Bernadette ENGEL-ROUX : Brasier (Babel Éditeur, 2003, La Métairie Basse, En Froment, 81200 Mazamet, 64 p., 12,50 €)

S’il vous semble avoir aimé en cette vie, précipitez-vous dans ce Brasier. Dès les premiers mots, vous sentirez la brûlure d’une parole à la fois souveraine et martyrisée de sa propre pureté, une passion, pourtant toute terrestre, qui se refuse à l’ici et se donne à l’éternité :

Dans l’ombre de leurs mains qui ne s’étaient jamais touchées, l’innocence qu’ils avaient préservée avait une fragilité d’oiseau pris. Face à leurs pages comme face à eux-mêmes, dans leurs rares rencontres, légères d’un bonheur fait de rien, ils avaient toujours contourné la faille où ils se fussent sinon jetés comme deux amants dans le lit de leur mort.

Le livre de Bernadette Engel-Roux, suite de proses judicieusement éditées au format à l’italienne, apparaît comme le carnet d’une passion mutuelle et secrète, où se développent la chronique, attentive à soi-même, d’un amour sans limites, la confession méditative d’une âme aux dimensions de l’autre et du tout, le graduel d’un chant de joie dans la douleur :

[…] Elle avait souhaité baiser ses paupières, mais avait toujours évité son regard. […] J’aimais le sang invisible de sa chair pauvre. Et ces lèvres serrées que le désir entrouvrirait. Je tenais à deux mains et du bout des doigts la coupe d’un visage serti de baisers jamais donnés, le fragile et mat éclat d’un corps que j’ignorerais. […] Elle, l’eût aimé en haillons. […] Elle aimait une sorte d’obscur éclat. Du corps et de l’âme, la part nue, intérieure, secrète, ce qu’il ne pouvait habiller.

Ces citations, trop brèves – on voudrait tout retranscrire ! –, montrent en tout cas la qualité de la langue, la contention de la pensée dans son récit, le privilège de rigueur et de simplicité que s’adjuge un classicisme entièrement renouvelé. Bernadette Engel-Roux nous éblouit en mettant le feu dans la glace du français classique. Le lyrisme y est d’ailleurs intense et culmine en quelques versets, au centre de ce livre de proses :

Comme on cille sans pleurer face au soleil qui tombe,

Comme on mord les poignets maigres de sa souffrance,

Comme on marche dans les jardins de l’aube pour se laver d’effroi,
je vis sans toi.

Cet absent nous rappelle (et peut-être insiste-t-il pour rester le même – qui sait ?) celui déjà entrevu dans un autre livre de l’auteur (Ararat, Cheyne, 1996, prix Louis Guillaume) : tout comme alors, il retrouve la lointaine sous les mêmes étoiles messagères que tous deux, à la même heure, contemplent :

[…] Le ciel leur était don, abri, faste. […] Immense main aux doigts ouverts, impalpable et lumineux, il les tenait en sa paume, infimes et confondus, bouleversés et reconnaissants. […] De vrais amants à l’instant du partage ne pouvaient être plus proches que ceux qui sous ce ciel se séparaient.

Avec des livres comme celui-ci, Bernadette Engel-Roux nous confirme qu’elle peut soutenir toute comparaison avec les auteurs que lui font fréquenter par ailleurs ses travaux de recherche et d’analyse de la poésie contemporaine.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004; reproduite in Friches, n° 88, automne 2004)

Max ALHAU : Nulle autre saison (L’Arbre à paroles, 2002, Maison de la Poésie d’Amay, B.P. 12 – 4540 Amay, Belgique, 124 p., 15 €)

Sous ce titre, les éditions de L’Arbre à paroles rassemblent des poèmes de vingt années, extraits des principaux recueils publiés par Max Alhau dans cette période. Le choix, que nous supposons celui de l’auteur, semble inspiré moins par le souci du florilège représentatif que par une tendance à l’assombrissement : comparant ces extraits aux versions intégrales, on ne peut qu’être frappé par l’accentuation de l’ombre, par l’omission, souvent, de textes qui portaient la clarté dans un destin de cendres (on songe ici, par exemple, avec quelque regret, à l’absence de la superbe suite Célébration de la lumière qui clôturait le livre Le Fleuve détourné).

