans la possession de l’être. Évidente… Mais évidente de quelle vérité ? Le poème, travail d’artisan s’il en est forge peu à peu l’œuvre au gré des pages dans un balancement rythmé qui s’approprie le souffle même de la vie.

©Jacqueline Bregeault-Tariel

(Note de lecture in Poésie-sur-Seine, N° 59)

Monique W. Labidoire : Mémoire du Danube (La Bartavelle, 2000)

C’est un libre biface que propose Monique W. Labidoire, salut successif à la mère — Mémoire du Danube — et au père — Mémoire de la barbarie — pour dire le trouble infini de l’origine, de cette puszta hongroise d’où elle est issue, à ces camps de la mort où son père a disparu. La Mémoire du Danube y est d’abord teintée d’une tendresse qui sait, d’un trait, d’une image, dessiner cet espace et ses résonances : « Le fleuve suit le chant sinueux de l’archet tzigane », « les sons s’enviolonnent et s’inscrivent à l’envolée ». Puis y apparaissent des hommes : « Les yeux ciels des visages burinés de charrue cherchent dans l’horizon les portes bleues ». Et la nostalgie qui lève ses voiles grises : « le fleuve a porté la mémoire de ses rives » ou « les violons sonnent désormais l’âme de ce qui fut ». Jusqu’à ce constat nu, à goût de craie : « ceux qui sont partis ont emporté leur passage ». Car l’histoire a rongé les âmes et les corps : c’est ce que dit la seconde partie, cette Mémoire de la barbarie qui vise à lever une stèle pour que rien ne s’oublie, quand bien même le temps continue de mouliner les vies. Et ce sont quelques notations émaciées, quelques interpellations marquées au fer de l’horreur : « Tu nourris d’os calcinés les heures blanchies de chaux et l’ombre divagante parmi les fosses vomit et crache le geste du cordonnier taillant la semelle du soulier » ou « les murs s’habillent de lèpre et de sang » ou encore « la main saigne de blessures tatouées au chiffre bleu sur un bras qui doit poursuivre jusqu’à l’heure la plus lasse la taille des chevelures »— jusqu’à ce mot nu, cinglant, seul « Rien ».

Tout est dit, pudiquement, terriblement. Et si ce n’est pas la première fois que la poésie affronte cette « fiente barbare », ce livre le fait avec une économie d’écriture qui, de ne jamais sombrer dans le pathos, donne bien plus de force à ces « marques indélébiles d’une mémoire coagulée de peur ».

Parce que « le soleil éclaire encore les espaces innommables » et que Monique W. Labidoire a aujourd’hui le courage d’écrire le beau mot d’espérance.

©Alain Duault

(Note de lecture in Le Nouveau Recueil, N° 77)

Monique W. LABIDOIRE, Peuplement de la parole, Éditinter (2003)

C’est à partir d’un onirisme ancré au cœur de la nature qu’ici le monde est observé, calibré. Le sous-titre du livre pourrait être « la nature et le cri ». Voici les bois, les prés, la fontaine, le verger, l’étang — mais aussi « les plaies de l’ombre », « les nuits de lune » ou « le commencement de chaque plante ». Monique W. Labidoire veut savoir dans quel labyrinthe nous sommes embarqués. Et d’abord, pourquoi et comment cette « terre d’épopée » peut-elle pratiquer « le métissage des espèces » ?

Cette primauté du rural et du végétal reste un chant d’amour, en marge des interrogations. Le poème en prose souligne la continuité des cycles, des couleurs, des rythmes cosmiques. La joie, la liberté qu’éprouve notre être dans cette plénitude (au-dessus de laquelle plane l’amour fou de la couleur bleue) jouxtent le déchiffrement des choses par le poème dans le mouvement du regard.

