Présentation de Claudine Bohi à « Territoire du Poème » (21 octobre 2005)

(La séance a commencé par la lecture de la suite « Cette lumière », extraite de Une Saison de neige avec thé, L’Idée bleue, 2004).

L’honneur qui m’est fait – et la joie que j’éprouve – de présenter la poésie de Claudine Bohi m’avaient déjà été donnés au printemps 2001 lors d’une réunion de l’association Arts et Jalons. Je m’étais efforcé d’être aussi fidèle que possible à cette œuvre qui, à l’époque, ne comprenait pas encore le poème que vous venez d’entendre. Ce n’est qu’au dernier moment, ma brève étude étant « bouclée », que Claudine Bohi m’a révélé ce poème qu’elle intitulait alors Cette étrange lumière. Et il fut décidé que l’auteur lirait cet inédit à la fin de la présentation que j’avais préparée. Cependant il m’apparaissait qu’une nouvelle élucidation venait d’être ainsi donnée à toute la poésie de Claudine Bohi, et les lacunes de mon étude m’en étaient rendues encore plus sensibles. J’ai donc tenu à en avertir notre auditoire de l’époque dans les termes que voici, tirés de mes notes d’exposé : « Nous allons laisser à Claudine Bohi le temps de vous donner la primeur d’un inédit : Cette étrange lumière. Inédit qu’elle m’a lu il y a quelques jours au téléphone, et dont je suis resté ébloui. Sans doute mes commentaires auraient-ils été un peu différents, si j’avais connu cette nouvelle œuvre. »

On comprend ainsi pourquoi il m’a semblé maintenant nécessaire de placer « cette lumière » sur le seuil même de l’édifice poétique que nous abordons. Ce texte a donc été écrit en 2001, soit une petite vingtaine d’années après les premières publications poétiques de l’auteur. À certains égards, il pourrait ainsi figurer comme un aboutissement ; et sans doute « cette lumière » a-t-elle bien mûri dans tout le cours d’une œuvre ; mais il faut pourtant qu’elle l’ait irradiée dès l’origine, et si secrètement, bien sûr, qu’on pouvait ne pas la voir : insoupçonnée/ insoupçonnable/ si ce n’est pas en toi/ qu’elle se délivre.

Aujourd’hui cette clé nous est confiée, avec laquelle nous pouvons nous retourner sur toute l’œuvre antérieure de Claudine Bohi. Elle l’oriente comme un vecteur (Elle est/ ce qui conduit le sens) : une lumière innommée, aussi brillante et d’exacte présence, et aussi inconnaissable, que le foyer mythique aux abords de notre caverne et, au fond, constitutive d’une « poésie première », comme on eût dit autrefois une philosophie première. Un texte se situant aux frontières de la poésie et de ce qu’il ne faut pas craindre d’appeler une « gnose » ; l’affirmation – dans une langue poétique très épurée, avec la plus sereine simplicité – d’une « connaissance », d’un « savoir », tirés de l’expérience poétique vivante d’un auteur qui a toujours parié pour l’absolu, y compris dans l’éblouissement charnel de ses débuts poétiques.

Claudine Bohi a placé ce poème, cet acte de foi pourrait-on dire, en ouverture de son dernier recueil, paru en 2004 aux éditions de l’Idée bleue et intitulé Une saison de neige avec thé (ce qui est aussi le titre de la partie centrale du livre). Selon le vœu de l’auteur, nous centrerons tout à l’heure nos brèves analyses sur ce recueil. Mais auparavant, nous baliserons les différentes phases qui ont constitué jusqu’ici l’œuvre de notre poète : à vrai dire, chacun de ses livres est si bien doté d’une « personnalité » propre, fait si bien étape dans cette œuvre, que le seul parti vraiment justifié en l’espèce consiste à aller de livre en livre, dans une démarche chronologique qui rend ici parfaitement compte des développements d’une poétique.

Le premier livre publié de Claudine Bohi – aux éditions du Pont de l’Épée – s’intitule : Car la vie est cerise téléphone à ton arbre. Tel qu’il m’apparut lors de sa publication en 1983, tel je le vois encore aujourd’hui : livre essentiel, je ne crains pas de le dire. Cette suite de poèmes, sous un titre à la fois énigmatique et parfaitement souriant, d’une désinvolture charmeuse – admirons-en le dégrafé juvénile, mais admettons tout de même qu’il ne traduit qu’imparfaitement le grave sensuel et lumineux du poème ainsi intitulé – cette suite nous place au cœur de l’Eros féminin ; j’oserais presque dire qu’elle enseigne cette catégorie primordiale de l’être : « l’être-femme ».

Voici comment Claudine Bohi présentait plus tard ce livre dans une communication intitulée Le Corps du poète, lors d’un colloque à Cerisy en 1999 :

« […] mon premier recueil […] se situait délibérément du côté du corps, de sa fête, de sa jouissance.

Avec provocation parfois, je cherchais à nommer le corps, à dire sa présence, son importance, à dire le sexe, la sexuation, la sexualité, la chair comme une terre première et bien promise. Le corps comme une force qui, à l’époque, me semblait être la seule sur qui je pouvais compter. Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »

On a quelque peine à imaginer aujourd’hui, si rapides sont les évolutions des esprits, le trouble relatif que pouvait susciter, dans le public des lecteurs de poésie, et singulièrement dans la fraction masculine de ce public, un livre aussi « pur » que celui de Claudine Bohi – j’entends pur de toute tricherie. Il y a certes, dans ces poèmes, quelques termes qu’on peut qualifier de « précis », quelques franches cartographies des corps, mais Claudine Bohi a l’art de les rendre explicitement solaires, grâce à quoi son livre, en 1983, se distinguait radicalement du courant consumériste des pacotilles érotico-pornographiques. Ici règnent le réel et l’authentique. Un vrai poète, nous le savons, dit toujours le réel, mieux : il suscite le réel. De ce seul fait, le poème amoureux de Claudine Bohi échappait aux illusions de la mode et au conformisme ambiant, et il restituait à l’Eros toute son authenticité.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Car la vie est cerise téléphone à ton arbre)

En 1987 paraît, toujours au Pont de l’Épée, le deuxième ouvrage de Claudine Bohi, Le Nom de la mer. C’est, de fait, un seul vaste poème, formé de proses très fluides. Le thème de la mer s’y trouve développé avec une rare constance. La femme se donne à la mer par élan cosmique. La mer, au cœur des certitudes, c’est l’Être même.

Au point de départ, il y a le corps, mais, dit-elle, « corps égaré, polaire, glacé et pourtant lumineux » ; c’est lui qui va courir l’aventure de la mer, vers « des saveurs insoupçonnées, des nuances inattendues ; l’éclat de l’inconnu ». Le poète, ainsi, pourra « parler de son autre voix », passer « dans l’étonnement des transparences », dans « une eau limpide et douce comme une main, soyeuse et tendre comme le regard, de l’éternité ». À la femme, la mer s’offrira vérité : « Dessinant son vrai corps ». Quel est ce vrai corps ? La question ne peut manquer d’être posée : en effet, le livre précédent et les poèmes publiés simultanément en revue semblaient, à première vue, si pleins d’une vie débordante que l’on y remarquait à peine certaines petites failles essentielles : « ce faux sourire/ cette vraie peine/ des amours » ; une « peur », en discret leitmotiv ; une « mort », sourdement évoquée (« …nous ne serons pas toujours/ dans la chair des vivants »). Claudine Bohi a elle-même indiqué, à Cerisy, comment, dès son premier livre, lui étaient apparues les « limites » du corps « triomphant » :

« Quelque chose l’empêche, ce corps, quelque chose le traverse, le malmène ou l’abolit, quelque chose qui n’est pas seulement la mort, mais témoigne que le corps n’est pas tout seul dans la peau. »

Et voici que, dans ce deuxième livre, mort et peur réapparaissent dans la sorte de nudité surnaturelle que la mer offre au corps :

Et le corps est maintenant nu, d’une nudité sans triomphe mais non plus provisoire. Nu et baigné d’une étonnante lumière. Nu et fracassé d’eaux, de perles et de cerises.

[…]

Le chant survient, parcourt l’intérieur du soleil, la surface des eaux. Le tremblement d’argent atteint jusqu’à sa lèvre, mais elle ne bouge pas, pétrifiée dans sa mort.

Agrandie d’eau, d’une caresse monumentale, elle voit le dessous des étoiles.

[…]

On roule une peur séculaire dans les galets des plages

Ainsi, le corps n’est plus seulement cet attribut de l’individuation ; voici qu’il s’est répandu dans l’entière nature, cohésif à l’Un par le multiple :

Et le corps crevé d’eau, de sable, de pierres ; taché de sel et de mousses.

[…]

Le corps s’éparpille dans les étoiles et dans les grains du sol.

[…]

Tout entier le corps, mêlé d’algues et de sel, roulant dans les écumes, indifférencié.

Mais la vérité de ce corps passe aussi par les mots, comme il revient au corps d’unir les deux réels du monde et de la conscience :

Elle enfonce dans l’eau les mots de sa bouche, les vocables des profondeurs. Elle mêle aux laits inépuisables de la chair la saveur de la parole. Les mots sont des morceaux de corps.

Claudine Bohi elle-même, dans sa communication à Cerisy en 1999, a bien insisté sur le fait qu’il « s’agissait ici de naître de la parole, d’une parole de chair, liquide, parole d’avant le nom, parole du poème, parole sacrée. Comme si une femme venait à elle-même, à son propre corps, de plus loin que lui, à travers cette parole plus grande que les mots ».

Enfin, le livre s’achèvera sur les très discrètes apparitions de celui qui est nommé « l’autre », cette indispensable présence masculine, mais frappée, au sein de l’union si intime de la femme et de la mer, d’une marque d’absolue altérité.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Le Nom de la mer)

Peu à peu se sont ainsi dessinés les contours de ce lieu poétique d’où nous parle Claudine Bohi, et dont ses poèmes nous apparaissent tant préoccupés : ce lieu, en définitive ne serait-il pas le moi, tout simplement ? Un moi fasciné certes par le rêve d’une fusion, d’une dissolution totale, soit dans l’autre absolu que figure l’homme – et le lien avec l’Autre est assurément essentiel ici –, soit dans l’élément priméval de la mer auquel notre poète s’est, un temps, identifiée avec passion ; mais un moi toujours désirant et douloureux.

