André LAGRANGE, Répondre à ce qui fut (E.C. Éditions, 1 rue de l’Ancien Presbytère, 34230 Campagnan, 2005 ; 110 p., 15 €)

Les livres d’André Lagrange – et tout particulièrement ce dernier titre, dédié à l’épouse que vient de perdre le poète – ne cessent de dire le tragique d’une condition humaine en proie aux obsessions de l’enfermement, de l’individuation, de l’altérité, du mutisme et de l’oubli. Le ton est donné dès l’épigraphe, ce fragment du Journal de Kafka : « … avoir le sentiment d’être attaché et sentir en même temps, que si l’on vous détachait, ce serait encore plus terrible. »

Il s’agit pourtant de répondre à ce qui fut, entendons par là, comme le suggèrent les titres des trois parties de l’ouvrage, de confier à l’avancée de la parole, aux ordres du langage, au chœur à voix haute, le soin de répliquer au déterminisme étroit qui nous enveloppe et nous ensevelit.

L’image onirique d’une marche solitaire parmi les autres/ en grande confusion, qui, hommes ou femmes, dès que le poète s’en approche, s’égarent loin des ordres coutumiers, cette image douloureuse et inquiétante, suscitant l’une des pages les plus fortes de la première partie, nous paraît bien caractériser ce livre. Et d’ailleurs, il n’est pas indifférent de voir cette même page réapparaître, littéralement inchangée, au cœur de la troisième partie de l’ouvrage, comme le retour d’un rêve porteur d’un sens obsessionnel :

je vais parmi les autres

en grande confusion

marchant : gauche droite
à l’ombre de la ville

sans rien pouvoir identifier.

déchirures blanches et noires,

ce sont hommes ou femmes

qui — bras tendus vers
l’éloignement du jour —

s’égarent à mon approche,
loin des ordres coutumiers.

Des poèmes disent le deuil : l’absence… comme une paupière// qui lentement se referme,// s’éloigne de ce « devenir »/ à jamais interrompu. D’autres questionnent au plus profond : qui sommes-nous :// moisissures ou passions. D’autres encore, dans l’émotion, font entendre un verbe évocatoire :

tu es celle éclairant l’obscur

bouche empreinte du dernier écho.

celle qui souffle la parole

énonçant (aujourd’hui comme hier)
un langage devenu muet

— contre les pierres, contre les ruines —
sans un regard

aux hommes fuyant le jour.

celle qui, suspendue à quelle mémoire ?

accroche à l’ombre du silence
un espace demeuré sans
vouloir.

Le poète, metteur en scène de sa propre perte, se remet fondamentalement en question : être le même pour quelques-uns/ ou simple ponctuation devant les autres,// fugitif aux abords de soi […]

Malgré tout, sur le point de refermer son journal de désolation, le poète imprime une nouvelle fois la marque d’un courage renouvelé et laisse percevoir la possibilité d’un sens :

j’écoute replié sur moi-même

cette parole venant de toi… des autres

dans l’allègement du dire et du vouloir
tel un support qu’il m’appartient,

ce jour, de joindre au reste du monde.

pareil au mot étranger dans sa langue
je me hasarde — sur quelques entendements —

afin de reprendre voix en la demeure,

une articulation fixée entre mes lèvres :

une signifiance pour chacun.

Lecture impressionnante et d’une grande intensité.

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

Roger GONNET, Le Matin, la Lumière (L’Arbre à paroles, coll. Le Buisson ardent, Maison de la poésie d’Amay, BP 12, B-4540 Amay, Belgique, 2005 ; 26 p., 5 €)

À suivre Roger Gonnet de livre en livre, on constate une double évolution de sa parole poétique : la trame verbale se resserre, sa portée mystérieuse s’allonge. Ainsi en est-il encore avec ce tout petit carnet dans l’élégante collection du Buisson ardent. Il y a là deux suites : Le matin, la lumière tout d’abord ; puis, plus brève encore et plus ramassée : Les pierres crient.

Le souci éthique d’une fidélité reste bien présent : il s’agit de Donner des étoiles au mystère,/ Le point d’orgue aux soirs ; d’assurer la continuité sensible, le passage, même si la seule question reste sans réponse : Pour quelle rencontre, et pour quelle mort ?