Écrire est à la fois une pacification et une épreuve, d’autant que « le sacré et la barbarie » nous escortent. Il faut savoir être dur pour «durer» ; «Celui qui écrit allie sa parole à celle du forgeron dans un feu qu’il faut attiser de constance». Les formules se font de plus en plus sonores et percutantes : « Le cœur se froisse au précipice de l’écoute ». Le chant de l’oiseau est indispensable à côté de « l’appel des sources », le gouvernail de l’écriture tenu par un capitaine aguerri.

©Jean Breton

(Note de lecture in Rimbaud Revue, N°31-32)

Werner LAMBERSY : L’éternité est un battement de cils (24,90 €, 184 pages, éd. Actes Sud, 2004)

Auteur d’une cinquantaine de recueils et plaquettes de poèmes, depuis Caerulea (1967), Werner Lambersy (né en 1941 à Anvers) est l’un des poètes les plus prolifiques de toute la francophonie. Nous lui devons une récente et succincte, mais assez bonne anthologie sur la Poésie francophone de Belgique (Le Cherche Midi éditeur, 2002), qui possède le mérite de combler un vide en la matière.

Avec L’éternité est un battement de cils, Werner Lambersy signe son œuvre majeure. Il s’agit d’une anthologie (personnelle) qui balise son parcours sur près de quarante années de création poétique. C’est l’occasion de parfaire notre connaissance de cette œuvre singulière, comme du personnage. La notice biographique nous apprend que Werner est le fils d’Adolf Lambersy (1913-2002), engagé volontaire dans la Waffen SS durant la Seconde Guerre mondiale (ce qui lui vaudra une condamnation de vingt ans de réclusion), et de Juliette Rosillon (1916-1983), franc-maçonne de tradition juive. Un couple détonant. Tôt, la poésie accompagne la vie de Lambersy, au même titre que la maladie (pneumonie, méningite cérébrale, dépression nerveuse…) De 1960 à 2002, le poète exerce de nombreux et divers emplois, dont le plus marquant est certainement son travail au sein du centre Wallonie-Bruxelles de Paris (ville où il s’installe en 1982). Durant cette période, Lambersy voyage sur quatre continents et noue de nombreuses amitiés. Sa rencontre et son mariage avec le (très bon) poète Patricia Castex-Menier (elle-même employée au centre Wallonie-Bruxelles) en 1983, lui apporte la stabilité recherchée, et deux enfants. Quarante années de création, ce n’est pas rien, c’est une vie. Établir le choix des poèmes n’a pas dû être simple. On se laisse porter par les mots comme on le ferait par des vagues, parfois douces, parfois coupantes comme le silex. Vivant, attentif et toujours aux aguets, Lambersy explore ses abîmes et ceux du monde qui l’entoure, à l’aide des matériaux dont il dispose : ses émotions, son regard et le langage. Lire ou écrire un poème, c’est s’absenter des masques de soi, retourner au premier cri du premier souffle qui nous jeta, déchirés, des forges de la galaxie ici sur cette terre et retrouver l’éternel instant de l’éternel début ; c’est encore l’autre, l’autrement, l’inentendu des mots, écrit le poète ; car il y a ceux qui parle d’âme et ceux qui rendent grâce à la voix pour ce qu’elle sait. Le poème suinte ou jaillit page après page, comme une eau jetée sur des pierres chauffées à blanc. Selon Lambersy, le poème n’explique pas mais constate. Il est la vie débarrassée des toxines du discours, du dogme et de l’illusion. Le poème n’a qu’une qualité : c’est d’être un miroir impitoyable, qui ne nous permet plus de nous voiler les yeux, ni de nous boucher les oreilles devant le chant de l’être et les danses du rythme, précise le poète. C’est sans doute pour cela que tant d’entre nous s’y refusent et en font l’impasse, car une part de vérité sur nous-mêmes est plus redoutable à supporter que la certitude de notre mort. Le poème de Lambersy prend souvent la forme d’un monologue intimiste, concis et ciselé : Le feu y a bu – comme au bord du chaos – buvait la création – Le vide y a puisé – pour que l’espace sache – où poser les lèvres – La forme – en épousait les bords – pour connaître l’abîme. C’est encore le chant amoureux qui prédomine : Je t’ai fait les yeux – comme on fait les poches d’un inconnu ; la quête de la vie : Lâcher ce qui est fait – pour essayer – de toucher ce qui manque , le dialogue avec l’univers extérieur tout autant qu’avec l’univers intérieur : Nous marchons – contre l’immense mort – et pour marcher – nous n’avons que ce chant ; mais jamais, chez Werner Lambersy, le poème ne perd de vue le réel.

