Monique W. Labidoire : Soudaines sources (Éditions « Sac à mots », 2006)

C’est avec un esprit éclairé et une singulière acuité que Monique W. Labidoire saisit en ces « Soudaines sources » la pulsation du monde.
Premier temps : Naissance. Nous ne sommes pas dans un domaine symbolique mais en prise directe avec la nature, dans l’haleine de la terre, le ruissellement des eaux, le souffle de l’air et du feu, dans la lumière par laquelle s’accomplit la fécondation de l’humus, le fourmillement des forces vives ; « Gloria et requiem ». Nous sommes dans la respiration du temps où « Il n’est pas de lieu définitif ni de paysage que l’instant encadrerait précisément dans la mémoire », car le temps falsifie la première signature.

Le verbe du poème participe au présent — dans sa forme — à l’action incessante, palpable et frémissante de la métamorphose.

Deuxième temps. « Après la naissance, le tremblement fait place et se glisse dans les interstices de nos chemins ». Le « petit homme » doué de conscience capte les symboles de la matière en fusion, s’interroge sur ce surgissement, sur la parole et l’écriture, supports de la pensée et du partage, sur le mystère de la rose et de l’épine, interpelle les dieux afin « qu’ils divinisent notre passage… ».

Monique W. Labidoire n’a de cesse de déchiffrer les signes, de nous faire entendre la musique d’une harmonie lointaine à portée de sens, fulgurante dans la possession de l’être. Évidente… Mais évidente de quelle vérité ? Le poème, travail d’artisan s’il en est forge peu à peu l’œuvre au gré des pages dans un balancement rythmé qui s’approprie le souffle même de la vie.

©Jacqueline Bregeault-Tariel

(Note de lecture in Poésie-sur-Seine, N° 59)

Monique W. Labidoire : Mémoire du Danube (La Bartavelle, 2000)

C’est un libre biface que propose Monique W. Labidoire, salut successif à la mère — Mémoire du Danube — et au père — Mémoire de la barbarie — pour dire le trouble infini de l’origine, de cette puszta hongroise d’où elle est issue, à ces camps de la mort où son père a disparu. La Mémoire du Danube y est d’abord teintée d’une tendresse qui sait, d’un trait, d’une image, dessiner cet espace et ses résonances : « Le fleuve suit le chant sinueux de l’archet tzigane », « les sons s’enviolonnent et s’inscrivent à l’envolée ». Puis y apparaissent des hommes : « Les yeux ciels des visages burinés de charrue cherchent dans l’horizon les portes bleues ». Et la nostalgie qui lève ses voiles grises : « le fleuve a porté la mémoire de ses rives » ou « les violons sonnent désormais l’âme de ce qui fut ». Jusqu’à ce constat nu, à goût de craie : « ceux qui sont partis ont emporté leur passage ». Car l’histoire a rongé les âmes et les corps : c’est ce que dit la seconde partie, cette Mémoire de la barbarie qui vise à lever une stèle pour que rien ne s’oublie, quand bien même le temps continue de mouliner les vies. Et ce sont quelques notations émaciées, quelques interpellations marquées au fer de l’horreur : « Tu nourris d’os calcinés les heures blanchies de chaux et l’ombre divagante parmi les fosses vomit et crache le geste du cordonnier taillant la semelle du soulier » ou « les murs s’habillent de lèpre et de sang » ou encore « la main saigne de blessures tatouées au chiffre bleu sur un bras qui doit poursuivre jusqu’à l’heure la plus lasse la taille des chevelures »— jusqu’à ce mot nu, cinglant, seul « Rien ».

Tout est dit, pudiquement, terriblement. Et si ce n’est pas la première fois que la poésie affronte cette « fiente barbare », ce livre le fait avec une économie d’écriture qui, de ne jamais sombrer dans le pathos, donne bien plus de force à ces « marques indélébiles d’une mémoire coagulée de peur ».

Parce que « le soleil éclaire encore les espaces innommables » et que Monique W. Labidoire a aujourd’hui le courage d’écrire le beau mot d’espérance.