Un Éros se revendique aussi, dont l’ubiquité ne laisse pas de transparaître :

Ton regard jeté avec les vêtements,
La lumière sur l’étendue défaite
Tes mains s’ouvrent ; ce qui vient déborde,
pénètre…
Met un sourire dans la nuit des yeux.

Une joie de vivre pourrait même s’exprimer, mais sa parole imminente suscite aussitôt l’obstacle :

Ecartant les seules paroles possibles
Les ombres effacent
Ce que chaque mot tente de reconstruire

Aussi, dans ce matin, à travers cette lumière, la vérité qui frappe, c’est bien celle-ci :

Il n’y a rien entre deux morts
Que le nécessaire pour ensevelir

Des images saisissantes de pureté et de dépouillement pour dire « l’éternel retour » de la perte et de la ruine :

Temps solide
Tombé du mur
L’arbre arraché
Le cratère renaissant

Et le poète, visionnaire, dresse l’ultime paysage de notre destin :

Nos yeux volent
Vers des demeures écroulées,
Des friches où brûle la vérité

Peu de pages certes, mais tant de poésie !

©Paul Farellier

(Note de lecture, in Les Hommes sans épaules, n° 20, 2nd semestre 2005)

HENRI FALAISE (1948-1999), UNE MÉMOIRE D’ÉTERNITÉ

Pendant la deuxième moitié d’une vie trop brève, Henri Falaise révéla une poésie parmi les plus troublantes et les plus mystérieuses que nous aura données la fin du siècle.

Peut-être le charme (au sens premier du mot) qu’elle exerce dans l’esprit provient-il d’abord de ce qu’elle allie, à une extrême richesse et diversité de ce qu’elle donne à voir, une authentique simplicité, pour ne pas dire une humilité, dans le ton même de la voix. Mais ce charme opère aussi à partir d’une évidente empreinte surréaliste : les délicatesses d’un Delvaux, l’insolite d’un Chavée se fondent dans une voix toute personnelle et originale, sans aveu d’allégeance, semble-t-il, ni adhésion raisonnée à une doctrine ; simplement selon la pente instinctive d’une création apparemment « naturelle », parce que souvent exposée, même dans la minutie de son exécution, aux vertiges d’une écriture automatique. Toute une part de l’œuvre de Falaise demeure ainsi enfouie dans une profondeur d’énigme dont le paradoxe est de ne faire sens que par l’indécidable de ses mots. C’est surtout dans Le Cycle des Oiseaux (in Le Pays de Geneviève, 1988), que ce pari poétique est porté à l’extrême. Mais il commande bien d’autres créations de ce poète ; nous citons plus loin, dans notre choix de poèmes, deux des textes les plus étincelants appartenant à cette veine : ce sont les deuxième et troisième de notre sélection. On en remarquera l’étrange beauté qui fait qu’on se tient en leur pouvoir : l’autonomie des mots l’emporte sur tout vouloir comme sur toute censure.

À noter que nombre de poèmes de Falaise, même dans l’étendue d’une grande page, ne sont formés que d’une seule phrase. Sa course peut traverser cinquante univers, déployée à la faveur des incidentes ou des relatives : aisance et agilité d’une plume que ne soucie nullement l’essoufflement possible du lecteur.

Il y a là, dans cette convocation impérieuse des réalités les plus éloignées à travers les plus proches, quelque chose qui, par des moyens différents et bien personnels, rivalise avec les plus hautes ambitions de l’image reverdyenne, ou encore n’est pas sans rappeler la cursive follainienne manifestant la profonde unité des mondes multiples ; quelque chose également qui ressemble assez, quoique, à notre avis, avec plus d’efficace et de réussite, aux « oraisons » baroques, aux concaténations, aux défis syntaxiques d’un Edmond Humeau.