©Karel Hadek

(Note de lecture in revue Les Hommes sans épaules, n° 19, premier semestre 2005)

Suzanne LE MAGNEN : Le Pain de ma lampe – (Préface de Jean Joubert – Éd. du Soleil Natal – Collection Nouvelle Tour de Feu – Mai 2004, 98 pages : 10 €)

Dans sa préface, Jean Joubert nous éclaire sur l’itinéraire poétique de Suzanne Le Magnen de même que sur l’évolution de son style dont les variations sont perceptibles au fil des cinq parties qui constituent le recueil. Il a raison, en conclusion, de souligner que c’est une ‘voix juste et sensible qui nous parle (…) pour l’émotion et le partage’. On se sent immédiatement en bonne compagnie avec cette poésie qui se garde de ‘poser’ mais pose des accords authentiques, ceux du ‘cœur émietté de sa lampe’ de femme et de poète. La lampe, symbole riche est ici associé au pain – deux vocables qu’avait su marier Eluard – et dont Suzanne Le Magnen nous donne plusieurs déclinaisons à partir de ce qui pourrait être son Art Poétique : Le pain de ma lampe (p. 21) : « Je voudrais que ma poésie / ait la franchise d’un coup d’aile / la confiance de la maison / suspendue le soir à la lampe…». L’enfance évoquée, son « Galop perdu dans ma mémoire… » ce rêve enfoui dans son ‘grenier’ personnel, le poète se questionne : Qui es-tu ? Janus ? (pp.14 – 15) prenant ainsi acte et possession de son double visage : « … quelle est la femme qui écrit / quelle est cette autre qui regarde / tomber les graines de ma lampe… » Consciente de sa mission de poète elle va donc poursuivre son interrogation mais, cette fois, au plan de la création, de son mystère et de ses avatars : « J’ai pour faire tourner le fuseau du langage / délivrant mes pensées comme un peuple d’oiseaux / des mots au cœur noueux patinés par l’usage… (…) … la maison appareille à la moisson montante / avec son feu qui bat pavillon sur ma main ». (On ne peut, ici, s’empêcher de songer au célèbre : ‘J’appareille tout seul vers la face rayonnante de Dieu’, de Cadou.) SLM va donc nous faire participer à cet obscur et ingrat combat avec la page blanche : « Parfois le fil se tend / le bouchon plonge / la tension du fil me traverse / je lutte pour remonter / l’ange ferré à l’hameçon / Le fil se rompt / L’ange replonge en ses eaux-mères… » Certes on n’accouche pas toujours ‘du dieu Pan’, fait-elle remarquer, mais il y a tout de même, poursuit-elle, ‘des jours de grâce’. Ainsi ces petites réussites : « Je trime dans les ports à débarder mes ombres / Je fais escale dans tes yeux ». N’est-ce pas en effet le but de tout poète, de faire un instant escale dans les yeux du passant-lecteur ? Ou encore : « J’écoute dans mon sang / le tambour de la terre / J’incube la musique / les galops de la pierre… (…) … sur l’autel où la voix / vient promulguer l’éclair… (..) … Dans le pain le blé / a fait son chemin ». Je préfère personnellement ces petits chemins – plus proches de la voix ténue, compacte, d’un Louis Guillaume – que certaines métaphores, quelque peu émoussées, faisant partie de la panoplie d’un ‘merveilleux’,
d’une chevalerie de carton-pâte, d’images-chromos, d’un Graal en cristal d’Arques où fusent à l’excès les vocables ‘étoiles’, ‘fables et chantefables’, ‘galops’, ‘sirènes’, ‘coups d’aile’, etc. À la manière
discursive, parfois trop narrative du poète, je préfère la forme ramassée, celle des poèmes de la cinquième partie : ‘Un pas vers la lumière’ : « … /et que le marbre se déroule / et se met à transpirer / aux commissures des lèvres / comme lys à travers la peau » ou : «Toute écriture est une colonne en marche ». De bon ton, également, ces textes où le poète manie l’humour-dérision : « Il faisait beau sur la planète » : « Dieu lui-même en tablier bleu / qui de l’autre côté du zinc / d’un coup d’éponge magnanime / effaçait toutes les ardoises » ; ou encore l’apesanteur chagallienne de : « Photographie d’une vie » : « De la fougue du champagne / gicle un petit violoneux / qui propulse dans la danse / cavaliers et cavalières / la mariée flottant au vent / en haut du mât de cocagne » Oui, le meilleur de Suzanne Le Magnen me paraît résider dans ces pièces brèves comme « Faire front » : « … tu cherches au fond de toi / dans le noir affouillé / le feu qui te recentre / À travers pulpe et peau / le noyau irradie / tout l’obscur à brûler / dans le fruit qui se forme ». Là, à mon avis, se trouve le meilleur pain de sa lampe.