©Alain Duault

(Note de lecture in Le Nouveau Recueil, N° 77)

Monique W. LABIDOIRE, Peuplement de la parole, Éditinter (2003)

C’est à partir d’un onirisme ancré au cœur de la nature qu’ici le monde est observé, calibré. Le sous-titre du livre pourrait être « la nature et le cri ». Voici les bois, les prés, la fontaine, le verger, l’étang — mais aussi « les plaies de l’ombre », « les nuits de lune » ou « le commencement de chaque plante ». Monique W. Labidoire veut savoir dans quel labyrinthe nous sommes embarqués. Et d’abord, pourquoi et comment cette « terre d’épopée » peut-elle pratiquer « le métissage des espèces » ?

Cette primauté du rural et du végétal reste un chant d’amour, en marge des interrogations. Le poème en prose souligne la continuité des cycles, des couleurs, des rythmes cosmiques. La joie, la liberté qu’éprouve notre être dans cette plénitude (au-dessus de laquelle plane l’amour fou de la couleur bleue) jouxtent le déchiffrement des choses par le poème dans le mouvement du regard.

Écrire est à la fois une pacification et une épreuve, d’autant que « le sacré et la barbarie » nous escortent. Il faut savoir être dur pour «durer» ; «Celui qui écrit allie sa parole à celle du forgeron dans un feu qu’il faut attiser de constance». Les formules se font de plus en plus sonores et percutantes : « Le cœur se froisse au précipice de l’écoute ». Le chant de l’oiseau est indispensable à côté de « l’appel des sources », le gouvernail de l’écriture tenu par un capitaine aguerri.

©Jean Breton

(Note de lecture in Rimbaud Revue, N°31-32)

Raúl RIVERO: Souvenirs oubliés. Poèmes traduits de l’espagnol (Cuba) par Gabriel Iaculli. Préface de Guillermo Cabrera Infante (Gallimard, 12 €).

Raúl Rivero a été condamné à vingt ans de prison pour «actes contre l’indépendance ou l’intégrité territoriale de l’Etat», en fait ce sont ses écrits qui ont déplu vivement à ses censeurs. Les poèmes de Souvenirs oubliés, sans doute écrits au secret, appartiennent à ceux qu’il faut lire par transparence, même si, parfois, les allusions sont claires, même si la condition douloureuse du poète que n’abandonne pas l’espoir n’est jamais occultée. L’écriture maîtrisée ne laisse pas moins percer l’émotion. Contrairement au titre, les souvenirs qu’évoque Raúl Rivero ne sont pas oubliés mais présents dans nombre de poèmes. Dès lors, faisant retour sur lui-même ou donnant cette impression – comment vérifier ? – le poète dit ce que fut un passé dont il est désormais coupé: les figures féminines transparaissent, révélatrices de l’amour, la voix se brise, toujours détentrice d’une force, d’un élan qui entraînent le poète au-delà de sa réalité quotidienne: «Mais je suis sûr que le jour / Où je frapperai à la porte / D’une maison quelconque / A Alcalá de Henares ou à Séville, / A Sonora, Bailén ou Michoacán, / Ce sera elle, Violeta, / Qui viendra ouvrir.» Mais les femmes, l’amour ne constituent pas la seule thématique de ce recueil. Certains poèmes sont conçus comme des moralités et les liens avec la réalité de ce monde sont là pour en dénoncer les travers. Ainsi s’élève la critique des biens matériels: «Je plains les hommes / Qui ont beaucoup d’or», conclut Raúl Rivero dans un poème. Le recours au symbole constitue aussi un moyen pour faire passer un message, comme la fugacité des rêves que véhicule l’art affirme son besoin d’échapper à sa condition.

Dans d’autres poèmes, Raúl Rivero s’en prend ouvertement au régime en place et l’écriture, dans sa retenue, désigne l’ennemi détesté: «Un homme malade et revêche / S’est efforcé / Au long des ans / De se rendre maître du pays / De l’amour, de la haine et du rêve», avant cette conclusion lapidaire et ironique: «Nous allons sans doute en pâtir !» La liberté reste pour le poète le bien fondamental à reconquérir et le poème intitulé «Eloge de l’ouverture» constitue une revendication non voilée: «Avant d’être tenté de claquer la porte d’un geste théâtral / Souviens-toi que les périls sont intérieurs, / Les tumeurs, le voleur, l’assassin, la passion / La folie et la mort. / Laisse cette porte ouverte.» Jamais, toutefois, Raúl Rivero n’exprime sa souffrance: il évoque simplement, avec pudeur, son existence d’homme oublié, parfois aussi l’humour perce, la dérision, procédés qui se changent en une féroce critique d’un régime oppressant: «Il y a d’autres sujets / Que je peux explorer / Sans risque, / Dès aujourd’hui, / Chez moi. / Par exemple: / La vie sexuelle des abeilles, / Le charisme du glaïeul, / Le destin des pierres, / Les notes d’information sur le baiser et / Le concept de liberté / Du bovin en captivité.»