Mais la liberté des mots, l’autonomie du signifiant trouvent aussi, dans l’œuvre de Falaise, une limite qui, loin d’être synonyme d’échec, en assure au contraire le véritable aboutissement poétique : nous voulons parler de ce trouble nostalgique partout sensible chez Falaise, de l’émotion reine de sa poésie. On devinera plus loin, à travers la sécheresse d’un résumé biographique, ce que fut en effet, pour ce créateur, la donnée de départ : à peine né, orphelin de mère ; à peine adolescent, orphelin de père. Même si l’on se refuse à l’idée déterministe et réductrice d’une poésie dictée par le manque existentiel, comment dénier à ce double déracinement sa valeur révélatrice, sinon productrice, d’un destin poétique ? Quelles furent et ne furent pas les sources absentes où la mémoire si cruellement élaguée d’Henri Falaise ne cessa de puiser ?

Peu de poèmes, dans cette œuvre vaste, où l’on n’entende pas vivre et revivre un passé aux présences à la fois fugaces et insistantes, une enfance jamais quittée, dans chaque mot, comme le dit le poète, un leurre et une gloire :

Réconciliée,
la pomme cueillie
appartient
aux confidences du temps
et nous la nommons
parfois
dans l’interdit
pour accepter
au retour du chemin
le paysage fragile
de notre éternité

Et de fait, une lutte avec le temps s’est engagée, parfois perpétuée en litanie avant les jours innombrables ; le poète s’est placé au cœur élu/ de cette intimité/ immense, là même où, dans l’orage, il peut inverser le flot, où, même/ foudroyé/ tout l’avenir/ [lui] revient en mémoire. D’abord, presque sans le savoir, puis peu à peu le sachant, Henri Falaise s’était mis en quête nostalgique d’une éternité. Elle vivait dans l’instant qui meurt, dans la fragilité, la mélancolie, dans le détail d’une ancienne broderie, sous le voile d’une photo sans date :

[…] et je me dis
que le matin
l’éternité
est un apprentissage
qui s’enchevêtre sans raison
dans la simplicité
de la mélancolie
[…]

À poursuivre, sinon à rejoindre, cette éternité, le poète en est venu à récuser la voix de la « vérité » ; il agite le voile de la Maya : peu à peu, j’écris dans un poème où seule l’erreur est lucide, écrit-il en ouvrant son recueil Les Beaux Miracles par un admirable manifeste que nous n’avons pas manqué de reproduire en tête de notre sélection. Il va jusqu’à révéler la présence, l’ultime survivance de ce qui n’existe pas (dans un texte de 1997, dédié à ses enfants, où il « commémore » son propre centenaire… en 2048) :

[………….] Ensuite elle regardera des photographies. Il y aura là une femme aux cheveux bistre fort effacés, un vieux lundi de passerose, et des noms de famille qui ne lui disent rien. Peut-être même quelques paysages […] elle se dira hâtivement qu’en quelque sorte, en des temps éloignés, le souvenir de sa mémoire achevait en rêvant ce qui n’existe pas.

En l’an 2000, les éditions de L’Arbre à paroles (Maison de la Poésie d’Amay) ont réuni en deux forts volumes toute l’œuvre poétique d’Henri Falaise, avec une préface de Jean Tordeur. Les premiers poèmes, si prometteurs, tous les inédits, y rejoignent les recueils publiés chez différents éditeurs. L’ensemble forme un monument non seulement par les proportions, mais aussi par la richesse et la variété de ses parties. S’il permet d’approcher l’émouvante personnalité de son auteur, il donne accès surtout à des perspectives encore mal explorées, mais fascinantes, de l’aventure poétique.

©Paul Farellier

(Note introductive à une biographie résumée et à un choix de poèmes, in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Pierre GARRIGUES, Fragments du désamour (L’Harmattan, 2004, Paris ; 62 p., 10 €)

Proses rigoureuses d’un amour – et beaucoup plus encore dans ces pages magnifiques : le chant douloureusement métaphorique d’une non-possession universelle, sous la lumière méditerranéenne et les bribes tenaces de la pensée philosophique ; l’être toujours insaisissable sous le corps caressé, avec pourtant les minutes miraculeuses d’une présence qui fuit ; l’éros, désespérément servi pour les instants d’anamnèse torride qu’il semble offrir à tout l’humain, nommé ou innommé, mort ou vif ; et son alliance décisive, dans la parole, avec l’éclat du jour, de la mer et des pierres pour donner une évidence, pour redonner une innocence, à nos jours improbables.