©Jacques Taurand

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 20, second semestre 2005)

Abdellatif LAÂBI : Œuvre poétique 1, Préface de Jean-Luc Wauthier, 452 pages, 30 €, (La Différence, 2005)

Si son œuvre est plurielle (poésie, romans, théâtre et essai), Abdellatif Laâbi est avant tout poète. Un poète majeur de notre temps, que l’on ne peut pas réduire à la poésie arabe ou francophone contemporaines. Laâbi est un poète universel. Ce premier volume de l’œuvre poétique de Laâbi (qui est né en 1942 à Fès) a pour noyau les poèmes écrits en prison, avec, en amont, Le Règne de barbarie et, en aval, ceux qui montrent que les traumatismes et les révoltes ne s’apaisent pas quand enfin on ouvre au poète les grilles de la prison, écrit Jean-Luc Wauthier.

Fondateur de la revue Souffles (1966-1972), qui s’engagea très tôt et énergiquement dans un processus de renouveau littéraire et culturel au Maroc, et dans tout le Maghreb, Laâbi sera arrêté et condamné à dix ans de prison en 1972, en raison de son engagement social, humain, et de ses écrits jugés subversifs : je t’insulte – règne de bouledogues – citadelles policières – de matraques à mon peuple. Il sera libéré huit ans plus tard, avant de s’exiler en France en 1985. Cette expérience traumatisante pèse lourd dans l’œuvre comme dans la vie du poète : Soulève ta douleur et marche. Il faut lire les lettres poignantes des Chroniques de la citadelle d’exil (La Différence, 2005), qui sont autant de cris : Si nos voix se rencontrent c’est au niveau du cri, cris d’amour aux siens, à la liberté, mais également contre les marchands du désespoir. Car, comme l’écrit le poète : Rien au monde – ne pourra t’obliger – à plier le genou – renoncer – à ton identité humaine – Ne mesure pas ta force – à la balance de tes bourreaux. Dès lors, plongée dans les profondeurs de l’être et de l’inconscient collectif, la poésie de Laâbi n’a jamais cessé d’exercer une grande influence sur la poésie marocaine contemporaine, à laquelle le poète a consacré une remarquable anthologie : La poésie marocaine de l’Indépendance à nos jours (La Différence, 2005). Pour Laâbi, la littérature doit avoir pour fondement la réalisation de l’adéquation de l’homme avec son œuvre : N’écris pas – n’écris rien – avant de sentir monter en toi – et du plus loin de tes racines – la sève du chant. Laâbi est davantage un homme de l’être qu’un homme de lettres. Il écrit dans l’urgence, à hauteur d’homme, avec des mots coups de poing, des mots coups de sang, mais aussi des mots tendresse. Son langage délie les interdits, et ses métaphores visent juste en expulsant tout ce qui n’est pas la vie : Je n’ai jamais cessé de marcher – vers mes racines d’homme – sans sourciers, sans boussole – sauf ma colère puisée dans le poumon du peuple – et les clameurs inédites de l’histoire – sauf mes yeux – n’ayant rien perdu – du désastre des ruelles – et de la rareté du pain – J’avais mal à mes racines – mes yeux – scrutant le cimetière de la horde – l’itinéraire de fulgurances.