Ce qui est ainsi vécu en poésie, c’est l’expérience d’une intériorité, où le corps occupe, on l’a vu, la place éminente, une intériorité – empressons-nous de l’ajouter – pure de toute complaisance et entendue comme une conscience développée dans la chair pour les fins de la connaissance. Une telle expérience a tout naturellement conduit le poète à se mesurer avec les deux arbitres inflexibles que sont le surmoi et la mort.

C’est par le livre-poème intitulé Divan, paru au Pont sous l’eau en 1990, que Claudine Bohi semble avoir affronté quelque chose de comparable à l’épreuve analytique. Tous les symboles ici rassemblés concourent à une intime compréhension de ce que peut être cette autre « vérité de parole », à laquelle atteint parfois l’analyse, à l’instar du poème. Là encore, l’auteur a elle-même, lors du colloque de Cerisy, tenu à caractériser le sens de sa recherche, dans le prolongement direct de celle du Nom de la mer :

« Quel est le lien entre le corps et la parole ?

Corps – âme – esprit, il me semble que ce curieux divan navigue de l’un à l’autre […], y tente de nouveau une autre naissance. […]

Dans cet espace entre le corps et la parole, entre le corps et l’âme, il y a de l’autre, il y a quelqu’un. Il y a quelqu’un d’autre que je ne saurais nommer mais qui est là. »

On voit ainsi que ce questionnement se situe dans l’ordre métaphysique.

(lecture ici d’un choix de poèmes tirés de Divan)

On est frappé de l’exigence de vérité chez notre poète – et nous y reviendrons –, qui la conduit à comprendre que la « vérité pleine » serait pour le corps « une définitive absence », comme Dieu lui-même est dit « grande absence ». Paradoxale vérité d’une parole qui reconnaît « le mensonge de la parole » comme vrai lieu d’un corps rêvé.

Dans un même effort de vérité, entraîné par l’incipit « c’est vrai », Claudine Bohi publie en 1998, à la Librairie-Galerie Racine, une suite admirable de neuf poèmes où le regard est posé sur la mort. Cette suite est intitulée Le Mensonge de l’aile, en démenti, sans doute, d’un au-delà qu’aurait ailé pour nous l’espoir. L’absence mortelle est, pour ainsi dire, vécue dans ces poèmes ; et ce, avec une telle force de conviction que, de la pensée de la mort, le vivre tire comme une nouvelle puissance :

La certitude
vous prend au ventre
et vous remet aux mains
une joie sans partage

Vivre devient cette brûlure
d’où coule la lumière

et encore :

vous avancez la vie
vers ce qui la consume
malgré la peur les cris
et les arrachements

Vers ce qui transfigure

Et pourtant, ce regard sur la mort, même si le mot « ailleurs » est prononcé dans l’un des poèmes, même s’il est dit :

L’aventure des yeux
traversera le ciel

ce regard pourrait bien être resté dans la pure immanence ; cette mort, toute impalpable qu’elle est, demeurerait une chose d’ici :

Nous la portons aux mains
la nuit qui nous dissout

Claudine Bohi nous l’a d’ailleurs confié dans une conversation : « Je ne suis pas de la mort », dit-elle. Non, elle n’est pas de ce parti. Elle accueille la mort, pour ainsi dire, dans une amitié grave et une « certitude » qui nous rend « une joie sans partage ».

(lecture ici des neuf poèmes composant Le Mensonge de l’aile)

Comme avec la mort, notre poète prend, dans l’amour, un engagement total et le veut partagé – « avec toi », dit-elle, « j’avais fait / le pacte du soleil ». Dès lors la trahison, et la fracture qu’elle provoque dans l’intime de l’être, suscitent, sous l’allégorie d’Atalante, un nouveau poème de vérité. Les pommes d’or, après leurs délices, auraient-elles délivré aussi leur amertume ? Ce cri s’échappe du poème :

Refais dans l’autre sens
Atalante, ta course !

C’est sous ce titre, Atalante, ta course, que paraît en 1998, à La Bartavelle, le livre de Claudine Bohi que le jury du prix Verlaine a justement couronné en 1999. Le rythme haletant de l’hexasyllabe, dont de nombreuses occurrences existaient déjà dans les ouvrages antérieurs, livre une souffrance qui n’est pas moins vive d’être maîtrisée, et que l’auteur reçoit comme « le début de [sa] mort ».

(lecture ici de poèmes extraits de Atalante, ta course)

*

Ayant ainsi promené sur l’œuvre antérieure de Claudine Bohi un regard rétrospectif, nous en arrivons à son dernier livre, Une saison de neige avec thé, un livre qui peut nous en apprendre beaucoup plus que ne le laisserait supposer son titre d’allure intimiste, et délicatement japonisante. Il a été donné lecture de la première suite de ce recueil – Cette lumière – au début de notre séance. La deuxième suite, celle précisément qui a donné son titre au recueil : Une saison de neige avec thé, va maintenant – avec aussi quelques inédits plus récents – nous aider à caractériser l’œuvre de Claudine Bohi.

Il m’a paru qu’on pouvait, en simplifiant certes à l’excès, mais sans trahir tout à fait l’esprit de cette poésie, donner de cette œuvre l’image d’une chaîne dont voici les trois maillons successifs :

La chair parle – La parole aime – L’amour veut

*

La chair parle dans cette œuvre ; la parole y émane de l’intérieur ; elle n’est en rien reflet des formes extérieures. Certes nous restons en poésie, et la nomination continue d’obéir au penchant naturel, à l’élan constitutif de toute translation poétique, j’entends ce déplacement/ dévoiement de la relation signifiant/ signifié. Mais le phénomène revêt ici un caractère tout à fait spécifique, comme en témoignent ces quelques fragments que j’extrais d’Une saison de neige avec thé :

Il neige
Voici que dans les paumes
et dans la langue
se fait un vol
de blanc
voici un lieu de force
où bat moussu
le tronc des nerfs
voici le feu des signes
et son lait incertain

[…]

Voici les lèvres du corps
ouvertes sur le vide
sur le bruit blanc du rien
Paupières figées de nacre
l’œil dans l’aventure fixe
tu veux

[…]

C’est une saison de neige
dans l’envergure des bras
dans les limites du soleil
Le vent
toujours en deçà
toujours en retard
sur ton souffle
la nuit versée
dans une autre nuit

Il est une parole perdue
qui te traverse
qui bouge dans tes os
qui te retrouve
qui te brise éblouie
qui te détourne
qui te précède
dans l’ignorance
Il est une parole du sacre
où mute le vertige

[…]

Il pleut de la neige
sur le thé
sur la paix des doigts
dans le bleu des regards
La lèvre brûle
on ne sait de quelle flamme
dans la marque de l’heure
dans la permanence du blanc

[…]

C’est une saison de neige
dans nos corps
Le ruban des douleurs
est encore à nos fronts
et les doigts de la mort
ont fait des trous
dans nos images
Mais le thé lentement infuse
transforme nos regards
Il fait chaud dans nos voix
funambules étirés
sur la corde du monde
dans le cirque des mots
C’est le thé dans la neige
et la permission d’être

On le voit par ces exemples, le poème a bien recours à des nominations de choses du monde (vent, nuit, neige, brume, soleil, etc.), mais tout se passe comme s’il ne s’agissait là que d’un matériau pour étayer le langage d’une chair ; ce sont des signes qui non seulement ne renvoient pas aux choses ainsi nommées, mais même plus aux structures idéelles d’une pensée poétique ; ils connotent simplement leurs équivalents dans le temps de la chair, dans l’espace même de la personne charnelle.

Ici donc, la parole ne naît pas du spectacle du monde : aucun paysage n’en est le lieu ni l’origine. Rien n’y participe de cette sorte de transfiguration de la nature au sein du poème, telle que nous la voyons à l’œuvre avec, par exemple, la première floraison de l’amandier chez le Jaccottet d’À travers un verger, ou avec la contemplation divinatoire de la nuit par un Bonnefoy guettant la Présence à sa fenêtre de Valsaintes, dans Le Leurre du seuil. La parole ici ne prend pas le chemin des « choses » qu’un Pierre Oster nous exhorte toujours à suivre. Et elle nous situe aussi loin que possible du regard dominateur d’un Perse sur les vastes horizons du monde sensible.

Nous pourrions sans doute lui trouver plus d’affinités avec la façon dont Eluard dit l’amour ou encore, en remontant le temps, avec l’intériorité des délires rimbaldiens, ou même les émotions intimes d’une Marceline Desbordes-Valmore et d’une Louise Labé. Et là presque involontairement, nous nous tournons vers une parenté féminine. Personnellement, j’hésite toujours à accrocher l’épithète masculine ou féminine à une poésie. Je veux croire, ou me persuader, vis-à-vis de tout poète, qu’on ne doit l’approcher que comme poète, sans trop de souci du sexe que lui donne la nature. Bien des considérations de la critique contemporaine sur la spécificité d’une poésie féminine m’indisposent, me paraissent une facilité et la marque, soit d’une paresse d’esprit ou d’un goût exagérément simplificateur, soit d’un a priori féministe ou à l’inverse… machiste.

Mais ici ces scrupules ne sont plus de mise. Ils ne peuvent que tomber. Les poèmes de Claudine Bohi s’affirment, comme je l’ai déjà dit, dans l’expression d’un « être-femme » et, à ce titre, font œuvre de chair dans quasiment tous les sens que peut connoter une telle expression : d’abord, comme éros féminin ébloui tout aussi bien de son soleil intérieur que de la présence/ absence masculine ressentie à la fois comme interpénétration/ révélation de l’être intime et comme distance et altérité ; ensuite, au moins autant, comme véritable parturition et mise au monde d’une chair dont le poète nous dit qu’elle est « ce nom qui est le nôtre ». Elle-même assimile cet éros à une incarnation, particulièrement ambitieuse dans la sphère du spirituel puisqu’elle permettrait, selon ses propres termes, « d’arriver à vivre dans les réalités de la chair les choses du ciel ».