Poème pour inscrire l’amour et la vie dans la souveraine mémoire, où passaient les mots que nous n’avions pas dits, les gestes que nous n’avions pas faits, je sentais ton haleine tiède remonter du fond des temps et de la mémoire, comme si nous nous rapprochions de l’essence même de la vie : ouvrir, fermer les yeux à la clarté du jour.

Vous qui, comme tous et toutes, attendez, vivez ou regrettez l’amour (car que faisons-nous d’autre en cette vie ?), ce livre est écrit pour vous, à la fois violent et contemplatif, partageant les profondeurs de l’instinct comme de la pensée. À notre avis, un chef-d’œuvre.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Mireille FARGIER-CARUSO, Silence à vif (Paupières de terre, 2004 ; 100 p., 13,50 €)

Qu’est-ce que vivre, et comment ? Questions lancinantes qui semblent traverser tout le poème chez Mireille Fargier-Caruso. Nous habitons ce monde-là/ qui n’est pas le nôtre : quelle vérité triomphe-t-elle du non-sens où nous demeurons ? On remplit nos mains/ On ferme nos maisons/ On empile des signes/ Des objets des occupations/ Sans cesse on tente de ranger/ Le désordre du monde

En ce monde inévitable, seul l’amour, dans son commencement solaire inconditionnellement bon, tisse des accords bleus : […] Nous vivons l’intervalle/ Une brèche d’amour […] Quelqu’un pose à nouveau/ Une main sur nos tempes/ Pour adoucir la nuit/ Encore cette fois/ Nous portons le futur

Le poème sait dire les élans et les chutes – on veut l’illimité le partage/ puis retombe le chant au sol/ comme un caillou – mais il s’affirme comme son propre dépassement : Pour connaître/ un autre soleil/ une barque/ jusqu’à l’infini/ du neuf/ encore une fois// nous sommes/ plus loin que nous

Cela seul nous permet d’affronter la limite et l’effacement ; de n’avoir, humbles, à valider dans notre vie que son petit tas de jours.

Une poésie foncièrement authentique, grave, et qui refuse tout effet de style. Malgré le sombre du thème, lecture en définitive réconfortante comme tout ce qui sait faire face.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Claudine BOHI, Une saison de neige avec thé (Le dé bleu, L’idée bleue, 2004 ; 85310 Chaillé-sous-les-Ormeaux ; 88 p., 12 €)

Sous la grâce de ce titre d’allure intimiste, voici un livre enfin essentiel, une poésie première comme on eût dit autrefois une philosophie première. Claudine Bohi a toujours parié pour l’absolu, y compris dans l’éblouissement charnel de ses débuts poétiques, et nous voudrions dire pourquoi son nouveau livre pourrait bien donner à chacun d’entre nous le signal d’alerte dont le destin tient parfois le secret.

Trois parties dans cet ouvrage, trois moments de la conscience : d’abord l’invocation du phare, Cette lumière (Elle est/ ce qui conduit le sens), une lumière innommée aussi brillante et d’exacte présence, et aussi inconnaissable que le foyer mythique aux abords de la caverne ; ensuite Une saison de neige avec thé, l’instant d’expérience sensorielle et poétique où, à travers la douceur d’une neige créant le vide et d’un thé qui brûle le mot sur la lèvre, se révèle, non plus un vouloir vivre, mais un vouloir dieu (Tu veux/ le Verbe […] une parole qui s’abouche/ au vent/ conduit le paraclet) ; enfin l’aboutissement du triptyque, Vous – car presque toutes les pages commencent ici sous ce pronom qui nous désigne tous et dans lequel chacun, et surtout quiconque se mêlant de poésie, se reconnaîtra : Vous êtes/ ce goût de la lumière/ dans le ventre/ ce désir de passer/ au-delà de vous-même/ l’appel de cet amour/ qui désenchaîne/ du mourir

Lisez et relisez ce beau livre, tenez-le au chevet. Nous savons qu’il vous apportera beaucoup.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 19, 1er semestre 2005)

Derniers rivages, Jean-Paul HAMEURY, Folle Avoine, 2004

Sur le chemin d’exploration douloureuse de notre condition qu’il parcourt d’ouvrage en ouvrage, et sondant encore plus loin peut-être, par ce nouveau livre, l’angoisse des destins humains, Jean-Paul Hameury nous conduit ici en un périple incertain à la poursuite du terrible, aux limites du risque, de l’aléa mortel. L’enjeu : un gain de connaissance tiré de l’insu ; un épi de sagesse glané à l’obscur.