L’ensemble présenté aujourd’hui n’en constitue pas moins une indéniable réussite, même venant s’ajouter à la bibliographie existante, car, à tout prendre, choisir des textes, c’est encore faire œuvre poétique et se renouveler. L’auteur le fait ici d’autant mieux qu’à la rétrospective s’ajoutent, en fin de volume, des pages inédites d’une grande pureté méditative.

Nulle autre saison, lit-on sur la couverture. Comment, mieux que par ce déni, cantonner tout désir à la terre, décliner toute promesse de « siècle futur » ?

Tout est là
dans la sécheresse des mots,
celle des herbes.

Peu nombreux sont les poètes qui, dans notre condition mortelle, tracent d’aussi intimes cheminements ; qui, à travers le quotidien de l’espoir, puis du doute – quand les repères menacent de se perdre –, forcent une connaissance aussi douloureuse de notre parcours :

Cet exode aux allures de conquête
nous ramène en plein soleil,
brûlés par un temps
qui se défait
et nous déboute de nos domaines.

Tout au long d’une belle et profonde méditation, par endroits volontiers aphoristique, souffrance est devenue sagesse – sagesse de poète, c’est-à-dire évidence pure où même un dénuement nous illustre :

Quand on a tout perdu, […] on commence à soupeser sa richesse. Une étoile se love dans nos mains […].

Un tel livre, dont la rigueur même de l’écriture approfondit la beauté, reste un modèle de probité poétique.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 17/18, 2ème semestre 2004)

Gilles LADES : De poussière et d’attente (L’Arrière-Pays, Jégun, 2002)

La parole de Gilles Lades, belle et captivante dans ses états successifs, nous a faits témoins, sur plus de vingt ans, d’une lente évolution, comme un passage de cime en vallée. « Descente » si l’on veut, mais sans nul affadissement, sans rien d’appauvri : au contraire, la poésie la plus vraie ne cesse d’irradier ces livres qui nous parvenaient, nombreux et convaincants, de leur Quercy natal. À l’époque de Fonderie[Cahiers de poésie verte, 1991.]] ou des [Forges d’Abel[[La Bartavelle, 1993, Prix Artaud 1994.]] , prévalaient encore dans l’écriture un retrait essentiel, presque minéral, et par quelque côté, une rugosité souvent « héroïque ». Avec des livres comme Val Paradis[[Cahiers de poésie verte, 1999.]] , un intime pays se fit plus proche, ébloui de mémoire et tempéré d’humanité.

L’ouvrage qui nous retient aujourd’hui – de courtes proses très denses – se divise en trois parties dont les titres, de même que celui du livre, signalent l’assombrissement et l’entrée dans une phase angoissée : Souffle suspendu – Sous les nuages terribles – Soleil frêle. Le texte liminaire, que nous citons in extenso, donne le ton :

Tu voulais un homme mort, le voici. Il ne fait qu’écouter. Il a dérivé son lourd fleuve d’orgueil et de sang. Il est sur le bord du ravin, qui gagne au bout la lèvre du volcan. Il n’a plus de pays sur quoi mettre la main. Il a charrué les arbres à mémoire, les fleurs, si longtemps dans la mire de l’être.

Il salue qui s’approche, et partage le silence à même le regard.

Et ce sont tour à tour le deuil, l’oubli, les gestes rétrécis, la chute, l’effondrement au pied des grands abrupts de [l’]enfance, qui viennent nous hanter, avec le brouillard des fins de livres, fins de films, quand la chose est partie et n’a pas force de retour. Même les morts s’éloignent, les morts les plus durs, ceux qui faisaient encoche dans la vie.

Vers la fin du recueil apparaît une hésitation entre moi et l’adieu. Et le poète comprend qu’il lui faut bâtir, sur une terre usée à miroir, un nouvel invisible à l’exacte vue.

Une image pour clore ce livre désigne l’enfance – si souvent invoquée par le poète –, celle du cahier qui a traversé les mues solaires des greniers. Le poète s’en saisit et s’écrie : Je l’ouvre comme un volet sur le soleil frêle.

Comme pour faire écho à ce livre, un autre beau recueil paraissait simultanément sous le titre Lente lumière[[L’Amourier, 2002.]] : ce sont des poèmes mûris sous le même climat, dans le même deuil. On ne saurait trop en recommander la lecture, en parallèle.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 16, 1er semestre 2004)

Marcel HENNART : Clinique, suivie de Vigile de la lumière (Rougerie, Mortemart, 2003)

Simplicité reine qui se confie : il n’est plus d’indicible, tout peut accéder au poème sans nul besoin de cri ni torture de l’image. Marcel Hennart, en communion d’amour avec l’être le plus cher, en qui soudain loge le danger, nous donne l’un de ses plus beaux textes : la mort y passe tout près, aux aguets sous l’oreiller, entre les plis des draps.