Rien donc, chez notre poète, qui corresponde au véritable déchirement auquel on assiste chez un Rilke, par exemple : Rilke, partagé entre un idéal d’amour irréalisé et un élan désespéré de célébration du terrestre, incluant le plaisir, devait se heurter à un christianisme qu’il ressentait, à tort ou à raison, comme répressif. À l’époque même où s’exprimait la violence libératrice de ses Élégies, il écrivait dans sa Lettre du jeune ouvrier :

« […] Et c’est là, dans cet amour qu’avec un intolérable mélange de mépris, de convoitise et de curiosité ils appellent « sensuel », c’est là qu’il convient sans doute de rechercher les plus déplorables conséquences de ce rabaissement que le christianisme crut bon de ménager au terrestre. Là tout est défiguré, refoulé, quoique nous naissions de ce si profond événement et que nous possédions en lui le centre de nos ravissements.

Puis je l’avouer ? Il m’est de plus en plus incompréhensible qu’une doctrine qui nous met dans notre tort là où la créature tout entière jouit de son droit le plus sacré, qu’une telle doctrine ait le droit de continuer – sinon à jamais s’avérer, du moins à s’affirmer. […] Pourquoi, si la faute ou le péché devait être inventé à cause de la tension intérieure de l’âme, pourquoi ne l’a-t-on pas fait porter sur une autre partie de notre corps, pourquoi l’a-t-on fait tomber là, attendant que le péché se dissolve en notre source pure pour la troubler et l’empoisonner ? Pourquoi nous a-t-on rendu notre sexe apatride au lieu d’y transférer la fête de nos pouvoirs intimes ? […] Le mensonge et l’insécurité épouvantables de notre époque ont leur source dans l’impossibilité d’avouer le bonheur du sexe, dans cette culpabilité singulièrement erronée qui s’accroît sans cesse et nous coupe de tout le reste de la nature, même de l’enfant […] »

Rilke ne prenait peut-être pas assez garde au fait que la condamnation de la chair n’a pas une origine chrétienne, mais bien plutôt « hérétique » puisque d’inspiration manichéenne. La « chair », St Paul ne la condamne pas ; il l’oppose à l’esprit. Elle n’est pas pour lui synonyme du corps physique, auquel il confère d’ailleurs une suprême dignité en en faisant le « sanctuaire de l’Esprit Saint », qu’il sera donc interdit d’avilir ; la chair est alors la totalité de l’humain : corps certes, mais aussi raison, facultés, désirs… et âme elle-même.

Claudine Bohi, dans sa poésie récente, nous parle moins du corps, et davantage de la chair : une réalité globalisante à laquelle elle assigne, nous l’avons vu, une haute mission de parole incarnée, dont elle dit expressément dans l’un des poèmes d’Une saison de neige avec thé qu’elle « conduit le paraclet ». Et cette chair est tout amour :

C’est vrai l’amour est cette passe
vers le dieu qui te hante
et qui t’habite
que sans trêve tu fuis
juste au bord de toi même
mais sans jamais y être
L’amour beau cœur des neiges
au champ de la parole
un feu qui brûle blanc
ton nom d’éternité.

Parole de chair, le poème de Claudine Bohi est ainsi bien évidemment parole d’amour. Ici, la parole aime. Mais de quel amour s’agit-il ? Notre poète pourrait-elle se réclamer d’une quelconque tradition de l’amour dans notre poésie, ou plus généralement dans notre civilisation ?

Reconnaissons qu’avec elle nous sommes plutôt loin de l’amour courtois. De celui-ci, l’inspiration cathare, manichéenne, en tout cas dualiste, impose le rejet non seulement de la béatitude du mariage ou du couple formé, mais même de toute réalisation physique de l’amour. L’amour courtois ne saurait être un amour satisfait, réalisé. Il est d’abord « amour de l’amour » dans lequel chacun n’aime l’autre qu’à partir de soi et non de l’autre : par là, il tendrait vers cette intériorité que nous croyons caractériser notre poète. Mais il est aussi « amour de la mort » pour lequel seule « la mort d’amour » permet aux amants de se rejoindre. Et là, force est de constater un écart définitif avec la poésie de notre auteur.

Comment pourrait-elle avoir plus de chance avec l’amour platonicien ? Le dieu Éros y figure certes un désir total, lumineux, originel, une exigence de pureté, donc d’Unité, qui siérait à notre poète. Mais dans l’unité dernière réside la négation de l’être actuel, passionnément multiple. D’où une opposition catégorique à toute forme d’attrait sexuel et, en fin de compte, un non-désir, un refus de s’accomplir dans ce monde. Là encore, nous sommes loin de la poésie qui nous occupe.

Qu’en est-il alors de l’amour chrétien, de l’Agapè ? (« Et la Parole a été faite chair et elle a habité parmi nous »). Ici, il y a Incarnation, et ce mot, nous l’avons vu, est revendiqué par notre poète. Un rapprochement pourrait donc se dessiner ; encore faudrait-il s’assurer plus attentivement de l’existence d’autres points de concordance. Là, Éros est renversé ; la mort n’est plus le terme du désir ; une « mort à soi-même » marque le début d’une vie nouvelle, dès cette terre, où ce n’est plus l’amour qui est aimé, mais vraiment l’autre, tel qu’il est, pour ce qu’il est. D’où la possibilité d’un amour bienheureux sur la terre. On pourrait ainsi reconnaître que c’est de l’Agapè que le poème de Claudine Bohi serait le moins éloigné, même s’il butte en définitive sur les obstacles décisifs du péché, de l’exigence de chasteté, etc.

À vrai dire notre poète se tient à distance de tous ces modèles. C’est surtout par commodité de langage que l’on parle d’Éros à son sujet, ou bien par une habitude de référence à des notions de la psychanalyse. De même, s’arrêter ici à l’Agapè relèverait d’un simplisme de l’à peu près, générant erreur et contresens.

La filiation la plus naturelle que l’on puisse, semble-t-il, lui trouver se situerait en définitive en poésie : celle de L’Amour fou, d’André Breton. Bien sûr, la poésie de Claudine Bohi, dans sa densité grave, dans sa chair méditative, s’oppose par le style à l’éloquence flamboyante du grand surréaliste. Mais on y voit le même éblouissement, la même glorification de l’intime, la même foi en une permanence, c’est-à-dire la même confiance en un « toujours », opposé à un « longtemps » – rappelons-nous ce que dit L’Amour fou :

« Envers et contre tout j’aurai maintenu que ce toujours est la grande clé. Ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours. »

C’est dans les écrits immédiatement actuels de Claudine Bohi – quelques inédits qu’elle a bien voulu me confier pour cette rencontre d’aujourd’hui – que nous découvrirons le véritable visage de cet amour : comme chez Breton, l’érotique ne manque pas de se hausser à l’éthique, la fusion du couple amoureux élève la totalité du monde, accomplit un acte symbolique dont la portée dépasse de beaucoup les passions individuées pour rejoindre le rêve d’une plus parfaite conscience humaine. Comme pour réaliser l’exigence que proclamait Breton –

« Je ne nie pas que l’amour ait maille à partir avec la vie. Je dis qu’il doit vaincre et pour cela s’être élevé à une telle conscience poétique de lui-même que tout ce qu’il rencontre nécessairement d’hostile se fonde au foyer de sa propre gloire. »

– en écho véritable à cette exigence, nous entendons maintenant la voix de celle qui a su faire accéder l’amour humain à cette réelle « conscience poétique de lui-même » en lui donnant ainsi et de surcroît « cette force de mourir la mort/ de la dissoudre la renoncer ».

(lecture ici de quelques inédits)

Tout à la fois chair qui parle et parole qui aime, le poème de cet amour manifeste enfin un vouloir : l’amour veut.

Que veut-il ? Au début, à l’époque des premiers livres, il s’agissait clairement d’un vouloir vivre. On se souvient que notre poète l’avait expressément reconnu, dans sa conférence de Cerisy :

« Il s’agissait de vivre ici et maintenant dans ce corps qui était le mien et dont je savais – en amont et en aval – la fragilité. »

Mais Claudine Bohi a su très vite que ce qu’elle voulait vivre était, plutôt qu’une jouissance, une expérience de vérité. Son vouloir était une exigence de vérité. C’est ce qu’elle a confié elle-même en réponse à une enquête de la revue de poésie « Le Coin de table ». Claudine Bohi ne dit pas, comme Baudelaire, que « la vérité n’a rien à faire avec les chansons » ; elle n’envisage pas, avec Arnim, le mensonge comme « un beau devoir du poète » ; elle se tient à bonne distance du « mentir vrai » de Louis Aragon. Pour elle, en poésie, elle a passé « un pacte avec la vérité ». Il faut citer ici les extraits les plus significatifs de sa déclaration au « Coin de table » :

« J’ai très vite senti qu’entre le monde qui s’ouvrait à moi et la parole des adultes, il y avait quelque chose qui n’allait pas, quelque chose qui mentait, qui obscurcissait la lumière. J’ai écrit pour éclaircir. Et j’ai compris bien plus tard que les mots que je me suis mise à écrire, partout et sans cesse, avaient pour mission de lutter contre ce mensonge. »

[…] « La poésie est pour moi un pacte avec la vérité, un pacte avec le sens (pas avec la signification, bien sûr). C’est bien autre chose. » […] « … pour moi, la poésie est une parole au plus près de mon corps, de la caresse, de l’amour. Elle me rassemble. Elle me réconcilie. »

Et ici, Claudine Bohi insère ce beau poème, qui me paraît contenir toute son éthique de poète :

Le froid habitait nos mains
et défaisait nos ventres
Nous fut alors donné
non pas de parler
ou de dire
un mensonge de plus
mais de toucher des mots
comme du soleil
de les pétrir comme une pâte
de lumière
une chair
enfin devenue vraie.

