Les livres d’André Lagrange – et tout particulièrement ce dernier titre, dédié à l’épouse que vient de perdre le poète – ne cessent de dire le tragique d’une condition humaine en proie aux obsessions de l’enfermement, de l’individuation, de l’altérité, du mutisme et de l’oubli. Le ton est donné dès l’épigraphe, ce fragment du Journal de Kafka : « … avoir le sentiment d’être attaché et sentir en même temps, que si l’on vous détachait, ce serait encore plus terrible. »
Il s’agit pourtant de répondre à ce qui fut, entendons par là, comme le suggèrent les titres des trois parties de l’ouvrage, de confier à l’avancée de la parole, aux ordres du langage, au chœur à voix haute, le soin de répliquer au déterminisme étroit qui nous enveloppe et nous ensevelit.
L’image onirique d’une marche solitaire parmi les autres/ en grande confusion, qui, hommes ou femmes, dès que le poète s’en approche, s’égarent loin des ordres coutumiers, cette image douloureuse et inquiétante, suscitant l’une des pages les plus fortes de la première partie, nous paraît bien caractériser ce livre. Et d’ailleurs, il n’est pas indifférent de voir cette même page réapparaître, littéralement inchangée, au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, comme le retour d’un rêve porteur d’un sens obsessionnel :
je vais parmi les autres
en grande confusion
marchant : gauche droite
à l’ombre de la ville
sans rien pouvoir identifier.
déchirures blanches et noires,
ce sont hommes ou femmes
qui — bras tendus vers
l’éloignement du jour —
s’égarent à mon approche,
loin des ordres coutumiers.
Des poèmes disent le deuil : l’absence… comme une paupière// qui lentement se referme,// s’éloigne de ce « devenir »/ à jamais interrompu. D’autres questionnent au plus profond : qui sommes-nous :// moisissures ou passions. D’autres encore, dans l’émotion, font entendre un verbe évocatoire :
tu es celle éclairant l’obscur
bouche empreinte du dernier écho.
celle qui souffle la parole
énonçant (aujourd’hui comme hier)
un langage devenu muet
— contre les pierres, contre les ruines —
sans un regard
aux hommes fuyant le jour.
celle qui, suspendue à quelle mémoire ?
accroche à l’ombre du silence
un espace demeuré sans
vouloir.
Le poète, metteur en scène de sa propre perte, se remet fondamentalement en question : être le même pour quelques-uns/ ou simple ponctuation devant les autres,// fugitif aux abords de soi […]
Malgré tout, sur le point de refermer son journal de désolation, le poète imprime une nouvelle fois la marque d’un courage renouvelé et laisse percevoir la possibilité d’un sens :
j’écoute replié sur moi-même
cette parole venant de toi… des autres
dans l’allègement du dire et du vouloir
tel un support qu’il m’appartient,
ce jour, de joindre au reste du monde.
pareil au mot étranger dans sa langue
je me hasarde — sur quelques entendements —
afin de reprendre voix en la demeure,
une articulation fixée entre mes lèvres :
une signifiance pour chacun.
Lecture impressionnante et d’une grande intensité.
©Paul Farellier
(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)