Une chronique en confidence avec, d’abord, l’irruption de l’événement, datée avec soin mais familièrement suggérée : Les groseilles égrenées avec amour à quatre mains sont restées au fond du seau./ Le feu ne les a caressées. Le temps n’a pas eu le temps d’écumer leur écume […] ; puis, vécue de l’intérieur, l’hospitalisation (Rangés dans les grands sacs, la montre au poignet, les photos tant regardées, la chemise même, précèdent le corps dans son abandon à d’autres mains […]), expérience si bien partagée qu’on ne se demande même pas qui des deux fut le malade puis le guéri – comprenant que c’étaient tous les deux ; puis encore, les moments d’angoisse, de doute et d’espoir où est guettée la résurrection : elle seule aurait pu m’entendre,/ et je ne pouvais blesser son réveil/ de ma solitude immense/ qui me brûlait/ et il n’était alors/ très longuement/ de main amie que je puisse serrer/ son corps […] ; avec enfin ce retour dans la maison de la vie : Humble conquérante aux pantoufles de plomb, tu reprends possession à pas mesurés […] Ton corps se défait lentement avec douleur de son absence.

Une suite de quelques brefs poèmes, Vigile de la lumière, vient conclure ce livre dans la fascination de l’instant, ce fragment d’éternité si fragile et si persévérant à la fois, dont le poète s’est constitué le gardien fidèle (voir Traversée de l’instant, Rougerie, 2001, et notre note au numéro 11 des Hommes sans épaules).

Marcel Hennart : un poète qu’il faut lire et relire.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 16, 1er semestre 2004)

Fabio PUSTERLA : Deux rives, traduit de l’italien par Béatrice de Jurquet et Philippe Jaccottet (Cheyne, coll. D’une voix l’autre, Le Chambon-sur-Lignon, 2002)

Cette édition bilingue d’extraits de deux des livres de Fabio Pusterla, poète suisse d’expression italienne, vient heureusement compléter la liste encore trop courte de ses œuvres traduites en français. Un poème liminaire en deux parties donne son titre au livre : Deux rives. On défierait quiconque de ne pas être bouleversé à sa lecture :

Une barque traverse, un peu avant l’aube […]
franchit une frêle frontière
et disparaît. Soit ce voyage
vain. Essentiel et vain.
Pas de fret, nul lieu ou aller.
Rien que ces eaux à traverser,
de la lumière à devancer,
rien que le jour à diviser
de la nuit.

Bouleversé de ces quelques mots qui sont notre tout et notre rien, vie et poésie étroitement mêlés, en ici et maintenant ; bouleversé non par le discours, encore que la maîtrise verbale soit évidente, non par une plainte, que n’enfante pas le mal-être du poète, mais peut-être par la limpidité de cette douleur, exprimée le plus souvent à travers les êtres et les choses d’un quotidien de grisaille. Par quelque côté, « l’ambiance » de ces poèmes peut rappeler celle des films les plus épurés d’Antonioni, comme par exemple Le Cri :

Sans rien regarder, entre résidus sur le bas-côté,
et tristesse résignée des autoroutes,
l’œil fatigué erre, se pose
sur les talus, les nodules de maisons, on roule
sous les viaducs et les incinérateurs, vers les usines
s’étiolant dans le soir.
[…]

Mystère et vérité d’un cri au ras des choses, déchirant et retenu. Il faut lire ce livre de la suprême patience : la patience d’écouter chaque voix.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 15, 2ème semestre 2003)

André LAGRANGE : D’un point à un autre (E.C. Éditions, Ailly-sur-Somme, 2003)

La poésie d’André Lagrange – l’une des plus énigmatiques parmi les écritures contemporaines – nous conduit, d’ouvrage en ouvrage, dans une recherche ardente encore que désabusée, dont on sent bien qu’elle est fondamentale. Son livre dernier-né veut aller d’un point à un autre, sorte de défi du langage à l’altérité. Le « programme » de cette recherche s’énonce dès les premières lignes : Langage : murmures, cris, appels d’une voix contre inconnu. Interjection quand le geste ne suffit ! À partir de l’inexprimable, tendre vers l’Autre une force de combat, une mise en alerte pour…[…] De nouvelles expériences remonteront de l’obscur…