Ainsi, ce serait le principe féminin, protecteur de l’être vrai du monde, ce serait son assentiment spontané et amoureux du réel de la vie, son regard décidé sur le plaisir, la souffrance et la mort, – tout cela rappelant avec force la « Mâyâ-Çakti » des Hindous – qui serait à l’œuvre dans l’aventure poétique de Claudine Bohi. Pour ma part, j’en suis persuadé, et vous avez peut-être noté que, dès le début de ce commentaire, j’évoquais à son propos, comme catégorie primordiale, « l’être-femme ». Seul ce principe peut générer des vérités aussi éclatantes dans leur simplicité que celle de ce très court poème (paru en 1984 dans la revue « Poémonde ») :

Le désir clair
monte des chevilles.
Je n’ai de vraie parole
qu’à mes deux bouches
ensemble.

« Vraie parole » : une fois de plus, notre poète invoque son « pacte avec la vérité ».

Un vouloir vivre initial transcendé en vouloir de vérité ne pouvait manquer de s’élever vers le spirituel, autrement dit devenir un vouloir dieu. Et c’est sans doute ce qu’expriment les poèmes d’Une saison de neige avec thé, dans lesquels revient en leitmotiv un « tu veux » fortement insistant.

(lecture de quelques poèmes tirés d’Une Saison de neige avec thé)

*

Telle est donc cette poésie, bouleversante de simplicité, dans la gravité de son questionnement, la profonde vérité de son expérience, sa puissance d’introspection et d’écriture. Cette parole poétique revêt de plus, à mes yeux, deux caractères qui nous la rendent très proche et très précieuse : il y a d’abord, à l’image même de notre poète – et ce n’est pas seulement parce qu’elle nous dit la bonne aventure de l’amour – quelque chose d’accueillant, de profondément affectueux dans ce discours, ce qui fait qu’on s’y sent bien et qu’on a peine à refermer ces beaux livres ; et, deuxième caractère, d’ailleurs tout à fait lié au premier : avez-vous remarqué comme le temps est maîtrisé, sinon vaincu, dans ces poèmes ? Avez-vous ressenti ce temps devenu immobile ? Alors que presque tous les poètes se débattent dans le fleuve, leurs radeaux emportés par le courant, et qu’ils s’efforcent, pour surnager, de réunir les espars de la mémoire, Claudine Bohi nous offre – et c’est sur cette image que je voudrais conclure – un rocher de refuge, non pour y goûter une quelconque quiétude, mais simplement propice à la méditation, au sentiment de l’être, à la connaissance de la beauté.

©Paul Farellier

Lecture/rencontre avec Katty Verny-Dugelay

Katty Verny-Dugelay m’ayant demandé de la présenter, peut-être me pensait-elle doté de quelque fil conducteur capable de nous guider tous, ce soir, s’il en était besoin, dans son « Labyrinthe du rêve » (tel est le titre de son dernier livre, qui vient de paraître aux éditions de L’Arbre à paroles et constituera la dernière partie des lectures de ce soir).
Or je m’avisai bientôt — on n’est jamais trop attentif à la parole des poètes ! — qu’elle-même avait soigneusement déroulé ce fil idéal : je veux parler du bref poème qu’elle a, de manière on ne peut plus pertinente, placé en exergue à l’affiche de cette manifestation. Vous l’avez donc déjà lu, mais, sans plus attendre, le voici à nouveau (et Sabeline Amaury vous le dira encore — et tellement mieux ! — un peu plus tard).

Danses, souffles, ondes
issus de l’être
exilé ou exultant.
Capture de l’invisible
dans les voilures du vent
l’ivresse des nuages
les volutes de la mer.

Ici, sans aucun doute, une définition de la poésie : ce sont des danses, ce sont des souffles, des ondes, et, à leur origine, il y a l’être, l’être que l’on interroge. Seulement, cet être a deux visages : l’un, tourné vers sa propre douleur, exilé, douleur d’exclusion et de retranchement ; l’autre, vers son intime joie, dans ce qui lui donne le plus d’éclat, — l’être est dit exultant.

Exilé ou exultant, de lui, sort tout le logos poétique. Ainsi notre poète élucide-t-elle l’origine. Mais son fil continue de courir, et voici que nous sont soudain révélés les attributs de cette poésie : elle sera capture de l’invisible. Il y a donc quelque chose que, sans elle, on ne voyait pas. La poésie, par moments, parvient à s’en saisir. Elle le fait à travers le visible. Ce visible est d’ailleurs essentiellement mouvant : ici, pas de roc, pas de falaise ni de muraille ; mais quelque chose qui flotte et se dérobe :

(…) les voilures du vent
l’ivresse des nuages
les volutes de la mer.

Vu d’ici, le monde bouge. N’est-il pas en proie à ce qu’on pourrait appeler, d’une expression bachelardienne, « la dynamique du paysage » ? Chez Katty Verny-Dugelay, le poème revêt tous les caractères d’une errance, d’un voyage infini, d’un nomadisme éternel : passant à travers les choses, auxquelles elle se lie par une attention scrupuleuse et fascinée, elle offre un exemple assez peu commun de ce qu’aujourd’hui, bien à tort, on n’ose plus nommer l’inspiration. Ce mot lui convient pourtant si, par inspiration, on entend ce que pouvait y voir Max Jacob. « L’inspiration », disait-il dans son Art poétique, « c’est le passage d’un monde dans un autre, de la terre au ciel, ou d’un ciel à un autre ciel. »

La première série de poèmes choisis, que va maintenant dire Sabeline Amaury, nous permettra, j’en suis sûr, de sentir tous les pouvoirs de cette approche idéale : une poésie cursive qui s’offre d’étonnantes libertés d’espace, d’où se forment, par endroits, des cristaux d’âme, de temps et d’univers, par l’opération de ce que Bachelard, encore, appelait « une métaphysique instantanée ».

……………………………………….

Il y a, chez Katty Verny-Dugelay, une attention passionnée aux « choses ». À sa manière, qui n’est pas la moins convaincante, elle répond ainsi à l’exigence exprimée par bien des voix de notre époque : celle d’un retour aux choses. Je pense à ce mot de Claude Esteban, lancé voici plus de vingt ans : « Nous avons aujourd’hui à réapprendre le chemin des choses. » Je pense aussi à un Pierre Oster Soussouev s’écriant : « Croire, et comme un chrétien au Christ, en la tenace vérité des choses. » Car, soyons clairs, il ne s’agit nullement, chez notre poète, d’inciter à un énième débat de linguistique, de poétique ou de sémantique sur le thème inépuisable du mot et de la chose. Les choses ici présentes sont patiemment débusquées, habitées, bercées, elles sont touchées, goûtées, caressées. La poétique est celle du contact avec le corps, — « dans la béance animale du corps », pour reprendre l’expression très forte que livre ici le poème.

Mais c’est encore à notre poète elle-même qu’il appartiendra de confirmer l’orientation dans sa propre parole. Sans doute avez-vous, tout à l’heure, attrapé au vol de la lecture cette saisissante suite d’images :

( … ) tu peux à la vitesse du
lièvre en fuite
franchir la ligne d’horizon,
comme derrière un voile de novice
chercher l’autre côté des choses

Un questionnement sera donc tenté au delà des choses ; ces choses, si tangibles, dures comme douces, dans la complicité du corps épanoui, leur présence se mue soudain en rideau d’absence, derrière lequel le vrai se tenait donc caché.

Vérité vers laquelle seule peut conduire une exigeante introspection, car Katty Verny-Dugelay sait que le vrai poème, le poème véridique, est celui où s’interpénètrent les deux réalités du monde et de la conscience. Écoutons-la :

Rien de ce qui est au dehors n’est éloigné de ce qui est au dedans.

ou encore :

Cherche l’image tienne que renvoient les miroirs de l’espace et de l’eau (…)

ou encore ce poème aux teintes de crépuscule mallarméen, mais qui interroge bien au delà du néant des « ptyx » et des « abolis bibelots » :

La nappe rouge du couchant
Les photophores de la rivière,
Seul,
avec la coupe pleine du regard
un désir d’ambroisie
De qui
es-tu l’hôte ?

Et c’est la demeure de l’hôte, d’où ne sont absentes ni les évidences de l’amour ni celles de la mort, que Sabeline Amaury va maintenant faire visiter : sous la plus vive lumière de ce double sens du mot « hôte », celui qui est reçu et celui qui reçoit, où se poursuit encore le dialogue si fécond du dehors et du dedans.

………………………………………..

Maurice Cury, à propos de notre poète, a pu évoquer le « charme d’un langage aérien » et une parole « légère et fruitée, lumineuse et colorée ». Vraiment, on ne saurait mieux dire. Pour ma part, j’ajouterai qu’à de certains moments, s’opère, chez Katty Verny-Dugelay, une synthèse étonnante entre deux penchants qui nous sont également précieux : celui d’une luxuriance méditerranéenne et celui d’un « japonisme » diaphane — le haïku n’est pas loin parfois, comme ici par exemple :

lune narcissique
prise
dans le bassin
un coup de vent
te fait perdre la face

Mais nous en arrivons maintenant à la dernière étape de ce parcours, avec Labyrinthe du rêve. Sous ce titre vient de paraître, aux éditions de l’Arbre à paroles, un livre où Katty Verny-Dugelay offre une suite de petites proses illuminantes.

Le rêve répand là, en de multiples ramilles, la force d’une vie végétale dont, sans doute, vous entendiez déjà la poussée parmi les textes lus précédemment, dans cette parole qui est rhizome, (…) espoir d’éclatement / à la pleine lumière. Ailleurs, de même, Katty Verny-Dugelay nous parle des reptiles racines de l’arbre, de son temple végétal.

Ainsi, le rêve où nous entrons à présent, c’est d’abord la réalité d’un vrai labyrinthe de soleil, de pierre, d’eau et de verdure, dont l’auteur nous fait, en son vieux pays languedocien, franchir le lourd portail.

La poésie y procède comme par boutures, de petit paragraphe en bref alinéa ; elle-même semble avoir poussé là sous la tendre vigilance d’un maître-jardinier qui aurait médité cette parole d’Alain : « Le vrai poème est un fruit de nature ». Et, de fait, le labyrinthe va fructifier en chacun de ses acteurs, humble ou magnifique — arbres, dont le séculaire micocoulier et les cyprès austères, fontaine, escargots, lézards, couleuvre, libellules, phalènes, cigales, cadran solaire, balançoire —, chacun délivre une couleur, une musique, une pensée : cela, qui est la vie et, finalement, le rêve.