©Christophe Dauphin

(Note de lecture in Poésie 1 / Vagabondages, n° 50, juin 2007)

André LAGRANGE, Répondre à ce qui fut (E.C. Éditions, 1 rue de l’Ancien Presbytère, 34230 Campagnan, 2005 ; 110 p., 15 €)

Les livres d’André Lagrange – et tout particulièrement ce dernier titre, dédié à l’épouse que vient de perdre le poète – ne cessent de dire le tragique d’une condition humaine en proie aux obsessions de l’enfermement, de l’individuation, de l’altérité, du mutisme et de l’oubli. Le ton est donné dès l’épigraphe, ce fragment du Journal de Kafka : « … avoir le sentiment d’être attaché et sentir en même temps, que si l’on vous détachait, ce serait encore plus terrible. »

Il s’agit pourtant de répondre à ce qui fut, entendons par là, comme le suggèrent les titres des trois parties de l’ouvrage, de confier à l’avancée de la parole, aux ordres du langage, au chœur à voix haute, le soin de répliquer au déterminisme étroit qui nous enveloppe et nous ensevelit.

L’image onirique d’une marche solitaire parmi les autres/ en grande confusion, qui, hommes ou femmes, dès que le poète s’en approche, s’égarent loin des ordres coutumiers, cette image douloureuse et inquiétante, suscitant l’une des pages les plus fortes de la première partie, nous paraît bien caractériser ce livre. Et d’ailleurs, il n’est pas indifférent de voir cette même page réapparaître, littéralement inchangée, au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, comme le retour d’un rêve porteur d’un sens obsessionnel :

je vais parmi les autres

en grande confusion

marchant : gauche droite
à l’ombre de la ville

sans rien pouvoir identifier.

déchirures blanches et noires,

ce sont hommes ou femmes

qui — bras tendus vers
l’éloignement du jour —

s’égarent à mon approche,
loin des ordres coutumiers.

Des poèmes disent le deuil : l’absence… comme une paupière// qui lentement se referme,// s’éloigne de ce « devenir »/ à jamais interrompu. D’autres questionnent au plus profond : qui sommes-nous :// moisissures ou passions. D’autres encore, dans l’émotion, font entendre un verbe évocatoire :

tu es celle éclairant l’obscur

bouche empreinte du dernier écho.

celle qui souffle la parole

énonçant (aujourd’hui comme hier)
un langage devenu muet

— contre les pierres, contre les ruines —
sans un regard

aux hommes fuyant le jour.

celle qui, suspendue à quelle mémoire ?

accroche à l’ombre du silence
un espace demeuré sans
vouloir.

Le poète, metteur en scène de sa propre perte, se remet fondamentalement en question : être le même pour quelques-uns/ ou simple ponctuation devant les autres,// fugitif aux abords de soi […]

Malgré tout, sur le point de refermer son journal de désolation, le poète imprime une nouvelle fois la marque d’un courage renouvelé et laisse percevoir la possibilité d’un sens :

j’écoute replié sur moi-même

cette parole venant de toi… des autres

dans l’allègement du dire et du vouloir
tel un support qu’il m’appartient,

ce jour, de joindre au reste du monde.

pareil au mot étranger dans sa langue
je me hasarde — sur quelques entendements —

afin de reprendre voix en la demeure,

une articulation fixée entre mes lèvres :

une signifiance pour chacun.

Lecture impressionnante et d’une grande intensité.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)