Souvenirs oubliés permet au lecteur de constater le registre varié de Raúl Rivero. Pour lui, la poésie représente un acte au service des hommes, un langage soulignant leurs espérances, dénonçant leurs privations, quel que soit le danger encouru par l’auteur. C’est ce courage qui vaut au poète son actuelle détention.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, octobre 2004, n° 906)

Jean MALRIEU: Libre comme une maison en flammes, œuvre poétique 1935-1976, (Le Cherche Midi, 25 €).

«S’il fallait d’une expression résumer l’œuvre de Jean Malrieu ou plutôt son œuvre et sa vie intimement mêlées, inséparables, je citerais le titre du premier livre qu’il a publié, en 1953, Préface à l’amour», écrit Pierre Dhainaut au début de sa préface. Il est vrai que toute l’œuvre de Jean Malrieu ici rééditée est marquée par la présence de l’aimée, Lilette, et de l’amour qu’il lui porte. Aussi dans Préface à l’amour célèbre-t-il la femme grâce à un lyrisme fervent, source de beauté. Dans cette écriture foisonnante la passion exerce sur le poète une force qu’il ne maîtrise pas, qui emporte le monde avec elle: «Ton nom, c’est le chant de la terre. Les prés sur le dos commencent à hurler. Tout le chant de la mer.» Les recueils suivants continuent de célébrer les pouvoirs de l’amour. Hectares de soleil se nourrit de ce même lyrisme, dit la quête du bonheur, une des constantes dans la poésie de Jean Malrieu, alors même qu’il se définit: «Poème au poing, je me veux incendiaire. / C’est dans le feu qu’il faut porter le feu.» Dans ces textes s’impose une parole exigeante, s’élève un chant ample et soutenu par de multiples images. La femme aimée se métamorphose et Jean Malrieu d’écrire: «Tu deviens ce poème qui se renverse, ouvre sa gorge.» Au fur et à mesure que s’élaborent les autre recueils la voix de Jean Malrieu s’affirme et sa vision s’élargit à l’échelle du monde. Le Nom secret en est un exemple remarquable: la terre s’assimile à la femme aimée: «Je sais que tu es, immense jardin, à la fois corps de la femme, porte du ciel, chemin des neiges.» Si la célébration de l’amour demeure l’essentiel pour Jean Malrieu, ce ne sera jamais l’érotisme qui le conduira: chez lui l’amour est une exigence, une morale, une atteinte à la spiritualité, d’où cette expression à la fois débordante et mesurée dans ses termes. Pourtant au fil du temps, d’autres thèmes viennent s’adjoindre à celui, prépondérant, de l’amour. Dans La Vallée des rois, c’est à l’éloge du pays, celui de Penne-de-Tarn, que se consacre le poète dans des scènes plus intimes. On lit dans ces poèmes la nostalgie d’un temps passé, l’évocation des amis proches: «Où sont ceux que j’aimais ? / Ailleurs et loin de moi, ils regardent d’autres maisons, / Un reste de clarté sur un visage, / L’ombre d’un papillon nocturne.» De même pointe le souvenir de la mère, cela avec «les mots du dénuement, de l’abondance.» Ce regard porté sur la terre, sur l’intime, se retrouve dans Possible imaginaire qui se tourne vers la simplicité, dit la plénitude et la pauvreté d’être, les difficultés autant que la joie: «N’importe où commence le monde. / L’allégresse partage les nuits, les jours.» Quant à ce recueil, Le Plus pauvre héritier, son contenu affirme justement ce que fut Jean Malrieu l’homme, le poète: «Moi, je suis un mendiant, je prends mon pain dans le soleil, apaise ma soif dans le regard.» Et ce sont des conseils qu’il adresse aux autres dans lesquels on retrouve cette éthique en face de l’existence: «N’aime pas. Adore./ Au moins tu vivras au sommet du bond. […] Prend parti. / Crie» alors même qu’il sent la marque du temps peser sur lui, «la mort qui travaille».