Dans le voisinage, un hameau se laisse deviner au soleil ; la terre recèle ses ammonites, ses vestiges latins ; il arrive un écho dionysiaque de vendanges à l’ancienne ; et le rêve se hausse à la proximité des étoiles et des dieux.

À votre tour, vous êtes invités à parcourir ce labyrinthe. L’auteur en a triomphé : le plus grand risque couru était évidemment celui d’une musique à programme, d’une poésie descriptive. Katty Verny-Dugelay a su l’éviter. Elle ne décrit pas ; comme le voulait Éluard, simplement, elle « donne à voir ».

©Paul Farellier

Remise du Prix Georges Perros à Madame Claude de Burine

On l’a dit, on l’a répété à l’excès : Claude de Burine est le poète de l’amour. Mais, disant cela, on a seulement éraflé l’évidence, on s’est donné la paix à bon compte ; une fois de plus, on a satisfait aux sciences naturelles de la littérature, en sacrifiant à la facilité des classifications. L’affaire est entendue : Claude de Burine est « amoureuse », comme Debussy fut « impressionniste », ou Milosz ou Gustave Moreau, « symbolistes ».

Donc, Claude de Burine, poète de l’amour. Bien sûr ! Mais quand nous le disons, Messieurs de la Critique, n’allons pas croire que nous classons le dossier ; notre jugement définitif n’a que l’apparence d’un non-lieu. Car une chose est frappante, que nous ne soupçonnions peut-être pas, c’est à quel point nous disions vrai. Oui, d’amour vit un poète capable d’écrire :

Toi seul étais le fer,
Toi seul, la flamme,
Toi seul étais le mot qui brûle
Et qui inscrit ton nom
Sur ma peau
Pour qu’elle brûle avec lui.

Et de tellement d’amour elle vit, que c’est aussi de tellement de mort :

Je rentre avec toi
Dans ta peau
Dans ton miel
Dans ton ventre
J’ouvre et je dis :
« Je prends ma part :
Je dis que j’aime
Un mort-vivant »
Je sais comment la terre te mange
Ce qu’elle a fait de tes yeux
Et le ciel noir
Qui a coulé d’eux.

On voit qu’il ne s’agit pas là d’un mince érotisme ; si Claude de Burine est poète de l’amour, cet amour se révèle aussi cosmique que charnel, profondément enraciné dans notre univers, un amour dont les attaches les plus évidentes comme les fibres les plus secrètes sont avant tout telluriques :

Je viens de la terre
Je suis née de l’arbre
Je parle terre
Je signe verdure
……………………………
Je suis assise
Dans l’évidence
De la terre aux oiseaux
Dans la pâte ancienne des saisons

Mais il y a plus : l’amour, chez Claude de Burine, est amour du temps, et l’on se risquerait presque à dire – loin tout de même d’un pathos nietzschéen – amour du destin. Le temps, le véritable objet de cette poésie – comme peut-être, même invisible et insu, de toute poésie –, en est aussi la demeure intimement habitée. Certains poètes méditent le temps comme un maître ennemi. Ils écrivent contre le temps, ou même, dans un effort plus métaphysique, hors du temps, vers le « rien » et le « personne ». Pas Claude de Burine : elle, par toutes les strates du temps, recompose sans cesse les moments, les êtres, les choses, les territoires. Elle sait vivre dans le voisinage de ce qui, devenu absence, maintient dans le souvenir l’insoutenable précision d’une présence :

Est-ce ta main de l’ombre
Que je touche
Ou ta main de vivant ?

D’être habité, arpenté, choyé comme un dieu, d’être aimé autant que redouté, le temps s’avoue presque vaincu dans son terreau de mémoire. Là s’élèvent, croissent, s’alanguissent et meurent les figures que partage l’amour entre le corps et l’âme, l’autre et le monde :

Être là,
Te savoir, t’apprendre.
Savoir que je puis te coucher
Dans mes yeux,
Te coucher dans ma bouche,
Toi, debout,
Contre la table épaisse des saisons,
Moi, à genoux,
Sous les larmes amères de l’automne.

L’amour se fait ainsi l’imagier du temps. Car on a compris que, loin, par exemple, du célèbre « Méfie-toi des images » d’un Philippe Jaccottet, loin des défiances maintes fois exprimées par tant de voix – souvent des plus grandes – de la poésie contemporaine, Claude de Burine produit les images les plus émouvantes avec tout le naturel d’un beau végétal qui donne sa floraison puis sa véraison souveraines. Là où l’on pourrait, au reste sans aucune nuance de reproche, parler d’une poésie « advenue », résultat d’une culture méditée, l’image, d’être véhiculée par trop de projets en esprit, paraît souvent forcée. Rien de tel chez Claude de Burine. Elle est poète né : chez elle, les images procèdent d’un jaillissement spontané, elles ne savent même pas qu’elles sont images. Il n’est que de feuilleter ces poèmes au hasard pour s’en convaincre ; voici, par exemple, le début d’un superbe poème, intitulé Homme : celui qui dirait : Dieu ?, tiré du recueil Le Pilleur d’étoiles. C’est fou, ce qu’un vrai poème qu’on écoute peut vous « donner à voir » :

Tu es né d’un bracelet d’étoiles,
Tu le sais,
Tu es né du ventre de la mer,
Tu le sais.
Je suis, moi, celui qui se cache,
Que tu appelles,
Qui ne répond pas
Sauf peut-être,
Dans la province blonde du narcisse,
Le lait des lys et du muguet
Ou quand les grilles, en ville,
Se teintent de sang
Parce qu’il faut bien
Que les vingt ans se passent

Si tu dis que mon nom
Te faisait penser à un vol de mouettes
Dans un ciel fort
Ou encore à ce frémissement
Des libellules
Sur un ruisseau qui y consent
Ou encore, à ce papillon de l’été,
Orange, parce qu’il a volé le cœur du soir
Je te dis que c’est vrai
Et que je suis les cailloux blancs
Qui tintent dans les poches
De ta jeunesse absente.

Je ne voudrais pas achever cette brève incursion dans la poésie de Claude de Burine, sans citer aussi quelque peu du poème intitulé Ce chant, également tiré du livre Le Pilleur d’étoiles. Au « Méfie-toi des images » de Philippe Jaccottet, semble maintenant faire écho le « Se méfier des mots » de Claude de Burine. Tant de poèmes, hélas, ne sont faits que de mots. Notre poète, elle, a la sagesse – et pourquoi ne pas dire l’aristocratie ? – d’une connaissance intime qui transcende les mots. Elle le dit elle-même avec transparence et beauté, et je la laisse vous parler des mots avec les siens, qui seront pour moi les mots de la fin :

Ce chant de traîneau dans la neige
Que font parfois les mots
Se méfier des mots,
De leurs fanfares d’été
Quand Juillet allume ses phares

……………………………………………….

J’ai marché
Au bord des eaux calmes
D’un étang de pays
Dans les forêts
Où les clairières autorisaient
Les nuits d’étoiles et de vent,
La venue du bouc sombre,
Je n’étais pas avec les mots
J’étais avec le ventre tiède
Du bonheur,
Il sentait l’écorce, la jonquille
Et les mots s’éloignaient
Comme des ombres
Qui prennent les trains de la pluie.

[[ Le Pilleur d’étoiles a été publié en 1997 aux Éditions Gallimard.]]

©Paul Farellier

« ET LA LUMIÈRE A RI »

À l’épreuve des douceurs cruelles du vivre, un vocatif qui porte, à soi seul, la tension de l’espérance et de la tragédie[[Proximité du Sphinx, Intertextes éditeur, 1991.]] ; un appel – celui d’une âme impérieuse dans l’immensité comme dans les recoins du temps : c’est cela qu’on entend d’abord à travers l’écriture de Gabrielle Althen. D’étranges mais limpides priorités sont assignées : La première tâche en ce monde : se pardonner d’exister./ La seconde est de s’étonner.[[Ibidem.]] L’urgence est ainsi déclarée d’une quête – qui se déroulera somptueuse – pour donner un destin au mystère et à la beauté du monde, pour l’orienter dans l’amour, peut-être même vers celui d’un Dieu : l’étonnement définitif primant la connaissance et perpétuant le coup de foudre.[[Ibidem.]]

La vie, ses innombrables épisodes qui font lutter l’être avec le temps – C’était déjà le temps où tu étais blessé à l’être[[Présomption de l’éclat, Rougerie, 1981, Prix Louis Guillaume du poème en prose.]] – tout son voile d’illusion, voilà le fond sur lequel se déploie l’exigence lucide du poème : La prison nous cajole, braises d’immortalité sous nos pas, voracité des ravins dans l’espace assonant de l’instant ; la moisson est faillible, et cependant nous sommes.[[Noria, Rougerie, 1983.]]

Une lucidité que fortifient surtout les leçons de la création artistique, ainsi cette haute pensée de Georges Braque : Les preuves fatiguent la vérité, que notre poète choisit pour épigraphe, et dont elle dérive le titre-choc d’un de ses récents ouvrages : Sans preuves.[[Sans preuves, Éd. Dune, 2000.]] Certes : dès le départ, rien que l’évidence poétique, celle qui n’a nul besoin de l’étayage des raisons – et la toge tombée dans un geste de pure passion. La « preuve », s’il en reste une ici pour nous illuminer, sera de l’ordre du désir ; ce désir dont on n’est jamais si riche que lorsqu’on a su rétablir en soi le vide premier de tout désir :

J’ai marché, neuve, et la terre était sacrée, je me suis souvenue que je n’avais pas eu de jeunesse, ma vulnérabilité sanguinolente en ayant tenu lieu. […] Cela se fit sans un cri : j’ai forcé la porte du nuage. Derrière l’église, trébuchante sur des ricochets d’or, j’ai soulevé tous les voiles. […] Il n’y a pas de sens ! Il n’y a pas davantage de mots. Mais l’honneur de midi chante sur la porte trop tendre. J’ai transvasé tous mes désirs et tous mes cris.[[Ibidem.]]