En touchant à ces Derniers rivages, peut-être faudrait-il déjà interroger ce titre. Dans l’acception commune, un « rivage » ne peut manquer de parier sur son au-delà ; c’est le bord de quelque chose d’où l’on regarde ou essaie d’entrevoir autre chose : de la terre, une mer ou bien d’autres terres ; du présent, un avenir ou encore le passé, qui est l’avenir de la mémoire ; de la vie, une divination de la mort. Mais le poète ici nous arrête :

Toute terre désormais
est terre lointaine.

[…]

les lendemains sont dissipés.

De sorte que ces rivages, dits « derniers », ne le seraient pas seulement dans la chronologie d’une vie et d’une expérience : peut-être arrivent-ils aussi à figurer, par quelque perte de substance, au dernier rang d’entre les rivages, n’étant presque plus rivages, mais comme terres incertaines/ dont [on] ne sait rien (Le rivage devient buée), limites abolies sur les eaux sans bords/ des mémoires.

Et c’est la force de ce livre admirable, outre la parfaite maîtrise du tragique dans son expression poétique, de dissoudre ainsi des frontières qu’on jurerait immuables : celles de la vie et de la mort. Le poème est venu habiter la mort, la vivre en quelque sorte. Où vivre, pourrait-on dire paraphrasant le « Voyant », est un « long, immense et raisonné dérèglement » du mourir :

Sombre royaume. Pays opaque et muet
où chacun — banni de sa propre histoire —
ne vit qu’au bord extrême de lui même.

[…]

Jetés sans paupières face à la mort
nous tâtonnons dans le plein jour
comme animaux tombés
hors du champ de l’espèce.

[…]

il nous fut permis d’oublier.
Il nous fut permis de distinguer
une étendue sans nom
sans origine ni limites.

Comme par réciprocité, le mourir s’enquiert du vivre – à moins que le lieu de mort ne soit que le calque du lieu de vie :

Dites-moi cependant si la langue
que j’ai connue jadis près de vous
permet encore d’être au monde

[…]

Ici les mots ont goût
et couleur de cendres.

À chaque pas risqué au détour des phrases, sur la pente des vers, dans leur tonalité grise, nous croirions entendre un langage venu d’ailleurs, dont les accents nous parviendraient comme dans la version traduite d’un thrène de l’autre rive :

Il est bon d’être devenu étranger
parmi les étrangers — d’être cette ombre
indistincte que nul ne voit ne touche
que nul ne songe à questionner.

[…]

Je suis parti depuis si longtemps
que je ne sais plus rien de la terre natale.
J’ai lavé ma mémoire
des lieux des visages
des mots de la tribu.

Pourtant « l’au-delà » que ces poèmes rendent si sensible se refuse à nous leurrer ; il entend demeurer lieu de notre propre présence-absence, nous ramener inexorablement dans les chemins d’ici […] Plein et vide cousus/ bord à bord […], le courage consistant à se tenir sur la crête/ au plus près du gouffre […] en lisière de l’infini.

Au demeurant, chacune des cinq étapes du livre donne une orientation propre à l’exigence de vérité. Pour Visions, l’impératif réside dans la descente au plus profond : Ne sache plus que ton ignorance./ Ne veuille plus que ta cécité. Dans Absence, où l’écriture s’est à nouveau reliée à l’expérience vécue du travail de deuil, le devoir est de braver le séjour infernal et d’y partager le désarroi des âmes détruites. Exode peint, comme une Danse des Morts, la fresque d’une humanité privée du sens même de son destin. Avec Ici-bas, un courrier nous parvient des hivers de l’âme, nous donne les nouvelles de l’autre côté. Enfin Épisode vient renouveler en pure poésie le thème métaphysique de la promesse originaire trahie en déchéance mondaine.