Jean Malrieu, poète de l’amour, fut aussi un homme humble qui n’aspira jamais aux honneurs. Il fallait la publication de ce volume pour lui rendre hommage. Lire ou relire ces poèmes permettra de découvrir ce qu’il a légué d’indispensable.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, mai 2005, n° 913)

Pierre DHAINAUT: Au-dehors, le secret (Voix d’Encre, 16 €).

S’interroger sur la poésie, sur des poètes et des peintres proches, sur les enfants, telle se présente la démarche de Pierre Dhainaut dans ce livre qui complète ce que l’on savait déjà du poète, attentif aux êtres comme aux paysages, à la réalité. Ici nulle propension à la théorie, mais un regard lucide, des réflexions qui éclairent l’œuvre poétique, qui permettent de constater qu’entre ces fragments et les poèmes existe une réciprocité sans faille. A lire ce qu’écrit ici Pierre Dhainaut sur la poésie, sur le travail qu’elle nécessite, se dévoile sa générosité, en même temps que transparaissent sa modestie, son humilité. Il suffit de glaner quelques propos pour se convaincre que la poésie est un acte exigeant, que nous lui devons tout: «Du poème espérer un miracle et ne lui attribuer aucun privilège», écrit Pierre Dhainaut. Car pour lui, le poème n’est pas l’unique moyen d’avoir prise sur le monde, il a une épaisseur physique et c’est peu à peu que l’on entre dans son univers qui l’incite à dialoguer avec le réel. Pierre Dhainaut déclare: «Un poète livre assurément le meilleur de lui-même avec le don du poème, lorsqu’il sait enfin que sur le poème le don l’emporte.» D’où cette sensation d’abandon du poème à sa légèreté, à sa liberté, à son caractère éphémère: «le poème, lui, n’est que l’empreinte d’un battement d’ailes, dans l’air, dans l’air libre», définition qu’un sage oriental n’aurait pas désavouée. A ce regard sur la poésie s’ajoute cet autre qu’il porte sur les paysages familiers du Nord sans cesse fréquentés, comme le pays des Moëres d’abord connu par le livre de Jean Laude: Les Plages de Thulé, ou le Cap Blanc avec lequel Pierre Dhainaut prend conscience du temps, sent affluer «la nostalgie».

Sur les poètes, Pierre Dhainaut fait part de ses réflexions: Kenneth White, Jean-Claude Renard et Jean Malrieu dont il fut très proche, mais aussi sur des peintres. Ainsi c’est à de Staël qu’il consacre le plus. Staël dont Pierre Dhainaut aime la lumière qui auréole ses tableaux et dont l’œuvre «n’a rien de désespéré», malgré la tragique fin de l’artiste. De même il voit dans les aquarelles de Manessier réalisées dans la baie de Somme le monde «rayonner».

Quant à ses petits-enfants, Pierre Dhainaut leur voue une infinie tendresse et il évoque leur émerveillement en face du monde, en face des mots, ces enfants qui sont pour lui une occasion de saisir l’instant lorsqu’il écrit si justement: «nous devons pour eux, avec eux, consentir au temps, saisir l’instant irremplaçable.»

Carnet de bord d’un poète, d’un homme qui ne s’affranchit jamais de la réalité, qui exprime avec émotion, sincérité son intériorité, Au-dehors, le secret dit la confiance que Pierre Dhainaut entretient dans la vision poétique du monde auquel les mots redonnent son sens, en justifient la présence.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, août-septembre 2005, n° 916-917)

Jeanine BAUDE: Le Chant de Manhattan (Poésie Seghers, 12 €).