Ces expériences affleurent ici sous la forme de « fragments » bien espacés par des blancs et distribués en trois parties thématiquement constituées : Scènes de groupe, où le solitaire affronte les voisinages de l’humain (le corps, masculin ou féminin, l’Autre, l’ici opposé aux « ailleurs »…) ; Pliures du temps, où se déroule le long procès de la temporalité (Le résumé d’une vie : […] une mouvance de plus en plus étroite, avec assèchement de tous canaux d’irrigation — un clair-obscur jusqu’à l’étreinte finale) avec pourtant l’entrevision d’une issue à demi sereine (Au jour dit nous rejoindrons la mer — pareil au feu // attisant au coin des ombres, la mort dépossédée.) ; enfin Effacement de soi, où s’exprime, comme un stoïcisme moderne, la noblesse d’un retrait essentiel : Il ne peut s’agir d’aller combattre — quel que soit l’ennemi ! Sans armes, sans impatience nous racinerons, dans le germe, le refus des vainqueurs. Le poète, dans les replis du temps, en est venu au centre du monde, mais aussi à l’extrême de soi ; ainsi se comprend-il, se veut-il : Appelé à disparaître dans l’inachèvement de soi.

Partout, dans son évocation d’un monde de multiplicité et d’enfermement à la Piranèse, le poète-prosateur sait maîtriser – mais jamais par le mot trop attendu – une parole forgée au sein de l’hostilité et du mystère.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 15, 2ème semestre 2003)

Denise BORIAS : Mots de passe (L’Arbre à paroles, coll. Traverses, Amay, 2003)

On a beaucoup de plaisir à lire Denise Borias : une écriture de plus en plus allégée vers l’essentiel, loin du souci d’accumuler ou de prouver ; des suites justement aérées, une parole toute de grâce, de simplicité naturelle, pour dire, sans recours non plus au lyrisme, l’émotion apollinienne du spectacle du monde. Chaque ligne vérifie l’adhérence entre objet et regard, sinon leur identité. Tel était, par exemple, le livre précédent (Instants donnés, L’Arbre à paroles, 2000) ou encore chacun des derniers titres publiés par Rougerie, et notamment Paroles de feuilles (1991). Outre la finesse « japonisante » de l’observation, n’y avait-on pas senti déjà, et par le corps, l’irrésistible aimantation du moi par la rive du monde ?

Avec ces Mots de passe (un titre assez polysémique pour évoquer l’intensité d’un passage), Denise Borias ajoute à la beauté qui se regarde, le danger qui se mesure (l’ouverture à l’inconnu/ au secret des cellules/ jonglant avec la vie) et le sentiment très fort que le destin personnel – et son aboutissement dans la mort – se résout à la fois dans le grand tout de la nature, comme une restitution ultime de la personne à l’être du monde, et dans la descente en soi-même, comme une rentrée en vérité (Sans un mot je partirai/ telle une branche infime/ se mêle aux brumes de novembre […] Le départ se fera désormais/ vers l’intérieur/ comme on rentre chez soi). Il faut donc apprendre et retenir ces Mots de passe.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 15, 2ème semestre 2003)

Yves BONNEFOY : Breton à l’avant de soi (Farrago, Éditions Léo Scheer, Tours, 2001)

Yves Bonnefoy rassemble ici deux études consacrées à André Breton – et formant la plus grande part de ce volume – qu’il fait suivre de quelques pages sur Léon Chestov.

Qui se soucie de poésie aura beaucoup à gagner à cette lecture : en effet, allant bien au-delà de l’hommage rendu à un grand poète, au-delà même de la marque de fidélité réaffirmée, dans la durée, par un dissident notoire, pourtant admiratif et affectueux, cet essai vise, selon les propres termes de son auteur, à comprendre mieux ce que sont les pouvoirs de la poésie, et de quelle façon et pourquoi elle a raison d’être et même nécessité.

L’exigence de liberté chez Breton, son respect du désir, la conviction intransigeante qui lui fait surpasser l’état du monde et la condition même de l’homme, sont mis en évidence : […] il y a, à portée de mains, à portée de cœur et d’esprit, des situations qui répondraient pleinement à nos aspirations les plus surprenantes ; […] des événements peuvent se produire, des caractères des choses se révéler, qui ne sont pas concevables, dans les circonstances « sordides » sous l’empire desquelles, pour notre honte, nous tolérons pourtant de rester.