Le ton initialement donné à l’œuvre n’a pas varié : celui d’une parole forte et délivrée, qui s’est voulu aguerrir pour affronter un destin. Non pourtant qu’on n’y ait pu goûter ici et là de subtils pianissimi, à la limite du silence dans la trame orchestrale : Mais alors que le monde là bas se vêtait de monts bleus, et que nos soirs seraient doux comme des ventres d’oiseaux, nous étions à cueillir un à un sur le bord de l’espace de purs rameaux de solitude.[[Noria, op. cit.]] De même, dans une pauvreté de saison nue, le poète a découvert que se taire est une cathédrale, une rumeur obscure qui est promesse, dans une surprenante proximité de confidence valéryenne : Petite sœur prête à pleurer, proche de moi, qui es moi. Ainsi encore pour le prisonnier, dans son dialogue flexible avec la fenêtre :

Je voulais d’autres mots à la fois beaux et pieux
Pour le monde qui ce soir accomplit
Son office de calme
[[Sans preuves, op. cit.]]

Mais le plus souvent, le discours reste vigueur, avec d’incisives images (Tous les jours et dans tous les cas, la merveille se fera sourire, sourire d’un ange qui plonge dans son sang, étincelle à saisir avant sa fleur.[[Hiérarchies, Rougerie, 1988.]] […] La mort, nue comme une offrande sur la coupure du verre…[[Sans preuves, op. cit.]]), et il est difficile de ne pas se laisser emporter par le flux de ces livres où tout se fait à la fois mémoire et projection, douleur et plaisir, abandon et désir. Des couleurs affectives enfièvrent la parole, sans cesse engagée dans une lutte, aussi bien cosmique qu’intérieure, où s’opposent et s’allient une soif sensuelle du monde et la demande la plus contrariée d’un Dieu – Il faut laisser, depuis le monde, le Dieu venir au monde.[[Le Pèlerin sentinelle, Le Cherche Midi, 1994.]]

La victoire est en définitive celle de l’Art, affirmée dans la dernière page de Sans preuves (Art poétique) :

Mozart sans poids entre deux pleurs a tant aimé le monde qu’il y laissa frémir la place de Dieu parmi les rires. A peigner si amoureusement la plate-bande terrestre et nos passions, il écrivit entre nos ruses et le plaisir le nom imprononçable.

Est-il besoin de souligner enfin le plaisir de style éprouvé à ces lectures ? Sur le trouble et le mystère, cette parole projette en effet les plus claires lumières : Elle dévisage l’habitable vivant.

©Paul Farellier

(Contribution au numéro 34, consacré à Gabrielle Althen, de la revue Autre Sud, septembre 2006)

Davide RONDONI, Un bonheur dur, traduit de l’italien par Christophe Carraud et Rebecca Lenoir, édition bilingue, préface de Jean-Pierre Lemaire (Cheyne, coll. D’une voix l’autre, 2005, 128 p., 18 €)

Voici qu’une fois de plus opère ce qu’il faut bien appeler la « magie » de la poésie italienne. Dans sa belle collection bilingue, qui nous avait déjà donné à admirer, entre autres, Deux rives de Fabio Pusterla (voir Les Hommes sans épaules, n° 15, p. 157), Cheyne nous invite à respirer maintenant l’univers tout à la fois familier et énigmatique de Davide Rondoni : expérience fascinante d’un vivre absolu au cœur d’un monde où le relatif enchaîne les apparences aussi intimes que fuyantes dont se trame notre quotidien.

Les villes, leurs avenues, Naples, Milan, les faubourgs, les passants, rythment à la manière du meilleur cinéma italien le cheminement de cette poésie qui, dans un style certes tout différent, déambule aussi comme le faisait notre Yves Martin. Une attention extrême aux êtres qui l’entourent caractérise le poète, même à travers l’anonymat des foules urbaines (évocation d’un maçon qui s’est/ changé, maigre, élégant/ dans son pantalon bleu ; dialogue de simples regards avec la bibliothécaire que le téléphone portable divise entre les fiches des lecteurs et les soucis de sa mère : Raccroche,/ allez. Mamà.). Et cette attention, toute respectueuse et passionnée, se déploie bien sûr plus largement dans la proximité familiale (poèmes à la grand-mère, au fils, à la fille). Certaines pages, où la vie la plus sensible affleure sous les mots les plus simples, confinent au chef-d’œuvre et bouleversent de perfection retenue :

Connaître le souffle, avec exactitude
c’est à quoi s’occupent les amants
toucher
l’eau mystérieuse
du visage silencieux

dire mon
amour comme ne rien dire

l’impatiente lumière des doigts
ce qui tremble et n’en finit pas
de trembler.

Une pénétrante et sobre préface de Jean-Pierre Lemaire approfondit les perspectives de ce très beau livre, en attirant en particulier l’attention sur la familiarité discrète d’un dieu dans l’aventure du poème et de la vie, dans l’expérience d’un bonheur dur.

©Paul Farellier

(Note de lecture Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

Raymond FARINA, Fantaisies (L’Arbre à paroles, 2005, 56 p., P.N.I.)

Un livre étonnant et vraiment séduisant. Fantaisies que ces esquisses, nous annonce l’auteur dès le premier vers. Et pourtant ici la poésie, à travers un humour pratiqué avec l’art le plus accompli et une sorte de cruauté dans l’insistance, atteint à des profondeurs où ne parviendra pas tel ou tel recueil de plus « sérieuse » apparence.

De qui, de quoi s’agit-il ? De l’innommé, de l’incréé, mais certainement pas de l’impensé. D’un être d’omniprésence anonyme, frère invisible & insolent, universellement attentif pour voir mieux que [ses] yeux, pour écouter ce qu’on n’entend pas,

ici où il n’est pas venu
là-bas où il n’est pas allé
jamais venu jamais allé

Cet esprit, l’excès même de sa fiction lui confère une présence et une réalité quasi-douloureuses ; Diogène sarcastique, il fait descendre tout bas les Héros de la pensée/ des légendes & des péplums. Mais, qu’enseigne-t-il ?

Une éthique du presque
murmurée
minimale
chantonnée
musicale
une sorte de capriccio
ou mieux – de fantaisie –
bref une éthique fantomale

Peu à peu, à travers l’humble musique, se découvre, Kierkegaard aidant, ce que désespoir signifie. Ce frère serait donc moi-même, surtout si j’évite de le reconnaître, parvenu récemment/ à ce qui semble l’excellence/ dans l’art de l’inutilité.

Se dit
qu’il n’était pas poète
mais avait des ailes
invisibles
un don certain
pour l’indicible
un avenir
dans le silence

Le poète désenchanté s’est trouvé séparé de son djinn, une sorte d’Ariel/ fier d’avoir faussé compagnie/ à un barde qui n’était pas/ le Shakespeare qu’il espérait. Si l’œuvre se veut rien qu’une esquisse, elle se dit aussi accomplissement de l’échec. Et Raymond Farina, d’un seul sourire à la fois léger et grave de Melancholia, parvient à nous mener

vers le point
entre Vide & Plein
entre Tout & Rien

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006.)

LE POÈTE DE L’ÉPÉE

Faut-il soupçonner quelque malice chez mes amis du Comité de rédaction ? Connaissant mon peu de goût pour la bagarre – littéraire ou autre – n’ont-ils pas eu pourtant l’idée, un rien vicieuse, de m’appeler, à décharge sans doute, à la barre de ce procès que décidément je ne ferai pas : celui du « Chambelland polémiste » ?

Je me souviens d’avoir eu, en trois occasions, la relative audace d’exprimer à Guy Chambelland mon étonnement devant cette sorte d’addiction à la polémique dont lui-même mesurait parfaitement tout ce qu’elle pouvait lui coûter : folle dépense de temps et d’énergie au détriment de son œuvre personnelle ; ghettoïsation de sa revue, de ses éditions et, par voie de conséquence, de ses auteurs ; mise à l’index – fatale, qu’on le veuille ou non – dans les cercles et lieux de pouvoir où se décident, au moins pour la vie (car, post mortem, il peut bien rester un petit espoir), toute réputation et toute «reconnaissance».

Mais l’homme était ainsi fait que, tout bien réfléchi, cette absurde adversité elle-même se faisait nouvel aiguillon pour la reprise des combats. À la fin de ces conversations, sentant mon ridicule à jouer les Philinte, je m’inclinais donc, à regret mais non sans respect.

Au fond, Chambelland aimait-il tant à ferrailler ? C’est ce qu’on croit habituellement. Bretteur en poésie : voilà l’image qui persiste sur la rétine littéraire, masquant encore la figure du poète, la vraie valeur de son écriture, le grand style de son authenticité.

Certes, Chambelland reconnaissait lui-même qu’une manière de charge d’allégresse pouvait électriser le sabre d’abordage, et je ne me dissimule pas qu’il y ait eu un côté amour du sport dans sa propension constante à l’affrontement. De même qu’il avait beaucoup fondé sur le dépassement dans la dépense physique – le basket, le vélo, la course à pied –, Chambelland tenait en estime le tournoi des idées, les prises musculeuses de la pensée combattante. Je peux citer à ce propos le passage d’une lettre qu’il m’écrivit en 1991, après une soirée de poésie chez moi qui avait donné lieu à une brève mais sérieuse prise de bec entre deux intellectuels parisiens de nos amis : « Je me suis régalé de l’assaut à fleurets démouchetés de [S.] et [G.]. Ces philosophes sont les catcheurs… de l’esprit ? Noûs ? Parole ? Verbe ? […] » Il ajoutait d’ailleurs : « Nos langages poétiques leur sont quasi lettre morte. »

Mais le vrai, je le crois, c’est qu’il obéissait, plus qu’à leur griserie, à la nécessité morale de ces entreprises herculéennes que lui imposait son dégoût de l’environnement littéraire. Car c’est d’abord son originalité de découvreur, son courage d’éditeur et de revuiste, un refus des concessions à l’air du temps, une indépendance – qu’on imagine blessante pour ceux à qui elle fait défaut – qui lui ont valu, de la part des « réseaux » ce bannissement sournois que nul jamais ne décrète mais auquel chacun obtempère par un scrupuleux silence. Chambelland, que sa combativité n’empêchait pas de rester lucide, jaugeait d’ailleurs avec précision l’écart avec l’institution littéraire que ne cessaient d’accentuer les coups qu’il lui portait lui-même. Et il a traîné jusqu’au bout le regret le plus amer d’avoir « lâché » la chronique poésie du « Magazine littéraire », qu’il avait tenue, en compagnie de Jean Breton et de Jean Pérol, à l’aube des années 70 : position stratégique irremplaçable qui lui eût permis sans doute de lutter avec plus de succès contre la dessiccation du champ poétique en rééquilibrant quelque peu l’influence protéiforme des courants intellectualistes et dogmatiques.