New York n’en finira pas de séduire ou d’irriter ceux qui l’abordent ou qui, comme Jeanine Baude, parcourent la ville en poètes, séduits par cette vision cosmopolite, par cette diversité propre aux mégapoles. C’est que le regard que porte Jeanine Baude sur New York et principalement Manhattan est celui d’une observatrice à la fois fascinée et désireuse de rendre compte de ce qu’elle découvre. De là ces proses à l’écriture parfois éclatée qui traduit l’abondance de la matière, le rythme incessant d’une cité qui ne s’arrête jamais de vivre, de bouger: «Les mains qui remontent sur les cuisses. La pâleur. Tu danses. New York danse. Ce ne peut être autrement ce vide. Il faut danser, danser.» Au fil de ses déambulations diurnes et nocturnes Jeanine Baude prend conscience de l’âme de la ville, de celle de ses habitants. De ceux-ci elle rappelle l’origine, remonte vers un passé qui fut celui de la douleur, de la difficulté et ce rappel contraste avec une approche plus légère de la ville. Jeanine Baude se détourne du présent pour replonger vers les racines initiales de ce peuple venu d’ailleurs: l’écriture se fait plus grave: «les galères emmenaient leurs lots de pestiférés en lisière des murs hauts et fragiles, chapelles et maisons de bois oscillaient.» Mais on ne saurait demeurer plus longtemps sur l’image d’une époque révolue, New York n’en finit pas d’entraîner la passante dans son sillage. Les vagues successives submergent celui qui s’aventure dans ses différents quartiers: le contraste, les surprises sont de mise, espace et temps s’entremêlent au rythme des pas: «C’est à peu près cela quand on marche dans la ville à en perdre son âme. Le corps écoute tous les corps. Cela s’entend. J’ai les oreilles brûlées par le bruit que fait le temps.» Les sensations, les impressions fusent de tous côtés et cette poésie de l’instant, Jeanine Baude la restitue avec une force particulière, mettant en relief les pouvoirs de la ville dans laquelle elle s’engouffre avec le sentiment de ne jamais en finir avec elle: «Aveuglée par ta course, l’éloignement, ce que tu recherches de perte, de fuite, l’indépendance, le jeu, le souffle: tu retiens leur mouvement de balancier, là sur les vagues.» Pourtant nul ne saurait s’en tenir à cette réalité urbaine: il est des lieux qui permettent de se soustraire à cette emprise et le rêve contrebalance ce poids trop prégnant. Jeanine Baude glisse alors vers cette autre puissance qui naît au détour de certains lieux: «Débarque et touche ! Programme à l’issue des pas, sur la flamme du briquet le pivot de ton rêve. Ne sors pas indemne du cri.» Une autre perspective s’impose, la vision s’élargit: comment oublier que New York n’est pas que cette étendue de gratte-ciel, cette géographie qui met l’homme à rude épreuve: c’est aussi le rappel de la littérature, la musique qui demeurent dans leur vivacité et des figures des deux continents se fondent dans un même creuset: «Mallarmé se promène, il croise Whitman. Tu te déhanches, les draps sont accueillants après la nuit.»

L’écriture de Jeanine Baude s’efforce en y réussissant de saisir New York dans ce qu’elle comporte de nouveautés incessantes. Il fallait le regard d’un poète pour en restituer le plus intime, la face secrète.

En écho à ces textes, on lira de Jeanine Baude: New York is New York (Tertium éditions), plus prosaïque peut-être mais qui constitue une approche tout aussi passionnante de la ville.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, août-septembre 2006, n° 928-929)

Yves BROUSSARD : Tenir parole ( Autres Temps ).