Un éclairage particulièrement vif est jeté sur le « surréel », alors même que cette pièce maîtresse de la pensée de Breton appelle, de la part de Bonnefoy, les réserves que l’on devine, et qui l’éloignent, quand une empathie, comme naturelle, ne cesse de le rapprocher de Breton : Quelle vérité d’au-delà le vrai nous manque-t-elle, dont nous lui savons gré de prendre le risque ?

Des analyses lumineuses opposent la parole du récit – reflet de la contrainte et de la loi de nécessité – à celle du conte, espace de la transgression et d’une liberté de tous les possibles, celle précisément qui a pris possession de Breton, le conduisant à formuler, et d’une façon décisive, les seules questions qui soient sérieuses : qu’est-ce que la réalité, qu’est-ce que doit être la « vraie vie » ?

Autant qu’un écrit de poète à poète, un dévoilement de l’être poétique, au plus profond : l’occasion, pour chacun, d’un nouvel examen de conscience.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Les Hommes sans épaules, n° 15, 2ème semestre 2003)

L’INTÉRIEUR DU MONDE, Jean-Pierre Lemaire, Cheyne, Le Chambon-sur-Lignon, 2002

Lisant ce très beau livre – lecture qu’il faut préférer lente, réfléchie, recueillie –, on saura bientôt que l’intérieur du monde, comme l’intérieur de l’arche ou l’intérieur du poisson, c’est toute l’attente terrestre de résurrection.

Le livre s’ouvre sur une séquence intitulée Simple mortel (avec cette dédicace : à mon père). Quinze admirables poèmes pour tenter de rejoindre ce père, passé au-delà du temps, dans la campagne venteuse. Des images diaphanes (Je recueille ton silence/ comme les bulles du brochet qui passe/ entre les racines des saules […]), mais aussi de délicats prosaïsmes, faussement anecdotiques (Tu passais la frontière en locomotive […] Tu fumais à l’hôpital/ sur le balcon de la lingerie […]) redonnent du père non seulement un visage qui se recompose, mais peut-être surtout une leçon survivant aux discours. Il reste pourtant que la mort du père efface le monde (Debout, tu as longtemps éclipsé le monde […] et tu l’as entraîné avec toi sous terre. […] Les enfants seuls/ croient encore assez au monde pour jouer.) Jonas se retrouve sur le rivage de ce deuil :

Je vois s’éloigner le dos de la terre
qui m’a rejeté à la vie et te garde,
soufflant par ses évents les arbres, les fleurs.

[…]

Plus encore, celui qui avait un temps éclipsé le monde libère également la relation à Dieu et la renouvelle :

Dieu reprend son ouvrage, il me remodèle
à sa ressemblance qui n’est plus la tienne.

Peu à peu se rapproche ainsi le « secret » de ce livre, tel qu’il affleurait déjà sous le titre, L’Intérieur du monde, repris de l’un des poèmes de la deuxième séquence, intitulée Noé :

Dieu est toujours au-delà des nuages ;
parfois, de nuit, dans l’arche
où nous aurons connu l’intérieur du monde.

Cette partie du livre emprunte à la Genèse le mythe de Noé et du déluge ; mais, loin de le traiter sur le mode allégorique, elle lui rend comme une vérité « personnelle » en l’habitant de la vie et du destin d’un croyant, selon une perspective de salut toute chrétienne. Le poète se trouve alors secrètement investi, comme Noé avec l’arche, de la mission redoutable de sauver l’intérieur du monde :

Il pense aux hommes engloutis,
aux hommes futurs.
Entre les coupables et les inconnus,
l’humanité déjà ancienne
ne tient qu’à un fil :
lui-même,
près de se rompre.

C’est donc d’une gravité sous-jacente que ces poèmes, pourtant si souvent aériens, prolongent l’affrontement évangélique du monde et de la vie spirituelle ; celle-ci, face au monde, conçoit certes un amour fraternel pour les êtres et les choses de la Création – on songe aux Fioretti – mais rejette ce qui fut perverti et que la parole christique désigne non seulement pour être jugé – C’est maintenant le jugement du monde –, mais aussi pour être exorcisé – c’est maintenant que le prince de ce monde sera jeté dehors (Jean, 12, 31). Et le déluge, étant lui-même dans chaque conscience humaine exorcisme radical, aboutit à cette poignante interrogation du poète : Quand tu as chassé les démons éblouis,/ que reste-t-il de moi, Seigneur […] Peut-être demeure-t-il la limpidité franciscaine de ce poème, Paix en Toscane, le dernier de cette deuxième partie :

[…]
Le ciel léger repose
sur la pointe des cyprès.
C’est le même bleu

qu’au temps de François
quand on voyait s’enfuir au-dessus d’Arezzo
les démons comme des cendres.