Ce qui, à mon avis, explique et légitime une bonne partie, disons une bonne moitié des querelles que cherchait notre poète, c’est sans doute son métier d’éditeur de poésie : le plus rude métier si l’on considère l’étroitesse du lectorat et, partant, l’inexistence économique d’un marché par ailleurs exposé à toutes les embûches, les tricheries – copinage pour la publication ou la recension, opportunisme pour l’attribution des prix, trucage ou self-service pour les subventions, etc. – ; un métier que ne récompensent ni l’argent, bien sûr, ni les honneurs, encore moins ; et lui valant même souvent, vinaigre au fond du calice, l’ingratitude de ceux de « ses » poètes qui, une fois « arrivés », s’empressaient d’« oublier » le tremplin qu’il leur avait offert à leurs débuts et supprimaient toute mention bibliographique de leurs premiers ouvrages (expérience maintes fois répétée, avec parfois des noms devenus « grands »).

Quant aux débats – de fond et de forme –, aux disputes d’art poétique pour lesquelles il faut bien dire qu’il ne céda jamais sa part, rien là qui veuille explication, encore moins légitimation : il ne faisait qu’user de la plus belle liberté de son esprit et de son droit élémentaire à défendre les valeurs d’émotion qu’il se vouait à servir.

Mais je crains qu’ici, insensiblement, mon « papier » ne finisse par se consumer dans des odeurs d’encens, lesquelles au demeurant auraient incommodé l’encensé. Je dirai donc, différant alors un peu de mon rédacteur en chef, que si je reconnais bien à Chambelland « un ton critique de haute voltige », je suis moins sûr qu’il ait fait preuve en toute occasion d’« une pertinence rarement égalée ». Et je peux témoigner aussi que lui-même, en privé, ramenait parfois à de plus justes évaluations son jugement sur les contemporains ; c’était le cas, précisément, s’agissant du poète des Testaments et du Tourment de Dieu : entre eux deux pleuvaient certes les invectives, mais quant à celles de Chambelland, elles n’étaient pas haineuses ; et il savait reconnaître que son adversaire « n’avait pas écrit que de mauvais poèmes », litote à prendre, dans son style personnel et compte tenu du climat tendu, comme particulièrement élogieuse. Il avait tenté d’ailleurs de renouer ; c’est ainsi qu’il adressa, à la façon de Mallarmé, Le Harem, réédité au Pont sous l’eau :

« La bonne humeur d’Ernest d’Hervilly puisse-t-elle
Gagner Alain Bosquet, 32 rue Laborde
Paris, et faire que nous recausions au bord’
D’une table où vider un pot et la querelle.
»

Invitation restée sans réponse, parmi quelques autres, mais relatée par Chambelland dans le numéro 2 de L’Anarque (page 5).

Je voudrais terminer en invitant ceux qui ont la chance de posséder l’unique numéro de L’Insolent et les trois numéros de L’Anarque à relire les pages de rosserie de notre poète : certaines sont d’une drôlerie rare (je pense par exemple à Prix de poésie – La duchesse reçoit à 6 heures, dans L’Insolent, page 2) ; d’autres sont plus graves, dans la dénonciation des tares d’un « système » qui n’a pas vraiment changé depuis ; on peut lire, entre autres, l’article intitulé L’événement 86, consacré à l’anthologie « ••• » de *** (in L’Insolent, page 14), où Chambelland (Maxime Duchamp), après s’être étonné d’y trouver certains poètes prestigieux, à première vue insolites dans ce bréviaire qui se voulait « anti-bourgeois », en vient à ce diagnostic :

« En fait, cette anthologie à prétention et à dominante modernisante, novatrice, accepte tout écart à partir de certaines personnalités nécessaires à la carrière mondaine. ***[[Chambelland donnait les noms: il n’avait pas de nos prudences!]] lui-même, poète, est en contradiction avec l’orientation majeure de son livre : il n’est bon que lorsqu’il est élégiaque, rétro ; redisposez ses lignes de façon classique, c’est une sorte de sous-Verlaine (ce qui est tout de même, de ma part, un compliment). Au vrai, et les déclarations de principes ramenées à la valeur d’un blabla politique, cette anthologie est un fourre tout, d’à peu près tout ce qui n’a pas constitué le meilleur de la poésie des années concernées. Mais c’est ici même qu’elle est significative du terrorisme au sens paulhanien à quoi est soumise la littérature aujourd’hui, et la poésie plus que tout autre genre, puisqu’elle n’a pas de public qui puisse constituer un contre-terrorisme. »

Le polémiste se dépasse en historien des idées par qui l’on peut voir plus clair dans l’évolution des esprits. Il démystifie les panthéons usurpés, comme les idoles dont soudain se fripe la baudruche. Il rend toutes ses chances à la poésie, dont il n’a cessé de porter témoignage.

©Paul Farellier

(« Témoignage », in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)

À PROPOS DE COURTOISIE DE LA FATIGUE

Sous l’invocation d’un poème d’Ilarie Voronca[[Dans Contre-solitude, 1946.]] , dont il reprend le titre – répété en exergue –, Guy Chambelland publie en 1971 l’un de ses tout meilleurs livres. Les vers de Voronca faisaient à eux seuls une superbe lecture, porteuse d’un sens irréfragable :

Le songe ne visite pas le téméraire, l’homme debout,
Et la mort demande une grande douceur. L’allongé
Connaît la noble courtoisie de la fatigue,
Son corps est l’ornement à la mesure de la terre.

[…]

Vous rêveurs, vous hommes horizontaux qui attendez
La femme à la beauté immuable, la mort,
Salut à vous, couchés dans le sable ou la boue,
Vous, gloire des navires au fond des océans.

Voici donc qu’à travers un poème, la valeur d’une vie naissait de son aimantation par la beauté immuable et féminine de la mort. Chambelland, faisant alors siennes les paroles de Voronca, s’enrôle noblement dans cette cohorte de l’ombre. Du même coup, son propre livre endosse ses vraies couleurs : celles d’une somptueuse agonie, vécue par le poète dans la vigueur de ses plus belles années. Un sonnet (intitulé aussi Courtoisie de la fatigue) détaille ces beaux miroirs où se perdre jusqu’à l’orgueil/ des inévitables défaites :

D’une cigarette le masque
le poids des lampes dans les yeux
la misère la mort le casque
d’une blondeur où ment un dieu

Car, à la poursuite obstinée de l’échec, c’est bien la mort qui est passionnément habitée dans ces pages, y compris dans leurs moments de plus intense dévoration du vivre. La mort n’y est pas remisée au placard d’un futur, dans la parenthèse d’un après ; non pas l’avenir d’une vie, mais son expérience actuelle, sa compagne la plus immédiate et la plus quotidienne. On vit sa mort, on meurt sa vie. Et vie et mort cessent d’être érigées en substances distinctes ; le poème les fond en une seule et même réalité – celle qui s’éprouve par privilège dans le vertige obsessionnel du sexe :

Ovales purs
mufles de poils
fruiterie de seins sur fûts de jambes
choses à main chauffe cœur brûle couilles
reste ah oui par delà chacune
l’eau anonyme, panique, des yeux
où le suicidé plonge encore
jusqu’à sa mort toujours vivante.

***

Aux innombrables figures féminines qui hantent ces pages, s’accolent le plus souvent les épithètes d’un insoutenable mépris misogyne – « bourgeoise », « pute », « pucelle », « marie-salope », « communiante » !… – où ne sont cultivés ni le poétiquement ni le politiquement correct. Fureur dans la transgression verbale qui n’a pourtant rien à voir avec ces catégories de l’actuelle bienséance médiatique (laquelle, jamais choquée par les pires vulgarités du genre « télé-réalité », s’émouvrait sans doute à ce seigneurial délire si elle le connaissait ; mais son ignorance l’en protège). Nous croyons plutôt que le poète châtie ce qu’il adore, jouit d’infliger des caresses viriles, de proférer les brutales évidences du sexe, de même que le ravit ce souvenir féminin : « je n’oublie pas tes mots de haute ordure ».

(Haute ordure : n’oublions jamais nous-mêmes le Chambelland fasciné par les cycles arthuriens et qui poursuit son Graal : L’important, c’est le fuyant. C’est ça, le Graal. Or, chaque fois qu’est ici entrevu ce Graal, c’est précisément dans la faille de l’ordure.)