Avec Tenir parole Yves Broussard, dont on sait qu’il pratique une poésie d’une écriture aussi dense que concise, se livre à une série de réflexions autour de l’espace et du temps autant qu’il aborde d’autres thèmes qui vont du plus petit à l’infiniment grand. Mais ce serait réduire la portée de ce livre que d’en rester à ces considérations : il y a plus et c’est vers une éthique fondée sur les rapports de l’homme à l’univers que s’achemine Yves Broussard, observateur attentif de ce qui l’entoure et soucieux d’une poésie exigeante qui lui permet d’affronter les contradictions et de tenter de les résoudre. Avant tout, face à la coulée du temps, il s’agit de pérenniser l’instant, seul moyen que nous ayons pour ne pas compter sur une éternité illusoire : «Plus encore / que le chant du merle / le cri des enfants / habite/ l’instant / qui s’attarde». La volonté de refuser la mort, jamais nommée, apparaît comme un élément essentiel de la quête poétique et humaine d’Yves Broussard. Perdu dans l’infini de la durée, l’homme avoue sa méconnaissance d’une éternité qui l’a précédé : «Rien n’est dit / ici / de ce qui précède / le temps». Quant à l’autre éternité, celle à laquelle nous nous confondrons, mieux vaut l’ignorer et s’en remettre aux oiseaux qui «tracent leur parcours / sans souci d’origine / ni de fin», Yves Broussard rappelant, par ailleurs, notre devoir de participer à la vie de l’univers qui est aussi la nôtre, car les exemples liés à cette morale de l’action et partant du désir d’assumer notre destin dans ce qu’il a de plus humble et de plus fort trouvent leur origine dans la moindre des créatures. Par cette démarche se manifeste le souhait d’assembler les contraires, de dépasser les contradictions : il suffit d’écouter la voix d’Yves Broussard déclarer : «Cette pâle clarté / à l’approche du jour / indique à l’homme / son devenir possible / face à toutes les contradictions» et de comprendre qu’à tout instant commence «l’aventure humaine» qui, malgré la fragilité de chacun constitue notre grandeur : le recours à la rose souligne cette caractéristique d’une façon allusive : «A ses pieds / quelques pétales / restés là / pour marquer / son infinie grandeur». Dès lors, comment ne pas redire la confiance que le poète entretient dans la vie, de là cette morale optimiste que l’on remarque à plusieurs reprises et qui s’inscrit dans le dernier poème de Tenir parole : «Dans le désordre et la splendeur / les restes d’un passage ancien / y attestent du toujours possible».

Il y a dans ces pages une force singulière qui émane de l’écriture maniant abstraction et éléments concrets, en même temps qu’une pensée tournée vers le monde et l’homme, une pensée qui incite le lecteur à observer avec une plus grande attention ce qu’il aperçoit ou même l’invite à se porter au-delà.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, mai 2007, n° 937)

Alain BORNE: La Nuit me parle de toi, préface de Philippe Biget, illustrations de Marie Bauthias ( Trident neuf, 18 € ).

La Nuit me parle de toi parut en 1964 aux éditions Rougerie. Alain Borne avait trouvé la mort en 1962: quelques mois auparavant il avait remis à René Rougerie le manuscrit de ces poèmes. Son œuvre a survécu grâce à quelques «amateurs» qui ont mesuré la valeur poétique et humaine de ces livres dont le temps n’a pas écorné la qualité. La Nuit me parle de toi n’échappe pas à ce privilège: le poète, l’amoureux, l’homme hanté par la mort s’imposent dans ces pages, au cours des deux parties si différentes l’une de l’autre.

Dans la première partie, c’est l’amant-poète qui, au cœur de la nuit, célèbre la femme aimée dont on pourrait douter de l’existence tant il s’agit de la manifestation d’un désir presque jamais accompli ou du moins d’un instant préludant à l’amour. Qu’importe alors si le poète a connu cette femme, l’essentiel se situe dans l’expression de sa passion, par des accents d’une résonance profonde. Dans la recherche et la volonté du poète d’atteindre la femme aimée se manifeste avant tout un besoin de fusion qui va jusqu’à l’égarement: «Nous serons deux ou un je ne sais / nous serons comme est la foudre.» Car c’est autant l’anticipation d’un temps nécessaire que les souvenirs qui marquent la démarche d’Alain Borne: «Mais un jour je te vis / ton sang emplit mon cœur / sans sortir de ta peau». Entre ces deux moments le présent est là qui traduit la souffrance, l’émotion, la sensibilité et le lyrisme le plus exalté semble la manière de révéler les sentiments de l’amant: la violence du verbe – on notera le recours à la foudre, au feu, au sang, – les métaphores destinées à accentuer le pathétique de la situation, cependant toujours s’exprime le besoin qu’éprouve le poète de dire. Il faudrait s’arrêter sur tant de poèmes soulignant l’état amoureux et dépourvus de toute mièvrerie mais n’étant pas exempts parfois d’une certaine préciosité: «Aimer / j’aime à nouveau / et pour mourir peut-être / mais à la nuit de votre jour.» Toutefois la sincérité, la passion en face de l’aimée balaient ces rares faiblesses. Imaginée ou réelle, possédée ou idéalisée, la femme envahit le poète. La nuit, le regard d’Alain Borne se charge d’une tendresse qui ne cesse de proclamer cette fascination, cet impérieux besoin de l’autre pour être soi.