Il y a une part de confession personnelle assurément, douloureuse quoique toujours discrète et pudique, dans les quatorze poèmes formant la troisième séquence du livre, Chants du Purgatoire. Jean-Pierre Lemaire, en vrai poète, n’écrit que des mots qu’il a lui-même su vivre. On le constatait là pour le « déluge » ; on le vérifie encore ici pour le « Purgatoire ». De ce vocable essentiellement théologique – déjà redressé par Dante en flanc de montagne pour les conquêtes de l’âme – Jean-Pierre Lemaire fait une réalité vivante nourrie de sa propre expérience :

[…]
à côté de nous une joue, une larme
au fond d’un taxi, le front moite qu’on baise
à l’hôpital, sans savoir si les yeux
se rouvriront un jour
[…]

Il semble d’ailleurs qu’en retour, cette expérience personnelle s’alimente aux sources de nombreuses autres existences. Et l’on ne peut que s’étonner de cette faculté que Lemaire possède au plus haut degré, ou plutôt de cette grâce qui lui serait donnée, de faire croiser son chemin le temps d’une ligne, le temps d’un mot, avec tel moment de lumière d’un destin exceptionnel : par exemple ici, le regard d’Etty Hillesum sur le seul arbre du camp d’Auschwitz ou encore la pénitence d’Ignace de Loyola à Manrèse. Le « Je » croyant de Lemaire transcende ainsi l’expérience et assume poétiquement l’entier destin de l’humain :

enterré sous la croix
j’attends de renaître
avec les os d’Adam.

Les deux dernières séquences, La retenue et Les bras ouverts, achèvent de révéler ce qu’on a forcément scrupule à appeler « crise », où le poète aurait trouvé une sorte de nouvelle « initiation ». C’est du Purgatoire en feu qu’a été rapportée, précieux viatique, une goutte d’eau qui ne sèche pas/ sous les pires soleils. Elle grandit jusque dans les cartilages du poète âgé/ qui croît d’un vers encore. Le marin hémiplégique qui pleure en face/ de la beauté du monde, le vieux pêcheur à la ligne qui voudrait s’en aller avec les poissons, l’homme qui hésite en demandant son chemin dans les rues de Bologne, tous ceux-là et bien d’autres seront-ils sauvé[s] du temps ? L’enseignant pourra-t-il reprendre son cours, tel Luis de León autrefois, après la parenthèse/ des années de prison ? Tout ici suggère qu’une étape a été franchie, non seulement dans l’âge mais encore dans un savoir secret (trésor recaché/ après sa découverte) ; aussi, dans l’été, parmi les pierres d’un torrent à sec, une brise fraîche peut-elle venir ondoyer le poème.

Il est donc redonné de vivre – La vie t’est rendue – mais la question du Sauveur est impérieuse : Lui te demande si tu veux/ voir de loin ou brûler. Et le poète, arrêté/ au milieu du temps, comprend enfin l’au-delà du poème :

Il dépend de toi
que l’arbre de vie,
le buisson des âges,
refleurisse au-dessus
de ton orgueil mort.

[…]
Que les mots du poème
ne remplacent pas
ta réponse qui tarde.

Par l’admirable poème Visage bleu, parole marine et cosmique, le livre, dirait-on, se referme en ouverture. Un appel que nul ne saurait ignorer ni même masquer :

Et l’Infini cherche
un port dans ton cœur.

©Paul Farellier

(Note de lecture in La Revue de Belles-Lettres, n° 3-4, 2002)

MARCEL RIST : Poèmes sauvés, Le soleil et la mort, Figures, D’aucun d’un mot, Catalogue, Aller vers René Char, L’autre ou le cycle de N., L’universel contrepoint, Suites et Carnet pour un automne d’arbres (tous ces livres parus en 2000 aux éditions du Soleil natal).