Qu’on ne craigne surtout pas d’oser la lecture d’un livre comme celui-ci, où l’intelligence et la sensibilité sont exposées à l’étrange douleur de l’errance et de l’égarement. Un poète est là, figure toujours virgilienne, pour nous guider dans la descente et dans la remontée, pour faire sourdre de l’obscur notre propre clarté.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3-4, 2004)

Christian VIGUIÉ : Juste le provisoire (Rougerie, 2004, 7 rue de l’Échauguette, 87330 Mortemart, 80 p., 12 €)

Le souci de son propre statut, la mesure de son degré, voire de son absence de légitimité, sont des exigences auxquelles, en poésie, la parole contemporaine échappe, comme on sait, difficilement. Lisant ou écrivant, nous rencontrons mille témoignages, les plus explicites comme les plus souterrains, de l’astreinte à cette vérification permanente. Christian Viguié est de ces poètes, soigneux visiteurs des choses, des heures, des silences, à quoi, comme à des pierres de touche, il vient frotter sa parole pour des effritements d’éternités, pour une brièveté étonnée :

Les mots ne retiennent aucune preuve
aucun silence
Ils te déposent un peu plus loin
rongé par le soleil.

[…]

Cela peut ne rien signifier
juste le provisoire
le midi parcouru d’un nom
à un autre.

Aucune sécheresse académique, aucun dogmatisme pour cette recherche, mais, dans la lumière du paysage (Le matin s’accroche à un châtaignier/ Un volet pousse un nuage), le simple accomplissement d’un exister conscient par lequel se jauge l’exigence/ du néant. Si le poème de Christian Viguié consent à ne se penser qu’en limite (S’approcher/ sachant que rien ne fut pris/ mais juste effleuré/ ajoutant une ombre à une ombre), il revendique aussi quelque non-violente insoumission dont il se veut redevable à la pierre légère d’un parfum/ à une branche que tu casses/ et qui retentit à peine/ dans l’éternité surprise. Ainsi se décante et s’épuise le destin d’homme :

Souvent tu n’écris
que pour différer le silence
déplacer la mort
au milieu de l’herbe
pour donner la chance
aux pas de l’homme
ou à l’oiseau.

Le poète n’entend pas échapper à l’éphémère. Il reste au contraire, résolument mais sans effort, dans un immanent dont il montre le chemin, échangeant ce qui passe/ et ne passe pas […] un dieu/ contre une brindille.

Une belle et profonde lecture. De précieuses pages pour écouter une voix/ qui soulève le temps.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Claudine HELFT : L’Étranger et la Rose (Le Cherche Midi, 2003, 23, rue du Cherche-Midi, 75006 Paris, 110 p., 13 €)

Mais toi douce, si douce dans ta réserve de morte
morte en puissance après survie
[…]

Peut-être, en ces deux vers de son poème final, l’une des clés de ce très beau livre. Un livre que son auteur a dû porter en soi pendant de longues années ; on peut en juger par le suspens observé depuis la publication du dernier titre de sa grande trilogie, Le Monopole de Dieu (L’Âge d’Homme, 1996), dont nous avions alors essayé de rendre compte au numéro 1 de la présente série des Hommes sans épaules. Pourtant les thèmes reviennent, qui sont, comme l’annonce le poète, les plus simples, les plus éternels et les plus mystérieux de la poésie : l’amour, la mort, la vie… Une fois de plus est retrouvé l’Absent aux yeux verts, cet irrécusable aux yeux de mer à vrai dire jamais quitté, dont l’amoureuse et pérenne figure préside au dialogue des ombres. C’est lui qui n’a pas cessé d’être, c’est son intense fidélité que le poète reçoit et redonne en partage.

Et d’abord, à l’orée du livre, dans l’altitude de la prophétie, comme pour signifier l’au-delà de l’amour et de la mort, le saut définitif dans l’universel. Claudine Helft ne cesse, en effet, de prendre avec sa poésie un risque d’absolu (titre qu’elle avait donné à l’un de ses premiers ouvrages) :

Ami, ton âme est le lieu de la mienne
depuis tant de siècles, et nos poussières
ont essarté les étoiles des mêmes cieux.