Dans la seconde partie Eros cède la place à Thanatos et le lyrisme s’efface au profit d’une écriture plus sèche, expression d’une tragédie qui n’a jamais cessé de hanter Alain Borne. Le refus de la mort est lancé comme un cri de protestation en face du néant auquel le poète se sent promis: «C’est à jamais que je voudrais être: rassurez-moi, mes Dieux. / Pourquoi disparaîtrais-je puisque je suis ? / Faites-moi continuer, demeurer, être», implore-t-il. Pareille logique, Alain Borne le sait, le destin la réfute. Alors à qui s’adresser ? À Dieu, certes, mais la croyance d’Alain Borne vacille souvent: «Je veux croire en Dieu à demi mon père, à demi mon fils et que si je suis là, c’est qu’il m’a jeté dans sa nébuleuse.» Quant à l’amour, à la femme, la perspective de la mort les éloigne et fait même douter de leur présence: «Je ne sais plus de loin d’ailleurs comment vous êtes», écrit Alain Borne. Reste l’écriture pour résister, vainement sans doute, mais nécessairement et cet acte ultime, par sa sobriété, son désespoir accorde encore plus de valeur à cet aveu déchirant: «C’est contre la mort que j’écris comme on écrit contre un mur.» L’amour n’a pas été oublié, mais la mort dans sa tragique obscénité l’emporte et ce livre demeure le témoignage d’un homme chargé de rêves, de désirs, de hantises que seule la poésie avait la charge de transmettre.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Europe, mars 2007, n° 935)

Ces gestes en écho, de Mireille Fargier-Caruso, Paupières de terre éditeur.

Rares sont les poètes qui offrent à lire un itinéraire existentiel, celui d’une femme et d’un homme à travers le temps. Dans Ces gestes en écho, Mireille Fargier-Caruso trace avec émotion et parfois âpreté les grandes lignes d’une vie en commun tout en donnant le plus souvent la priorité à la femme. Par le biais d’une écriture sans effet mais d’une très grande densité, ce sont les difficultés, les espoirs, les attentes d’une femme qui sont mises en évidence. Souvent lorsque le présent semble trop lourd à traverser, le retour à l’enfance demeure comme un recours suscitant, avec le recul, des interrogations: «une déchirure / remonte à la surface / petite / sous l’escalier / elle se croyait à l’abri / de quoi ?». Certes aussi, et Mireille Fargier-Caruso le pressent, la vie en commun apporte souvent ses désillusions, crée des tensions, impose des distances. Ce que la prose aurait pu aisément expliciter, la poésie se contente de l’appréhender avec concision, de le formuler brutalement: «elle voudrait déchiffrer / avec lui des haltes / ne plus s’inventer de raisons / il court devant». Dès lors les drames qui s’ensuivent sont à la mesure de la douleur surgissant, entraînant la vision d’un monde impitoyable, dans une sorte de correspondance entre la réalité et l’état d’esprit de la femme. S’installe un décor dont les mots suggèrent la hideur mais toujours avec retenue: «des eaux stagnantes / du béton sec / des trous sur la chaussée / chiendent entre les pavés». Pourtant le regard de Mireille Fargier-Caruso ne s’en tient pas à cette mise en scène du tragique: si la solitude est là, l’espoir lui aussi s’impose avec ténacité, détenteur de joies: ainsi, l’amour, l’enfant bousculent ce qui pourrait être l’aveu d’un pessimisme radical: il suffit aussi de prendre conscience du monde pour ne pas céder à la défaite: «presque rien / petits cailloux semés / et qu’on retrouve / tout au long du parcours / l’eau du poème / où se désaltérer». Parfois, au fil de l’existence, les espoirs s’effondrent et ce n’est plus la voix de la femme qui prévaut dans les derniers poèmes, mais deux voix unies qui soulignent les méfaits du temps, les désirs insatisfaits, les souvenirs qui perdurent: «de leur passage trop rapide / ils gardent des îles sous leurs paupières / des chants inaboutis». La poésie se charge alors de gravité, d’une nostalgie que chacun éprouve au terme du passage et que nul mot ne parviendra à dissiper. C’est à ce cheminement pudique et sensible que Mireille Fargier-Caruso invite le lecteur grâce à une écriture éprise de justesse et aux ressources sans cesse.

©Max Alhau

(Note de lecture parue dans Autre Sud, n° 35, décembre 2006)