N’est-ce pas une manière d’événement quand, dans un livre et selon le vœu pascalien, en place d’un auteur ou en plus, « on trouve un homme » ? Voilà pourtant ce qui nous arrive à la lecture des neuf (!) livres publiés simultanément par Marcel Rist en l’an 2000 – quasi-première publication dont on comprend néanmoins qu’elle survint tardive dans l’âge de l’écrivain –, neuf ouvrages distincts, facettes multiples, mais reflétant le tout d’une même personne, et donc d’un monde.

Poèmes sauvés : comme l’indique ce titre – assez poignant – du premier recueil, ce sont des textes en petit nombre, repris, par choix sévère, d’un ouvrage beaucoup plus volumineux, aujourd’hui désavoué. Vers ou proses, leur perfection formelle (quel luxe qu’un vrai classicisme !) voile et dévoile une passion tout intérieure : « […] l’explosion, le tremblement dans la lumière, du grand buisson d’aubépines à la lisière du bois sur la hauteur. Sa marque dans la floraison des périls. »

Le soleil et la mort (notre vue se dérobant au soleil, mais la mort fuyant notre vue) : un livre pour un seul poème d’une seule page, mis en relation (folle ou sage ? – savante en tout cas) avec une suite de figures géométriques et leur commentaire dus à un parent complice (frère, cousin, fils peut-être). On se prend à songer aux « mathématiques sévères », si chères à Lautréamont…

Figures : ouvrage en deux parties où réapparaît d’ailleurs le poème Le soleil et la mort, et qu’on pourrait dire livre de « la mort qui se rapproche ». Nous y trouvons ce fascinant passage, dont l’inspiration n’est pas si éloignée de celle d’un Pierre Gabriel, par exemple : « Cette nuit où nous respirons encore, n’est pas, comme naguère, celle qui tombe le soir pour s’écarter au matin. Fleuve en crue resserrant à mesure ses rives invisibles, de toute sa pesanteur elle monte. Elle monte sans cesse plus vite autour de nous. »

D’aucun d’un mot : précédés d’un « antipoème », onze poèmes dont celui-ci, qui foudroie : « Je vis ses lèvres dans mes yeux, lèvres fermées sous mes paupières closes. Des mots sans suite, une lumière d’or, entouraient, protégeaient, de quel danger, le rouge de son sang. »

Catalogue : petit livre énigmatique, exposition de portraits fantasmés dans les défauts et les aspérités d’un mur de plâtre.

Aller vers René Char : essai bref, adapté d’une conférence avec lecture publique, vision plutôt convaincante avec, en particulier, ce mérite : le poète Char n’y est pas dissocié de l’homme.

L’autre ou le cycle de N. : un livre qu’on pourrait voir, quoique sous-titré lui aussi poème, comme une nouvelle, d’ailleurs sobrement émouvante. Il s’y déploie toute une intelligence lyrique du grand âge : « Votre âge, chère, est l’embellissement de votre vie et de la nôtre. Je le vénère, ce que tous vous doivent. Je le chéris pour ce tremblement, cette auréole à votre visage, […] »

L’universel contrepoint : deux parties dans ce livre ; tout d’abord un « Poème allégorique » répondant à la perfection au titre de l’ouvrage par ses « chants et contre-chants » et son style fugué : « La respiration des hommes et de la mer et celle des arbres, la plus silencieuse. Bercement, soulèvement, croisement des poitrines et des vagues, du vent, des voix, de la musique tout entière, du théâtre, ombres et chair. » ; ensuite une « Lettre à Pierre » (ce destinataire est Pierre Oster), mise en relation très subtile des « préciosités » de Mallarmé et de Char.

Suites et Carnet pour un automne d’arbres : conclusion somptueusement offerte à cette rangée de livres. Des proses de grand style se succèdent : un style qui, pour paraphraser l’auteur, « nous effleure et nous approfondit ». Une sérénité empreinte de mélancolie et, parfois, une véhémence presque juvénile d’émerveillement, comme dans la dernière des Suites, Pour une chevelure. Enfin, le Carnet vient répertorier les arbres amis des promenades solitaires, ces « magnifiques que personne ne voit ». Le poète, lui, a pour eux toutes les attentions ; il les décrit presque à l’excès, il les nomme et les détaille, non pas comme l’aurait fait un Ponge : il ne pénètre pas l’objet ; sa précision est de l’ordre, non de la chose, mais du paysage ; et ce paysage est intérieur.

©Paul Farellier

(Note de lecture in Le Cri d’Os, n° 37/38, octobre 2002)