Un élan se traduit ainsi : vers plus haut, vers le plus loin que recèle le proche, en rupture du temps :

la minute intérieure nous vêt
sur la brisure d’un temps fatigué.

[…]
je suis l’ailleurs de mon visage.

Et l’intime fréquentation de la mort aiguise d’autant le regard porté sur les vivants, comme aussi la mémoire laissée par ceux qui ont passé ; ainsi, dans cette évocation si émouvante :

Les roses en cerceaux atténuaient la rigueur du verdict.

Elle retiendrait la silhouette lente dans l’allée,
le blanc des cheveux, le bruit doux de la canne sur les graviers,
la gravité du visage levé vers l’arbre antique,
ce geste comme s’il voulait l’entourer ou le sculpter,
ce geste comme pour dire qu’il les aimait et qu’il s’en allait.

Il faut lire ce livre où l’absolu demeure l’ivresse de l’homme, où persiste un inaltérable espoir, branches érigées/ vers les cimes.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Jean FOLLAIN : Comme jamais suivi de Le Pays Follain (Éd. Le Vert Sacré, 2003, 16 rue du Petit-Mauzé, Les Bordes, 86340 Nouaillé, 176 p., 20 €)

Dans son excellente collection « Empaysée », qui nous avait permis, entre autres, la relecture de Seule mémoire de Pierre Gabriel (voir le numéro 16 des Hommes sans épaules), Jean-Claude Valin publie cette fois l’ouvrage posthume de Jean Follain, Comme jamais, dont la fidélité de la première édition, en 1976, avait pu paraître incertaine. La présente édition résulte, elle, d’un patient et scrupuleux retour sur manuscrit.

Le recueil réunit des poèmes publiés dans diverses revues, mais aussi des textes tirés de brouillons rendus orphelins par la mort accidentelle de leur auteur. De là, un caractère d’ébauche ou parfois d’impréparation qui ajoute à la « matité » chronique et fascinante de cette œuvre où les objets sont, une fois encore, soigneusement observés et rêvés, les actions et situations diverses du monde mises en présence et en simultanéité, où le poète enfin, comme il le confesse dans Territoires (1953, Poésie-Gallimard, 1969), joue à ce jeu d’exister. Un jeu dont la pratique assidue conduit à une sorte de métaphysique de l’unité profonde, comme dans ces quelques vers du poème intitulé Un même fond :

[…]
l’on entend sonner l’heure
au cadran d’un monument
assis sur un banc
un homme

[…]
seul il parle
[…]
au-delà des harmonies qui diffèrent
celle sur un palier de la vierge entièrement nue
du paysage au feuillage qui frémit
du planisphère sur le mur
de l’outil qui étincelle
un même fond tremblant les réunit.

Nul éclat dans cette voix sourde, pourtant si efficace et convaincante. Seulement l’innombrable et unique présence, à laquelle rien n’échappe, ni dans l’intime, ni dans l’entour, ni dans l’invisible même. Un regard qui juxtapose et fait coexister sans le moindre recours métaphorique.

La deuxième partie du volume, Le Pays Follain, fournit un remarquable dossier critique sur l’œuvre du poète, avec des textes de Gaston Bachelard, André Dhôtel, Pierre Calderon, Gil Jouanard, Jacques Borel, Didier Alexandre, Alain Lévêque, James Sacré, Jean-Pierre Richard, Élodie Bouygues, à qui l’on doit l’établissement de la nouvelle édition, Antoine Émaz, Jean-Luc Steinmetz, Cécile Hayez-Melckenbeeck, Jean Pierrot, Jean-Yves Debreuille, Joseph Rouffanche, Jacques Réda, René Plantier, Jean Rivet et Guy Goffette.

Voilà un ouvrage qui sera précieux, non seulement au « follainien » de longue date, mais au moins autant à qui voudrait s’initier à ces instantanés d’espace et se repérer dans l’univers atroce et doux à sa place inéluctable.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)