Il est une de ces femmes qui, sous la plume, réapparaît plus souvent que les autres. On la distingue au moins quatre fois au fil des pages, dans la mémoire ou dans le rêve de plusieurs débauches : pâleur d’un visage enveloppé d’une coiffure en bandeaux aile de corbeau, incarnation parfaite de la Beauté – que Chambelland entendait comme sexe de l’âme. Dans l’un des textes : Partie – une prose magnifique, peut-être la plus décidément « hard » – elle réunit sur elle et en elle les vigueurs conjuguées de deux amants dont on ose espérer qu’ils n’étaient pas de pur hasard. Des détails intimes de cette « rencontre », l’un des deux hommes s’est fait le « narrateur », sans aucune « neutralité », bien sûr, mais au contraire dans un éblouissement de style qui nous conduit du passé simple au simple présent, des préliminaires jusqu’à la retombée des actes accomplis. Et que dire de cette admirable fin de « Partie » ? Vertige d’étreintes évanouies, exténuation mortelle des sens – une splendeur à la Baudelaire qu’un Gustave Moreau aurait repeinte, avec ce double regard taurin sur la nouvelle Pasiphaé :

« […] Debout au bar, l’autre et moi, la regardons. Etendue sur le dos, les traits comme épurés par la tension extrême de la tête renversée hors des coussins, elle rêve, bouche encore entrouverte cuisses déliées, le cul à peine visible sous la toison où bâillent les lèvres tuméfiées comme les roses après l’orage. Quel dieu, toi aussi, attends-tu donc encore, orné du double membre qu’exigea ta femellité ? Heure du dégoût, ta beauté nous boxe pourtant, de l’attache porcelaine des chevilles au fard putain des paupières retombées. Hanches maternelles, seins communiante, quel simulacre de veillée funèbre commençons-nous à la pâleur lunaire d’un visage rêvant sans nous notre acte sous les bandeaux corbeau de la chevelure à peine défaite ?

Il m’offre une cigarette et nous fumons.

Nous aurions pu tomber plus mal.

Scotch ou framboise ? lui dis-je. »

De même que cigarette et whisky n’ajoutent là qu’une bien légère touche de profanation cynique – ha ! les deux aimables voyous ! – de même le mot « cul », d’ailleurs concédé « à peine visible », ne parvient guère à avilir le sublime : cette beauté violentée des « roses après l’orage ». Faut-il au reste s’interroger sur le vrai sens, pour l’auteur, de l’irruption répétée de certains mots à la crudité agressive, dont ce dernier n’est après tout que le moindre ? Guy Chambelland en attendait-il un « surcroît d’authenticité », comme Pierre Perrin en esquisse l’hypothèse ?[[Pierre Perrin, L’Amour à Mort, in revue Les Hommes sans épaules, n° 7/8, premier trimestre 2000, p. 56.]] Il est bien difficile d’en décider. Mais on peut au moins mesurer l’effet « objectif » d’une telle dissémination de termes tirés parfois du plus bas registre. Rien à voir avec la révolution romantique : quand Hugo – audace qui aujourd’hui prête à sourire – fait entrer en poésie un « pourceau »[[Le pourceau égorgé, cette « bête difforme, affreuse, exténuée », qui fait pencher la balance de Hugo-Jehovah en rédemption du Sultan Mourad et en rémission de ses crimes contre l’humanité… (La Légende des Siècles).]] , il en escompte et en obtient un supplément épique pour le poème, il gagne du pouvoir poétique. Chez Chambelland, le recours délibérément brutal à un lexique avant tout sexuel nous semble remplir une fonction d’une autre nature : ces mots crus éclosent à l’évidence dans les plus beaux moments de cette poésie, comme s’ils voulaient l’empêcher de verser dans le « poétisme », comme s’il fallait à tout prix, sinon punir, au moins atténuer ou prévenir l’envolée lyrique. Paradoxalement, ils seraient ainsi le signe, non de la provocation, mais, bien inattendue, d’une authentique pudeur qui sait tromper l’ennemi.

***

Dans un envoi à un dédicataire tardif (1989), Chambelland note de son livre : « ces vieux essais de mise au monde ». La grande question était donc bien : comment vivre ? Ou, plus cruellement encore : le poème pourrait-il sauver le vivre ? Offrirait-il ces quelques mots peut-être, où habiter, où exister un peu, où subtilement, et pour rien, se nuancer ? Encore fallait-il, pour cela, que la poésie ne pût se soustraire à l’exigence d’authenticité humaine :

Poème je te veux
non pas poker d’images où le plus malin triche
mais l’homme même avec ses muscles et sa tripaille

[…] cette poussée d’images à jamais viscérale, ce vieux silence humain à formuler toujours pour exister un peu…

Dans le mal vivre, dans la douloureuse vanité d’un théâtre vide,

Seul alors s’en tire le poète

Il ne le peut que par ses dieux personnels, ceux qui naissent d’un songe où le dépassement ne fait qu’avérer l’homme :

Si je ne rêve pas je ne peux exister
sans les dieux que j’invente la mort couve l’été

[…]

Impuissant à mourir et maladroit à vivre
que de grandes images encore je m’enivre

Pourtant, ce recours, cette demande de salut, n’est pas le fait d’une confiance naïve et sereine. Les pires doutes se sont emparés du poète ; ou bien il échoue à écrire le poème, ou bien la parole poétique, même aboutie, s’absente en elle-même :

Beauté Misère
chaque jour je vous vis dans un ordre contraire
je vous dis vous écris
je prends conscience
manque le poème

[…] quand nul hasard fabuleux ne fulgure plus sur tes vocabulaires, quel est ton prix, parole du poète, condamnée à dire le silence, l’absence du poème ?

Ou bien encore le poème, sitôt qu’il s’est écrit, se frappe d’annulation :

[…] au bout des mots où les choses se dissolvent
l’image exacte de ta nullité, poème.

Comme en intimité avec la mort, épouse de tous les instants, l’échec plane ainsi en permanence sur l’écriture de ce livre, alors même que sa lecture ne cesse de nous éblouir : une persévérante insatisfaction dans l’indicible et l’incommunicable, rompue de loin en loin, le temps d’une fascination de sexe ou d’une image inespérée.

Et néanmoins, à celle qui reçoit l’hommage final, revient la victoire, avec l’épée du chevalier :

une fois de plus toujours nouvelle
immémorialement neuve
je te salue poésie

©Paul Farellier

(Etude, in Les Hommes sans épaules, n° 21, 1er semestre 2006)

Françoise VALENCIEN, La Mue – (Éditinter, BP 15, 91450 Soisy-sur-Seine, 2005 ; 72 p., 11 €)

N’y a-t-il pas à s’étonner devant les réussites des nouvellistes ? – des bons, s’entend. Il s’y révèle un art dont on éprouve d’autant mieux l’effet, que la cause et les moyens demeurent finalement mystérieux. Certes, cela pourrait se dire aussi, et même d’abord, de la poésie. Mais, moins attendu peut-être, le charme des nouvelles, surtout dans l’exemplaire sobriété de ce petit livre de Françoise Valencien, s’avère plus paradoxal : le plaisir, l’émotion, l’avidité de la lecture, la sorte d’affection dont on se prend pour cette voix qui raconte, et pour les êtres qu’elle suscite, tout cela naît d’une prose sans apprêt et de peu d’ouverture, d’un discours de confinement au réel le plus quotidien. Il est vrai que ce réel dissimule, de ci de là, un humour tendre et, plus souvent, des drames à la modestie déchirante.

Françoise Valencien, poète et prosateur, affectionne tout particulièrement le récit de la vie proche. Elle y débusque les secrets de l’immédiat. Jamais elle ne dédaigne l’esquisse sur le motif : ainsi dans les « brèves » qu’elle publie régulièrement et qui ne cessent d’affiner son art.

Avec ce dernier livre, elle nous fait exister pluriels : par le sourire d’un orphelin, ou la discrète fidélité d’une dame de compagnie, ou encore tel dévouement tranquille d’un travailleur social. Vers la fin, l’un de ses personnages réussit une parenthèse dans le quotidien, le bain essentiel qui lui rend le goût primitif de la vie multiple et l’allégresse dans l’Ouvert. Et, nous donnant plaisamment congé avec la remise à l’eau d’un jeune crustacé doté d’une nouvelle carapace, le livre peut ainsi s’achever sur cette souriante parabole justifiant, et son titre (La Mue), et son épigraphe, empruntée à Mireille Fargier-Caruso (Tu vas vers ce qui te fait autre).

Une discrète philosophie de la vie et du monde, dans une écriture d’une parfaite simplicité.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Pierrette MICHELOUD, Du fuseau fileur de lin (Éd. Monographic, CH-3960 Sierre, Suisse, 2004 ; 96 p., p.n.i.)

On ouvre ce livre comme une fenêtre au printemps. Voici que, tout à coup, l’humain aurait retrouvé, même dans sa douleur, comme une sève d’enfance, de longtemps oubliée. Une voix claire nous aurait soudain transportés dans une de ces Arcadie que nous aurions cru pourtant ne plus mériter : séjour d’innocence et de bonheur, parenthèse inespérée pour nos aujourd’hui si lourds !

Et, de fait, le temps ne sépare plus les poètes : la moderne, en invocation, renoue le fil de lin au fuseau de l’antique Erinna, non par désœuvrement futile mais selon son goût de lumière, qu’elle exprime en exergue non sans gravité – la quête d’enfance est un jeu grave :

Me riant des modes
J’ai œuvré à déliter le verbe
En sa mémoire de pierre
Y cherchant des éclats de cristal
D’avant la première mort.

Tout au long des six étapes de ce voyage, dont la première donne son titre au recueil, ce qui frappe et séduit avant tout, c’est une grâce de la parole, parfaitement originale dans le paysage poétique contemporain. Peut-être quelque chose de léger, d’aérien, est-il mieux à même de nous dévoiler, par musique, même le plus redoutable :

Où êtes-vous, chers visages
Qui chantiez
Dans les myrtilliers ?

[…]
Mais loin déjà, le regard
Creusé d’immensité vierge.

On goûte ici une étonnante fluidité de la métrique, presque partout dominée par le vers impair (le plus souvent, pentasyllabe et heptasyllabe, qui sont les vers du haïku et du tanka – et d’ailleurs, six tankas figurent au recueil). Dans l’esprit, un vrai plaisir des sens ; ainsi dans ce poème intitulé Reconnaissance à la pomme :

De la racine à la fleur
De cette fleur à la pulpe
Ma reine des fruits
Mon ambroisie de mortelle.

[…]
Pomme, suave rondeur
En ta chair nacrée !
Eclat d’un sein, au réveil.

Comme dans tous ses livres, l’auteur, au delà des séductions du style, ne manque pas de nous conduire dans les arcanes d’une philosophie personnelle entièrement en recherche de l’unité perdue et de l’Eve originelle. Sur la couverture de ce beau livre, elle nous fait don également d’une précieuse peinture figurant le fuseau d’Erinna.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)